mardi 7 octobre 2025

Les pauvres manquants

8 commentaires:

Pierre Pestieau

Il est établi que dans tous les pays, l'espérance de vie croît avec le niveau de revenu et de richesse. En d'autres termes, les populations pauvres décèdent prématurément par rapport aux individus les plus aisés.

Imaginons un instant un monde hypothétique où tous les pauvres d'un pays auraient la même longévité que celle des plus fortunés, tout en restant pauvres. Cette situation aurait deux conséquences majeures : premièrement, la population totale serait plus élevée, et ce, d'autant plus que le gradient revenus-longévité est important. Deuxièmement, et surtout, la proportion de personnes pauvres dans la société serait mécaniquement plus importante.

Ce phénomène peut être qualifié de « pauvres manquants », par analogie avec le concept de « femmes manquantes » développé par l'économiste indien Amartya Sen. Ce dernier avait utilisé cette expression pour désigner le déficit démographique entre hommes et femmes en Asie du Sud, résultant d'avortements sélectifs, d'infanticides, d'abandons et de maltraitances spécifiquement dirigés contre les filles.


La mortalité précoce des populations défavorisées entraîne ainsi une sous-estimation systématique du taux de pauvreté réel. Le taux observé est inférieur à celui qui prévaudrait si les pauvres vivaient aussi longtemps que les riches. Pour reprendre une formule cynique, les pauvres auraient « le bon goût de mourir tôt », ce qui améliore artificiellement les statistiques de pauvreté.

Ce phénomène existe dans tous les pays, avec une intensité proportionnelle au gradient revenu-longévité. Dans une étude récente (1), nous avons estimé l'ampleur de cette sous-estimation de la pauvreté dans les pays en développement. L'Afrique présente les distorsions les plus importantes : le Nigeria et le Mali sont les pays où la population augmenterait le plus fortement si l'on intégrait ces « pauvres manquants ». La correction représenterait 25 % au Nigeria et 18 % au Mali.

Pour remédier à cette situation, deux types de politiques peuvent être envisagés, de manière complémentaire : D'une part, l'adoption de programmes de lutte contre la pauvreté visant à réduire les inégalités de revenus à la source; d'autre part, le développement d'un système de santé accessible et efficace permettant de prolonger l'espérance de vie des plus démunis, réduisant ainsi l'écart de longévité entre classes sociales.

Ces approches, loin d'être mutuellement exclusives, constituent les deux faces d'une même stratégie visant à corriger les biais structurels qui masquent l'ampleur réelle de la pauvreté dans nos sociétés. Ils demeurent qu’elles ont des conséquences fort différentes. Allonger la vie des pauvres grâce à des systèmes de santé redistributifs résultera en un accroissement de la population et en une augmentation du taux de pauvreté. En revanche, augmenter les allocations sociales de manière à permettre à certains pauvres de sortir de leur condition a pour effet de réduire le taux de pauvreté.

L'augmentation du nombre de pauvres est difficilement défendable. Cette stratégie est qualifiée de « conclusion repugnante », concept formulé par Derek Parfit (2). C’est l'idée contre-intuitive selon laquelle, pour toute population bénéficiant d'une très bonne qualité de vie, il existe une population beaucoup plus importante dont la qualité de vie est extrêmement faible, voire à peine positive, mais qui en réalité connaîtrait un bien-être supérieur dans l'ensemble. Cette solution découle de certaines théories éthiques, en particulier l'utilitarisme, qui, pour le dire platement, préfère la quantité à la qualité de la vie. 

Nous souhaiterions comprendre les causes du phénomène des pauvres manquants. Pourquoi cette situation est-elle plus marquée dans certains pays que dans d'autres ? Plusieurs explications viennent à l'esprit : les systèmes de santé, le niveau de développement économique, les segmentations sociales, les facteurs culturels ou encore l'ouverture des frontières. Ces hypothèses méritent toutefois d'être vérifiées empiriquement.


