jeudi 27 octobre 2022

Art invisible

7 commentaires:

Victor Ginsburgh

L’artiste italien, Salvatore Garau (1) vient de mettre aux enchères une sculpture invisible, qui a été achetée par un collectionneur pour la modeste somme de $18.300. Cette sculpture, dit l’artiste, « est littéralement faite de rien, mais c’est une œuvre qui doit activer le pouvoir de l’imagination ». Et j’ajoute que nous faisons face à un artiste intelligent et modeste, si on le compare à ceux qui produisent des non-fungible tokens dont les prix sont autrement plus élevés et dont la qualité est inversement proportionnelle au prix. Plus c’est cher, plus c’est moche.


Salvatore Garau

L’œuvre de Salvatore  Garau s’intitule Io Sono en italien (Je Suis, en français), et trouve sa forme dans son néant. « Le vide » continue l’artiste, « n’est rien de plus qu’un espace plein d’énergie, et même si nous le vidons et qu’il n’en reste rien, ce rien est d’un certain poids ». Cette phrase fait appel au principe d’incertitude du célèbre physicien et prix Nobel, Werner Heisenberg, qui a présenté en 1927 sa découverte : « toute amélioration de la précision de mesure de la position d’une particule se traduit par une moindre précision de mesure de sa vitesse et vice-versa. Mais cette formulation laisse entendre que la particule possède réellement une position et une vitesse précises, que la mécanique quantique empêche de mesurerMais ce principe étant démontrable, il s’agit en fait d’un théorème (2) ».

 

L’œuvre mise en vente était estimée à 7.500 euros et a été acquise pour 18.300 euros par un fin connoisseur. C’est comme quand on met en vente un Picasso estimé à 75 millions et qu’il se vend à 150 millions. Notez que Picasso est mort en 1973, il n’a donc plus rien à dire. Alors qu’il suffit de lire le théorème d’Heisenberg pour comprendre mieux le problème. 

 

L’heureux nouveau propriétaire de Io Sono rentre chez lui, muni, bien entendu, du certificat d’authenticité et d’une petite recommandation : L’espace dans lequel la sculpture doit être exhibée, est un espace strictement conçu : un carré de 1,5 x 1,5 mètres et ceci sans obstructions.

 

« Quand je décide d’exhiber une sculpture immatérielle, l’espace où elle est déposée doit concentrer un certain montant de densités de pensées en un point précis. N’en est-il pas de même avec Dieu que nous n’avons jamais vu ? ».

 

Io Sono n’est pas la seule œuvre de Salvatore Garau. En février 2022, il en a montré d’autres à la Piazza Della Scala à Milan. L’une d’elles (invisible aussi) porte le nom de Bouddha en Contemplation. Elle est placée dans un carré de papier collant sur la place pavée en face de la Scala. Un peu plus tard, il a conçu Aphrodite pleure en face du New York City stock exchange. Il s’agit cette fois d’un cercle blanc et vide. Les frais de transport et les garanties ont été financés par l’Institut Culturel Italien dans les deux cas.

 

« Vous ne voyez pas l’œuvre mais elle existe dans l’air et dans l’esprit » explique l’artiste dans une video, « Il s’agit d’une œuvre qui vous demande d’activer votre imagination, un pouvoir que tout être possède, même s’il croit qu’il ne l’a pas. »

 

J’imagine que, comme d’habitude dans nos blogs, vous vous attendez à une image. Elle est là, en dessous du texte. Ce qu’il y a dans le carré est là aussi, mais invisible. 






(1). Taylor Dafoe, An Italian artist auctioned off an ‘Invisible Sculpture’ for $18.300. It’s made literally of nothing, Art World, June 3, 2021. https://news.artnet.com/art-world/italian-artist-auctioned-off-invisible-sculpture-18300-literally-made-nothing-1976181

(2). Pour comprendre un peu mieux, je vous engage à lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_d%27incertitudeJ’ai copié ce qui est décrit dans l’article de Wikipedia que j’ai trouvé remarquablement clair. 


jeudi 20 octobre 2022

Pratiques nuisibles. Pourquoi aller si loin ?

3 commentaires:

Pierre Pestieau

L’Obs du 4 aout dernier consacrait sa une au traitement des filles en Afghanistan. Il titrait : « Être une fille sous les Talibans ». Depuis le départ précipité des Américains il y a près d’un an, le sort des femmes et particulièrement des jeunes filles s’est rapidement détérioré. Mariages forcés et interdiction d’école sont deux exemples parmi d’autres d’une régression radicale de la condition des femmes afghanes. Quand je lis ces articles dans l’Obs, je ne peux pas m’empêcher de penser que la critique des Talibans l’intéresse bien plus que le sort fait aux femmes (1). En effet, il est rare que la presse française, bien-pensante ou pas, ne se fasse l’écho de la condition de la femme africaine, particulièrement dans les anciennes colonies de l’Afrique du Sud-Ouest. Elle n’a pourtant rien à envier à celle des Afghanes.

