jeudi 24 février 2022

Mouroir ou ubasute (1)

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Pierre Pestieau 

(Voir la réaction de Victor Ginsburgh à l'actualité ci-dessous)

La première réaction que le spectateur de La Ballade de Narayama peut avoir est un rejet radical à l’égard de l’ubasute (2), jugé barbare et contraire à nos valeurs. Il est vrai que cette pratique qui oblige le fils ainé à porter un parent âgé de plus de soixante-dix ans sur une montagne pour le laisser mourir paraît condamnable comme l’est toute forme de géronticide. 

Une fois passé ce sentiment d’horreur, il est bon de se poser quelques questions et de remettre la question de la fin de vie en perspective. 

La première question qui vient à l’esprit est : ferions-nous autrement si nous étions dans la même situation que ces villageois ? Soumis à cette loi d’airain d’une terre qui ne peut nourrir qu’un certain nombre de personnes. Faut-il que tout le poids de la régulation démographique pèse sur la natalité ? 

La pratique de l’ubasute peut aussi être interprétée comme une forme d’euthanasie pour celui ou celle qui n’a plus l’envie de vivre. C’est le thème du récent roman d’Isabel Gutierrez (3) qui narre l’histoire de Marie, mourante, qui demande à son fils de la porter dans la montagne pour la déposer sous le grand rocher. 

Dans certaines sociétés traditionnelles, on observe des pratiques qui sont proches de l’ubasute sans être liées à un manque de ressources mais plutôt à l’idée acceptée que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue (4). C’est ainsi que l’on observe dans certains pays africains la légende du cocotier. Selon celle-ci, la personne âgée qui ne peut plus atteindre le sommet du cocotier en tombe et se donne ainsi la mort.  L’abandon du vieillard sur la banquise est une autre variante de l’ubasute, comme par exemple dans le Grand nord sibérien et sur l’île d’Hokkaido où le vieux gèle sur place ou marche jusqu’à épuisement. L’abandon se pratique aussi chez les Siriono de la forêt bolivienne ou chez les Ojibwa du lac Winnipeg, proches des Iroquois. Et pourtant, dans ces sociétés traditionnelles la personne âgée est bien plus respectée que dans les sociétés modernes. Il y a là quelque chose de paradoxal, que nous avons du mal à comprendre. On peut dans ces sociétés vénérer le vieux sage et tuer le vieux usé sans trouver cela contradictoire. 

Dans La ballade de Narayama, le film de 1958, il y a l’idée de la résignation du « vieux ». En effet, la mère de soixante-dix ans, transportée en silence sur le dos de son fils vers la montagne de Narayama accepte son sort. Le fils acquiert là le statut d’un fils digne et dévoué offrant à sa mère une mort traditionnelle bénie des Dieux.

La grande différence entre les deux types de société est sans nulle doute démographique. Dans les sociétés traditionnelles, le septuagénaire était exceptionnel ; dans les sociétés contemporaines il représente près de 20% de la population. Aujourd’hui la personne âgée n’est plus autant respectée et est souvent considérée comme un fardeau. Bien sûr, ce fardeau on ne l’abandonne pas au sommet d’une montagne. On est civilisé et on préfère l’abandonner dans les mouroirs que sont devenus certains Ehpad (5).

Certes toutes les personnes âgées n’ont pas une fin de vie si misérable qu’elles préfèreraient en finir. Les trois clefs d’une fin de vie heureuse ne sont pas données à tout le monde, à savoir, des ressources suffisantes, une famille et une bonne santé. Celles qui n’en disposent pas ont parfois un fin de vie sans doute plus lamentable que cette vieille femme sur le sommet du Narayama. Quand on voit la manière dont les seniors ont été traité pendant la pandémie, on se demande où sont les valeurs que l’on invoque si facilement pour condamner la pratique de l’ubasute. 

 

(1). Suite de mon blog du 27 janvier : Narayama, un vaisseau spatial.
(2).
Littéralement, ubasute veut dire « abandonner une vieille femme ».
(3).
Isabel Gutierrez (2021) Ubasute, La fosse aux Ours, Lyon.
(4).
Helene Rozay-Notz (2004) Prise en charge des personnes âgées dans les sociétés traditionnelles, Etudes sur la Mort, 2004-2, 26, 27-36.
(5).
Victor Castanet (2022) Les fossoyeurs, Fayard, Paris.

 

Mokusatsu

Victor Ginsburgh

Je suis jaloux de mon co-blogueur Pierre, qui ne parle plus que le japonais dans ses blogs : Nayarama, ubasute. Voici Mokusatsu (1), (2).