(1). M. Lefebvre, H. Onder, P. Pestieau, G. Ponthiere and  E. Suzuki, (2025), The Invisible Continent. Counting the Missing Poor in Least Developed Countries, ronéo.

(2). Derek Parfit, Reasons and Persons, New York, Oxford University Press, 1984, 543 p

jeudi 2 octobre 2025

À la maison ou en institution

1 commentaire:

Pierre Pestieau

Aller dans un EHPAD (en Belgique, MRS pour maison de repos et de soins) plutôt que de rester chez soi semble avoir un effet débilitant. Est-ce avéré? Si c'est le cas, pourquoi?

 

L’hypothèse selon laquelle aller en EHPAD plutôt que de rester à domicile aurait un effet débilitant n’est pas sans fondement, même si les résultats empiriques ne sont pas probants. La question de la causalité se pose avec évidence. Il ne faut pas négliger un possible effet de sélection : les personnes qui entrent en EHPAD sont souvent déjà les plus fragiles, ce qui rend difficile la comparaison avec celles qui restent à domicile. Même si l’on peut tout contrôler, il est possible que la personne placée en institution ait des caractéristiques non observables qui conduiront à ce déclin. Certaines études suggèrent que le placement en institution peut conduire à un déclin accéléré des capacités fonctionnelles ou cognitives. Cela ne signifie pas nécessairement que l’ EHPAD est en cause directement. Plusieurs mécanismes peuvent expliquer ce déclin.



D’une part, l’entrée en EHPAD survient souvent à un moment critique, lorsque la perte d’autonomie est déjà avancée. Le changement d’environnement, la perte de repères et de routines, et la séparation du cadre de vie familier peuvent entraîner un stress important, parfois difficile à surmonter, en particulier chez les personnes âgées vulnérables. Ce stress peut contribuer à une dégradation de l’état général, notamment cognitive.


D’autre part, on observe une moindre stimulation physique et sociale en EHPAD, comparée à un maintien à domicile bien accompagné. Cela peut mener à un désengagement progressif, une réduction de l’autonomie restante, et un sentiment de dévalorisation. Toutefois, cela dépend fortement de la qualité de l’établissement, du personnel, de la politique de soins et de la capacité à maintenir des liens sociaux et familiaux.


Ce qui paraît incontestable est que l’effet débilitant de l’entrée en EHPAD dépend fortement des conditions d’accueil, du profil des résidents et de l’alternative disponible à domicile. L’enjeu est de rendre l’institution non seulement soignante, mais aussi stimulante et respectueuse de l’autonomie restante.


Il convient d’éviter une vision trop simpliste. Un maintien à domicile dans de mauvaises conditions - isolement social, négligence des soins, alimentation insuffisante, chutes répétées - peut être bien plus débilitant qu'un Ehpad de qualité.

 

Accompagner son parent en maison de retraite

L'idéal serait probablement un continuum de solutions intermédiaires - services à domicile renforcés, habitat partagé, accueil de jour - permettant de retarder l'entrée en institution tout en préservant la sécurité.

Terminons par une observation révélatrice. Selon plusieurs études récentes, une écrasante majorité de Français – environ 94 % – aspirent à vieillir chez eux, préservant ainsi leur autonomie et leur cadre de vie familier le plus longtemps possible.

Si ce chiffre reflète une aspiration légitime et largement partagée, la réalité du terrain révèle néanmoins un paradoxe troublant. D'un côté, de nombreux aînés, particulièrement parmi les plus dépendants, maintiennent une vie à domicile qui n'est plus adaptée à leurs besoins, faute de moyens économiques suffisants ou d'un accompagnement sanitaire adéquat. De l'autre, plusieurs résidents d'EHPAD pourraient vraisemblablement bénéficier d'un maintien à domicile avec un soutien approprié.

Cette inadéquation entre les aspirations, les besoins réels et l'offre de prise en charge souligne la nécessité de repenser notre approche du vieillissement et d'adapter nos politiques publiques à cette réalité complexe.