Il existe pourtant de nombreux rapports portant  sur ce qu’on appelle pudiquement des pratiques nuisibles (2). Dans ces pratiques, il y en a  deux qui m’ont particulièrement surpris et choqué. Ce sont l’excision et le repassage des seins. Ces pratiques concernent dans certains pays plus de la moitié des femmes. On les retrouve même parfois dans l’hexagone.

La pratique la moins connue est sans nul doute le repassage des seins. Pratique traditionnelle que l’on retrouve  notamment au Cameroun, au Togo et en Guinée. Le but est de freiner le développement de la poitrine des jeunes filles par un “massage” réalisé avec des objets chauffés (pierre à écraser, pilon, spatule...) ou non (herbes, serre-seins...). Moins médiatisée que l'excision, cette pratique est cependant toute aussi traumatisante pour les victimes que ce soit sur le plan physique ou psychologique. Son but avoué est de protéger les filles des regards masculins mais au-delà même de ces regards, de les protéger d’une grossesse précoce ou d’un éventuel viol. Contrairement à une idée reçue, elle n’est pas propre aux communautés musulmanes.

Outre ces atteintes physiques à l’intégrité des filles, il y a de nombreuses atteintes morales qui laissent des séquelles psychologiques dont l’expression la plus ordinaire est le traumatisme et la peur. On citera les principales. Il y a tout d’abord le mariage forcé et précoce. Au Cameroun, 40% des femmes sont mariées avant 18 ans et le plus souvent, il s’agit de mariages forcés précoces et non désirés. Cela conduit à des maternités gâchées. Il y aussi la sous scolarisation des filles et leur éviction du cadre successoral. Toutes ces pratiques relèvent du droit coutumier. Sans nier l’importance d’un tel droit, il a un besoin urgent de toilettage pour éviter les conséquences dévastatrices que ces pratiques peuvent avoir sur les femmes africaines.

Quand j’écris ces lignes, je ne peux cacher une certaine gêne. Celle de celui qui fait la leçon à des populations qui ont une culture et une histoire différente de la mienne. Un peu comme les Américains qui au cours des dernières décennies sont intervenus violemment dans de nombreux pays pour y installer leur démocratie.



(1). Le traitement des femmes par les mollahs de Téhéran appelle le même commentaire.
(2). Monique Sakada, Les pratiques coutumières néfastes a l’égard des droits fondamentaux de l’enfant en droit Camerounais de la famille, International Multilingual Journal of Science and Technology, 6, 4070-4081, 2021.

jeudi 13 octobre 2022

L’étrange histoire du « trône » du Roi Salomon à Jérusalem

1 commentaire:

Victor Ginsburgh

Depuis le 7 septembre, le quotidien israélien Haaretz (1) remet tous les jours sur son site web un article intitulé « L’étrange histoire du Trône du Roi Salomon à Jérusalem ». Haaretz est un journal très sérieux, et je ne pense pas qu’il gaspillerait ses forces si ses lecteurs ne lisaient pas l’article qui date du 7 septembre, et est encore facilement accessible le 10 octobre 2022.

Je n’imaginais pas du tout qu’il pouvait s’agir plus simplement de ce que nous appelons également « trône », mais au sens de « je vais où même le roi va à pieds » pour dire poliment où nous allons. Voici les « coupes » du trône du Roi Salomon, qui ressemblent étrangement à celles que nous pourrions trouver dans notre maison ou appartement, en creusant un petit peu.

“Coupes” du trône du Roi Salomon sous différents angles

Fosse d’aisances moins élégante que la précédente
Pas très pratique, c'est le moins qu'on puisse dire

C’est un certain Valter Juvelius, qui au 19e siècle, faisait des recherches en espérant trouver des trésors, mais rien de tout cela, pas moyen de trouver les tombeaux des rois Salomon et David. Par contre, il trouva leur « trône ».