Mokusatsu est la réponse japonaise à la Déclaration de Potsdam du 26 juillet 1945, qui demandait au Japon de se rendre. En réalité, il y avait un bon bout de temps que le Japon était décidé à se rendre, mais manifestement les Alliés n’avaient rien compris, ou avaient plutôt compris l’inverse, ou étaient prêts à penser l’inverse. Les Japonais avaient envoyé un de leurs hauts dignitaires en Russie pour demander que Staline intercède auprès des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne, de façon à améliorer les relations avec les alliés. 

En juillet 1945, Truman, Churchill, Staline et Tchang Kai-chek avaient déclaré qu’ils espéraient que le Japon serait prêt à se soumettre. Comme l’était la grande majorité des membres du cabinet japonais tout à fait enclins à signer un Traité de Paix, mais se sentaient un peu gênés d’accepter trop vite, et mécontenter davantage leur population qui avait, elle aussi souffert de la guerre.

Les Japonais ont répondu aux alliés par le mot très malheureux de Mokusatsu, qui a trois significations : rester silencieux, s’abstenir de commentaires, ignorer. La signification la plus vraisemblable dans la langue japonaise est « rester silencieux », mais ce n’est pas tout à fait cela que les Truman, Churchill, Staline, Chiang Kai-chek et autres l’ont compris. Et Staline n’a pas ou a mal répercuté aux autres trois larrons que cela pouvait aussi signifier « rester silencieux », tout en ne refusant pas la paix. 

Ce qui a entraîné ce que vous savez tous, deux bombes atomique américaines lâchées sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945. 

N’y-a-t-il pas quelque chose de similaire dans ce qui est train d’arriver entre l’Ukraine, la Russie et les puissances occidentales ? Faudrait qu’ils aillent tous plancher sur ce que signifie guerre ; que beaucoup de journalistes et sans doute les dignitaires des régimes papotent un peu trop ; d’après ce qu’on lit dans la presse cette nouvelle guerre semble de plus en plus vraisemblable et ne sera pas très amusante....

Ne dites jamais Mokusatsu à quelqu’un, même s’il n’est pas Japonais, il pourrait se fâcher. Mais vous pouvez dire que La Maison Blanche qualifie les manoeuvres russes d’invasion.

N’oubliez pas que les mots et les tournures de phrases sont dangereux. Rappelez-vous de la traduction de la Résolution 242 des Nations-Unies concernant les territoires occupés par Israël après la guerre de 1967 entre arabes et israéliens. En français, le Résolution parle « des territoires occupés », alors qu’en anglais les mots sont « from territories occupied », ou encore « de territoires occupés ». Les mots « des territoires occupés » auraient dû être traduit, » « from all the territories ».

 

(1). Kazuo Kawai (1950), Mokusatsu, Japan’s response to the Potsdam declaration, Pacific Historical Review 19, 409-414.
(2). Voir aussi Mokusatsu : One world, two lessons https://www.nsa.gov/portals/75/documents/news-features/declassified-documents/tech-journals/mokusatsu.pdf

jeudi 17 février 2022

Reforestation et déforestation 400 000 Ha contre 3 millions d’Ha

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Victor Ginsburgh 

Non ce n’est pas du père ni de son fils Bernard-Henri Levy qui ravageaient les forêts africaines de la Côte d’Ivoire, du Cameroun et du Gabon que je veux vous parler aujourd’hui. De toute façon, il n’y a plus de forêts dans ce coin-là. Le père et le fils les ont détruites (1). 

Vous reconnaîtrez facilement ce bel homme
Et c'est bien lui
 

En l’an 2007, les leaders africains ont mis en route un projet de reforestation qui consiste à planter une bande d’arbustes et d’arbres de quelque 15Km de large le long de la côte du Sénégal, jusqu’à Djibouti sur la Corne de l’Afrique, une route de 9.000 Km d’un point à l’autre, mais bien plus si l’on passe plus près de la côte ! Pas un mince projet, (dénommé le Grand Mur Vert), dans lequel La Banque Mondiale et 12 pays africains ont investi 1 milliard de dollars (2). 

 

Une nouvelle plantation d'acacia au Niger

En 2020, 400.000 hectares étaient plantés, essentiellement au Niger. Et le miracle a eu lieu : la qualité du sol s’est sensiblement améliorée, et les paysans ont commencé à cultiver. C’est très peu 400.000 hectares sur la superficie totale du projet, mais il faut bien commencer. 

Par contre, en Amazonie le déboisement, alimenté par la production de cuir destinée à nos sacs et aux sièges des voitures de luxe, continue de plus belle. Ben quoi, faut bien transformer la forêt primaire en pâturages si on veut du cuir. 

