jeudi 14 décembre 2023

Zones bleues ou zones floues

Aucun commentaire:

Pierre Pestieau

J'ai récemment essayé de regarder la série télévisée « 100 ans de plénitude : les secrets des zones bleues » sur Netflix. La plateforme la présente comme un tour du monde de ces endroits où l’on vit vieux. L'animateur enthousiaste semble sincèrement désireux de nous aider à vivre jusqu'à 100 ans. Il ne faut pas plus de dix minutes pour se rendre compte du caractère risible et trompeur de cette initiative.

Le terme « zones bleues » date de vingt ans. Il fut introduit par le démographe belge Michel Poulain et deux collègues (1) qui ont identifié une zone montagneuse dans le centre de la Sardaigne, caractérisée par une longévité masculine exceptionnelle. Ils ont qualifié ce point chaud de la longévité de "zone bleue" (2) tout en restant prudent quant aux facteurs pouvant expliquer ce phénomène. Netflix a manifestement reconnu l'attrait commercial des zones bleues et a identifié quatre autres points chauds en matière de longévité : Okinawa (Japon), Nicoya (Costa Rica), Loma Linda (Californie) et Ikaria (Grèce).

Les Américains ont un appétit apparemment insatiable pour l'amélioration de soi: comment perdre du poids, comment devenir riche, comment se faire des amis, comment avoir un mariage heureux. Dans le cas de la longévité, pourquoi pas ? La série propose des conseils somme toute raisonnables : pratiquer une activité physique régulière, avoir une alimentation saine, ne pas stresser. Qui pourrait ne pas être d'accord ?

Ce qui m’a semblé irritant dans cette présentation, c’est le ton pseudo-scientifique qu’elle adopte. Cela apparaît dans le choix des zones bleues et dans la pratique consistant à émettre des hypothèses après que les résultats soient connus.

La sélection des zones bleues paraît fantaisiste. Elle ne s’appuie sur aucune étude démographique sérieuse. On trouve dans la littérature bien d’autres régions propices aux centenaires. Le plus souvent, on s’aperçoit que les fondements sont tenus. Ce fut longtemps le cas de Géorgie ou de l’Altiplano. La sélection de Netflix reflète un partis pris surprenant sur l’art de devenir centenaire en oubliant la France qui compte le plus grand nombre de centenaires et de supercentenaires (plus de 110 ans). 

La deuxième raison pour laquelle la démarche de Netflix est discutable réside dans la manière dont les données sont utilisées, à savoir repérer des modes de vie et d’alimentation communs à ces zones et en inférer que leur adoption conduit à s’assurer une longue vie. Cette erreur est connue sous le nom de HARKing (Hypothèses après connaissance des résultats). Dans toute base de données raisonnablement importante, il y a forcément des corrélations fortuites. Imaginez que vous visitez une région où le cancer est fréquent et où les habitants mangent du quinoa, jouent à la pétanque et cultivent des choux. Cela ne signifie pas que l'une ou l'autre de ces activités soit à l'origine du cancer.

Le lauréat du prix Nobel Richard Feynman a déclaré un jour à un auditoire « Vous savez, la chose la plus étonnante qui me soit arrivée ce soir? Je venais ici, en route pour la conférence, et je suis entré dans le parking. Et vous n'allez pas croire ce qui s'est passé. J'ai vu une voiture immatriculée ARW 357 ! Vous vous rendez compte ? Sur les millions de plaques d'immatriculation que compte ce pays, quelle était la probabilité que je voie celle-là ce soir ? Incroyable ! ». Pour revenir à notre sujet, le fait qu'un homme de 100 ans mange des haricots ne prouve pas que c'est parce qu'il mange des haricots qu'il a 100 ans. Cette pratique de recherche est pour le moins discutable et malheureusement trop fréquente.




(1). Poulain, Michel, Anne Herm et Gianni Pes, (2016) Blue Zones : aires de longévité exceptionnelle de par le monde, Gérontologie et société , vol 38. 55-70.
(2). Poulain et ses collègues dessinèrent sur une carte à l'encre bleue la zone regroupant ces villages où se concentraient les hommes centenaires. D’où le nom de zone bleue.