mercredi 26 septembre 2018

Une leçon d’économétrie alcoolisée

Victor Ginsburgh

Vous aurez sans aucun doute remarqué que tous les journaux que vous avez lus il y a deux ou trois semaines ont semé la panique chez ceux qui boivent un peu d’alcool. Comme moi par exemple.

L’article annonciateur de la fin de nos jours a paru dans la célèbre revue médicale The Lancet (1). Vous constaterez que, contrairement à mon habitude, je ne donne pas les noms des auteurs dans la référence de bas de page, parce qu’ils sont au moins 521,5 à s’y être mis pour nous raconter que plus nous buvons, plus nous allons mourir.

L’article long de 37 pages consacre 21 pages à la liste des noms des auteurs et des institutions qui ont participé à l’étude. Pourquoi 521,5 auteurs (2) ? Parce qu’ils ont analysé les résultats obtenus dans 195 pays en se livrant à une méta-étude, genre de truc très à la mode de nos jours. Près de 700 bases de données et 592 études ont été survolées et cet article les résume toutes, en introduisant une grande nouveauté : les touristes et le tourisme, deux mots cités 13 fois, presque plus souvent que le mot « alcohol ». Pas que les touristes boivent ou ne boivent pas, mais dans les études précédentes, ils les avaient été oubliés. Comme si les touristes venaient de la lune et pas d’un autre pays où ils étaient évidemment déjà comptabilisés comme buveurs ou sobres.

Bref.

Venons-en au résultat essentiel, parce que le reste de l’article est un vrai charabia—à croire que 521,5 scientifiques qui écrivent ensemble tout en buvant ne peuvent pas écrire autre chose que du charabia.

Résultat essentiel donc, annoncé dans le résumé en page 2 de leur article :

Le niveau de consommation d’alcool qui minimise le mal que vous vous faites en buvant est zéro verre par semaine,

c’est-à-dire pas seulement zéro verre chaque semaine, mais zéro verre pendant toutes les semaines de chaque mois, tous les mois de chaque année, toutes les années de votre vie, sauf le dernier jour. Là, vous pouvez vous laisser aller sans aucun problème : il ne vous arrivera plus rien.

Château Margaux 1787
L’article du Lancet est honnête, puisqu’il rapporte, mais sans insister, que les seules variables dites de contrôle (qui servent à réduire les disparités entre personnes sur lesquelles les enquêtes portent) sont le pays, l’âge et le sexe des picoleu.r.se.s et des non-picoleu.r.se.s. C’est bien d’être honnête, mais ce que ces 521,5 chercheurs ont fait risque de sérieusement biaiser les résultats statistiques et économétriques. En effet, dans l’étude, on ne distingue pas qui fume ou non, qui est riche ou pauvre, qui a un héritage génétique favorable ou défavorable, qui mange quoi, des éléments qui ont tous un sérieux effet sur la santé. Supposons par exemple que tous les buveurs de trois verres ou plus soient des fumeurs. Si on ne tient pas compte de ce fait, on ajoute l’effet fumeur à l’effet alcool, mais c’est l’alcool qui est accusé, alors que c’est peut-être la cigarette qui est la cause. Vais-je mourir plus vite en buvant ma demi-bouteille de Château Margaux (3) par jour si je fume aussi, ou bien le fait de ne pas fumer allongera-t-il ma vie si je bois les trois mêmes verres de Margaux ? Sais pas...
Lorsqu’un étudiant vient me demander si avec des mauvaises données, il pourrait quand même avoir de bons résultats, je lui dis qu’il n’a aucune chance de voir son article paraître dans une bonne revue économique. Ce qui m’amène à donner le conseil suivant à mes collègues économistes : Si votre article est basé sur des données merdiques, soumettez-le à la meilleure revue de médecine dans le monde : The Lancet. Il sera accepté et vous deviendrez célèbre.

Heureusement, le New York Times (4), dont le style est simple, mais la parole est d’or, veille au grain : « La vérité est bien moins journalistique (newsy) et bien plus mesurée » que celle propagée par le Lancet. Le NYT interprète comme suit les résultats :

(a) Sur 100.000 individus qui boivent un verre par jour pendant toute l’année, 918 (0,9 sur 100) pourraient souffrir d’une des 23 maladies analysées dans l’étude du Lancet que l’alcool et bien d’autres choses pourraient provoquer. Les autres 99.082 ne sont pas affectés par cette ingestion.

(b) Parmi ceux qui ne boivent rien, 914 pourraient avoir un problème de santé malgré tout.

(c) Le résultat est donc que 4 individus sur 100.000 qui consomment un verre par jour auront un problème de santé causé par le verre d’alcool.

(d) Si l’on passe à deux verres par jour, le nombre de problèmes de santé s’élève à 977, soit 59 de plus que ceux qui ne boivent qu’un seul verre.

(e) Même en buvant cinq verres par jour, la grande majorité des individus n’encourt aucun problème.

« Considérez », écrit aussi l’auteur de l’article du NYT, « qu’avaler 15 desserts par jour est mauvais pour la santé. Je peux vous faire un graphique du même style [que ceux du Lancet] : vous risquez de nombreuses maladies entre zéro et 15 desserts. Ce qui pourrait vous faire conclure, comme le fait le Lancet, que le nombre optimal de desserts que l’on peut manger sans courir de risque est zéro ».

Ouf, j’aime bien les desserts aussi. Et, en dehors de tout résultat statistico-économétrique sérieux — et celui du Lancet ne l’est pas — peux allègrement me dire que c’est le Margaux qui me sauve de la mort causée par les desserts.


(1) 521.5 authors, Alcohol use and burden for 195 countries and territories, 1990-2016: A systematic analysis for the global burden of disease study 2016, The Lancet August 23, 2018.

(2) A vrai dire, je ne les ai pas comptés, parce que j’avais bu un verre de vin et ne parvenais plus à compter juste. J’ai donc compté les lignes (149) et le nombre moyen des noms par ligne (3,5), ce qui fait, pour autant que je ne voie pas double 521,5 auteurs.

(3) Pierre Pestieau me fait remarquer qu’étant donné le prix de ce vin je serai mort de faim avant de mourir alcoolisé.


(4) Aaron E . Carroll, Study causes splash, but here’s why you should stay calm on alcohol risks, The New York Times, August 28, 2018.

3 commentaires:

  1. Ouf, voilà de quoi me rassurer ! Merci Victor...
    A diffuser largement, au-delà de ton blog, aussi parmi nos collègues, et néanmoins amis, économètres.

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  2. Merci Victor pour dénoncer ce genre d'études ridicules .Mais il faut aussi poser la question du financement salaires des universitaires en question....

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  3. En cette époque troublée la science a fort à faire pour protéger les intempérants de mourir quelques semaines plutôt. Tous ces chiffres pour quelques jours de plus ?... dans ce combat perdu d'avance, la disproportion saute déjà aux yeux, mais n'y suffit pas. Le vin sort de son (ses deux) verre(s) par jour, fait sa gymnastique de diable, et achève de semer la confusion dans ce projet désespéré. Le divin breuvage, il est vrai, possède sur terre un allié précieux, "V." : vin ?... victoire ?... Luc C.

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