 

Au Brésil : Bétail paissant en 2020 sur les forêts vierges qui n'en sont plus

Le Brésil contribue à hauteur de 20 pour cent des exportations de cuir tanné en 2020, dont 40 pour cent se retrouvent en Chine et 36 pour cent en Italie. Ce cher Bolsonaro, président du Brésil, a fait couper une superficie d’arbres aussi grande que la Belgique, 3 millions d’hectares en deux ans. 

400.000 hectares replantés en Afrique et 3 millions d’hectares coupés au Brésil, mais soyons confiants, LVMH vient d’annoncer un don de 11 millions de dollars pour réduire les « feux de forêt » en Amazonie. H&M et VF Corporation, propriétaires de Timberland et de Vans ont promis qu’ils arrêteront les achats du cuir brésilien, « à l’exception de ceux qui ne proviennent pas de la déforestation ». 

Faudra être malin pour distinguer un cuir « foresté » d’un cuir « déforesté ». 

 

(1). Gerome, BHL : L’homme qui exploitait la forêt africaine mais ne voulait pas que cela se sache Voir http://www.notreterre.org/article-bhl-l-homme-qui-exploitait-la-foret-africaine-mais-qui-ne-voulait-pas-que-cela-se-sache-106262290.html, 2 juin 2012. Voir aussi Nicolas Beau et Olivier Toscer, Une imposture française, Paris : Les Arènes, 2006.
(2). Raul Roman, Lauren Kelly, Rafe Andrews and Nick Parisse, Can we turn a desert into a forest ? The New York Times, January 23, 2022.
(3). Whitney Bauck, Did your handbag help destroy de rainforest ? The New York Times, February 5, 2022.

jeudi 10 février 2022

Les fossoyeurs et les orfraies

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Pierre Pestieau

La récente parution du brûlot de Castanet (1) sur la maltraitance dans les Ehpad (2), particulièrement celles gérées par la multinationale ORPEA a donné lieu à d’assourdissants cris d’orfraie. Comme ceux qui se poussent chaque fois qu’une embarcation d’immigrés sombre dans la Méditerranée. Comme si on ne le savait pas. Depuis des décennies, des rapports et des articles sont publiés çà et là sur ces maltraitances, qui révèlent non seulement les défaillances du marché et de l’État, mais aussi celles de la famille.

Deux remarques liminaires sur le sujet. Ce qui choque dans ce livre, c’est d’abord de découvrir que ces maltraitances se produisent dans des Ehpad de luxe et touchent des personnalités que l’on connaissaient dans des situations plus favorables. Ensuite, il faut éviter de penser que cela n’arrive que dans les Ehpad privés français. On trouve des cas de maltraitance aussi intolérables dans des Ehpad qui relèvent du non marchand et dans d’autres pays (3). On en trouve même au sein des familles, mais celles-là sont beaucoup plus difficiles à détecter (4).

Les différents acteurs mis en cause dans ce scandale sont impliqués dans un service dont il est difficile de quantifier la qualité et dont le bénéficiaire est une personne fragile, voire même incapable d’expliciter sa souffrance. Commençons par la famille. Les enfants devraient se faire l’interprète de ces mises en danger, mais trop souvent ils ont d’autres chats à fouetter. Ils prennent pour des caprices ou des anecdotes ce qui relève d’une véritable souffrance. En plaçant leur parent, ils ont en quelque sorte refilé la patate chaude aux Ehpads avec la bonne conscience que donne le prix élevé dont ils s’acquittent. Ajoutons à cela qu’une partie des résidents de ces Ehpad n’ont même pas une famille qui pourrait défendre leurs intérêts.

Venons-en au marché. La première réaction serait de dire que ce service ne devrait pas être confié au marché dont l’objectif premier est le profit et non pas le bien-être des consommateurs. Certes mais pour une multitude de biens, le consommateur trouve son compte avec le marché. Ce qui diffère dans le cas présent est d’une part que le marché des Ehpads n’est pas concurrentiel mais oligopolistique et que le service en jeu n’est pas un bien quelconque mais un bien complexe pour lequel des asymétries d’information sont manifestes. Le marché de la restauration ou de l’hôtellerie a des similitudes avec celui des maisons de retraite à la différence qu’il est davantage concurrentiel et que les usagers peuvent au travers de divers canaux signaler la qualité du service reçu.

Étant donne la nature du service d’hébergement de personnes âgées et dépendantes, il semble évident que l’État devrait jouer un rôle essentiel de régulation. Il appert qu’en l’espèce il ne l’a pas fait. Incompétence, manque de moyens, voire même corruption déguisée, les causes de cette intolérable faillite sont multiples. L’ignorance ne peut en être une, car la situation était connue de toute personne concernée par les activités des Ehpad.