Les travaux ont discrètement été repris par le Père Vincent, un dominicain de l’Ecole Biblique française de Jérusalem, mais il n’a pas eu l’honneur de voir les plans du trône publiés dans une revue qui décrivait les sous-sols de Jérusalem. Voici ce qu’il écrit de sa découverte : « La pièce la plus étrange que j’ai trouvée est un monumental cabinet de toilette. J’implore la clémence de tous mes lecteurs à qui j’ai présenté cette pièce indiscrète. »

Bien entendu, personne n’est sûr que ce trône, qui est une rareté archéologique, a été utilisé par le grand roi Salomon. Comme se le demande l’auteur de l’article, que faisaient les citoyens ordinaires, parce que les archéologues n’ont pas trouvé beaucoup d’autres exemplaires du genre ? Et ceux qui ont été retrouvés sont bien moins confortables que celui du roi. Beaucoup de questions restent floues à propos des quarts d’heure pendant lesquels nous ne travaillons pas. Et puis, du temps de Salomon le papier était remplacé par du parchemin ? Je ne sais pas quel effet cela pouvait faire, et préfère ne pas essayer, ni même y penser.

De fait, à l’époque, Jérusalem avait très peu de différence par rapport à Bruxelles aujourd’hui : pas une toilette dans les rues, et pas de parchemin. 

PS. Comme le Père Vincent « j’implore la clémence des lecteurs à qui j’ai présenté cette pièce indiscrète ».

(1). Ruth Schuster, The strange story of King Solomon’s Throne found in Jerusalem, Haaretz, September 7, 2022.

jeudi 6 octobre 2022

A la poursuite du bien commun

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Pierre Pestieau

Les économistes soucieux de la chose publique sont sûrement soucieux que leurs travaux influencent le décideur public et contribuent ainsi au bien commun. Pour s’en assurer, il suffit de voir dans quelle mesure leurs recommandations se traduisent dans les politiques que mènent les gouvernements. Dans les domaines que je connais relativement bien, celui de la fiscalité et de la protection sociale, le bilan est plutôt mitigé.

Deux remarques avant de poursuivre. Je ne parle pas ici des rapports que les gouvernements commandent à diverses sociétés de consultance, dont le représentant le plus emblématique est McKinsey. On sait que les études émanant de ces sociétés ont le plus souvent pour but de justifier ce que le gouvernement compte faire et non d’indiquer ce qu’il devrait faire. Ensuite, il est clair que le bien commun est un concept assez flou. Le bien commun de Jean Tirole (1) n’est pas celui de Michael Sandel (2), dont la version originale de la « Tyrannie du Mérite » a pour sous-titre : « Qu’est devenu le bien commun ? ». Le bien commun de Jean Tirole repose sur une organisation efficiente et équitable d’une société qui récompenserait le mérite. En revanche, Sandel défend l’idée que la méritocratie conduit à un mélange de colère et de frustration qui conduisent aux votes populistes et à la polarisation extrême.

Dans un blog précèdent, j’ai montré que les rapports sur la réforme fiscale établis par les meilleurs spécialistes du domaine sont restés lettre morte. De nombreux économistes recommandent l’adoption d’une cinquième branche de la sécurité sociale pour couvrir les besoins croissants de couverture de la dépendance. Là aussi, on ne voir guère d’avancée.

Dans le domaine des retraites, en France comme en Belgique, on a pu lire une série de rapports dont le fameux livre blanc de Michel Rocard. Et pourtant la grande réforme annoncée se fait toujours attendre dans l’un et l’autre pays. Ceci dit, il demeure que grâce à une série de réformettes l’âge effectif de départ à la retraite a été relevé garantissant une certaine pérennité au système. Ces réformettes résultent vraisemblablement de la percolation d’idées rabâchées dans ces rapports. C’est sans doute par ce processus de percolation que les rapports d’experts trouvent parfois un écho.

A qui la faute ? Certainement au manque de courage et de vision de nos dirigeants. Mais aussi à la manière dont ces rapports sont rédigés, avec un ton technocratique et paternaliste du type : faites-nous confiance, on ne vous veut que du bien. C’est apparu nettement lors de l’épisode des gilets jaunes dont le mouvement a été déclenché par l’introduction de la taxe carbone. Cette taxe, tous les experts l’appellent de leurs vœux. Alors que les changements climatiques font des dégâts de plus en plus néfastes, les émissions de carbone ne cessent d’augmenter. Clairement, lorsque cette taxe a été introduite en France, il aurait fallu l’expliquer mieux et la préparer mieux. Jean Tirole en est un fervent défenseur au nom du bien commun. En revanche Michael Sanders (3) est plus réservé. Il est particulièrement critique du marché des droits d’émission de carbone et plus généralement des droits à polluer.

Il doute de l’efficacité de ce marché et il le compare à la pratique médiévale de l'Église catholique romaine consistant à permettre aux individus de payer pour réduire la punition d'un péché.



(1). Jean Tirole, Économie du Bien Commun,  PUF, 2016.
(2). Michael Sandel, La Tyrannie du Mérite, Albin Michel, 2021.
(3). https://www.bbc.com/news/magazine-36900260