Cette régulation est possible. Les chercheurs qui ont travaillé sur les dysfonctionnements dont il est question dans Les Fossoyeurs, ont utilisé une batterie d’indicateurs qui pourraient être récoltés périodiquement pour que l’on puisse évaluer et éventuellement classer les différents Ehpad.

Depuis la parution de cet ouvrage et surtout suite à la couverture médiatique dont il a bénéficié bien au-delà de l’hexagone, de nombreux témoignages ont été publiés dans la presse belge montrant que la maltraitance était un mal qui nous touchait aussi.

Pour conclure, il faut se rendre à l’évidence. On ne peut supprimer les Ehpad ; ils sont indispensables. Pour deux raisons majeures. D’abord, de nombreuses personnes âgées ne peuvent rester chez elles car elles ne peuvent disposer de l’aide informelle que leur apportent la famille et les amis. Ensuite, dans des cas de dépendance extrême, le tribut que doivent payer ces aidants naturels est trop lourd sur le plan financier et surtout sur le plan de leur santé.


(1). Victor Castanet "Les Fossoyeurs", Fayard, 2022.
(2). L’acronyme Ehpad (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) est la forme de maison de retraite médicalisée la plus répandue en France. En Belgique, on parlerait de MRS (maison de repos et de soin) et aux États-Unis de nursing home ou assisted living facility.
(3). Voir sur Netflix, I care a lot. Ou encore John Cawley, David C. Grabowski & Richard A. Hirth, 2004. "Factor Substitution and Unobserved Factor Quality in Nursing Homes," NBER Working Papers 10465.
(4). Voir notamment Maltraitance des personnes âgées, aider les aidants, L’Observatoire, #55, novembre 2007.


jeudi 3 février 2022

J’aurais souhaité…

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Victor Ginsburgh 

Il suffit d’entendre comment Netanyahou a menacé le Premier ministre actuel, lorsqu’il a réalisé qu’il perdait son poste. C’est le premier ministre actuel qui le dit dans une récente interview (1) : « Ecoute, m’a dit Netanyahou. Si je comprends bien ce que tu vas faire, tu dois savoir que je vais tourner l’armée contre toi, tout en faisant de grands gestes qui imitaient un avion en position d’attaque : J’enverrai des drones contre toi ». Un vrai compliment de gentleman. Malheureusement, le nouveau premier ministre Bennett ne fait pas beaucoup mieux. Et pourtant j’aurais tant souhaité. 

Je commence par une photographie prise cette semaine dans les territoires occupés, par Ta’ayush (coexistence en hébreu), une organisation de volontaires israéliens et arabes palestiniens qui a vu le jour en 2000 et qui est toujours debout 22 ans plus tard. La photographie et le texte m’ont été envoyés par un ami de Tel Aviv, membre de l’organisation. 

La photographie a été prise à Sheikh Jarrah, un quartier de Jérusalem Est, la Jérusalem qui était palestinienne, mais qui ne l’est plus depuis l’annexion des territoires dits occupés après la guerre de 1967. 

Des dizaines de militaires israéliens ont investi une maison qui appartenait à la famille Salehiya. Six personnes ont été réveillées par l’armée israélienne, en pleine nuit. La température était inférieure à zéro degré. Le terrain a été confisqué par les soldats. 

Un policier israélien en jeep a tout simplement écrasé et tué Haj Suleiman Hadhalin dans son village de Umm Al Kheir. 

Des colons israéliens masqués et armés de hampes métalliques ont envahi plusieurs champs palestiniens. Des soldats israéliens qui étaient dans le voisinage ont à peine regardé ce qui se passait, mais ne sont pas intervenus. Pire ils ont tout simplement déclaré le champ comme étant une zone militaire. 

Des colons, menés par le maire-adjoint de Jérusalem ont « visité » la famille Salem, l’ont évincée de sa propriété et l’ont clôturée. 

Un tracteur israélien, protégé par des soldats a délicatement déraciné des arbres fruitiers sur des terres privées (qui étaient jusque à ce jour) palestiniennes. Des soldats israéliens sont entrés dans une école palestinienne, ont vandalisé une salle de classe, et arrêté les élèves. Ce sont quelques événements (je devrais écrire « petites histoires ») de la semaine. En réalité, j’en avais cinq pages à lire… 

D’ailleurs Netanyahou, qui était quand même accusé très sérieusement et poursuivi par la Cour Suprême israélienne est en négociation de plaidoyer de culpabilité. Il sera sans aucun doute blanchi, re-couronné et j’ai peu de doute qu’il reviendra en politique. 

 

(1). Yossi Verter, Settler violence, Netanyahu’s Trial and Covid: Haaretz Interview with Prime Minister Bennett, Haaretz, January 28, 2022.