jeudi 16 décembre 2021

Ce que les Juifs Américains pensent d’Israël, mais Israël s’en fout

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Victor Ginsburgh 

 

Ce qui suit date d’un article de Haaretz de juillet 2021 (1) à la suite d’un nième bombardement de Gaza en mai 2021. Il est possible que les choses aient changé depuis et surtout depuis que Netanyahou a été déménagé de son siège de premier ministre qui a duré quelque douze années. J’ai moi-même un peu changé d’avis depuis lors, mais trouve que c’est important de savoir ce que les Juifs Américains pensaient, et pourraient repenser. 

Voici les résultats bruts d’une enquête menée aux Etats-Unis sur l’électorat juif. Trente-quatre pourcent pensent que « le traitement des Palestiniens est similaire au racisme américain » (2), 25 pour cent acceptent l’idée qu’Israël « est en état d’apartheid », 22 pour cent acceptent l’idée que les Israéliens « commettent un génocide contre les Palestiniens », 38 pour cent disent qu’ils ne sont pas « émotionnellement attachés à Israël », et 9 pour cent acceptent qu’Israël « n’a pas le droit d’exister ». Dur, dur, décidément, je n’oserais jamais dire « oui » à la dernière question. 

La solution à deux états séparés est acceptée de façon positive par 61 pour cent des interviewés ; 58 pour cent pensent qu’il serait utile de réduire l’aide américaine, de façon à ce qu’Israël ne puisse plus se permettre d’en utiliser une partie pour aider les colonies juives en Palestine. 

On ne peut que se réjouir de ce que les juifs américains pensent, il n’en reste pas moins que la violence des colons en Palestine occupée continue d’augmenter.

Construction d’une nouvelle colonie
 

Un récent rapport de B’tselem, le centre israélien d’information pour les droits humains, indique que quelque 30 Km carrés viennent d’être volés au Palestiniens. Et ceci n’est qu’un début puisque le leader de l’Amana qui promeut le développement de nouvelles colonies estime qu’il vient de gagner quelque 200 Km carrés (6 fois la superficie des 32 Km carrés de Bruxelles). 

Les dommages infligés aux Palestiniens vont de l’abattage des oliviers, aux entraves aux constructions, destruction de maisons et de citernes, coupures de l’alimentation d’eau, déportations, expropriations. Le gouvernement israélien reste impassible.

Pendant ce temps-là, heureusement, un professeur de littérature de Gaza, enseigne la poésie israélienne (3) et une de ses élèves dit que cette poésie a changé quelque chose, « c’est comme si nous avions quelque chose en commun ». Mais elle s’arrête là, écrit le New York Times : « Il y avait une limite de montrer trop d’empathie pour une nation dont les avions ont bombardé Gaza durant onze jours cette année-ci ».

La classe où le professeur fait son
cours de littérature à Gaza
 

(1). Ron Kampeas, Israel ‘is apartheid state’ a quarter of U.S. Jews say in a new poll, Haaretz, July 13, 2021.
(2) Les phrases mises entre parenthèses sont les questions posées dans l’enquête.
(3) Patrick Kingsley, In Gaza, a contentious Palestinian professor calmy teaches Israeli poetry, The New York Times, November 17, 2021.

jeudi 9 décembre 2021

Faut-il une économie de guerre pour améliorer notre bien-être ?

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Pierre Pestieau

 

Il est frappant de voir à quel point la société américaine bénéficie de l’économie de guerre. En d’autres termes, les situations de guerre semblent conduire les américains à des avancées qui seront utiles en cas de retour à la paix.

Quelques exemples illustrent ce propos. Après la guerre du Vietnam qui causa la mort de plus de cinquante mille jeunes américains mais aussi de nombreux blessés avec des handicaps physiques et mentaux de tout genre, le gouvernement fédéral obligea toutes nouvelles constructions privées et publiques à adopter des installations permettant l’accès de personnes handicapées : ascenseurs, rampes, indications en braille, … En Belgique, 90% des bâtiments publics ne sont pas accessibles aux chaises roulantes. 

Pendant la seconde guerre mondiale, le Congrès instaura un vaste programme de crèches avec le but de permettre à davantage de femmes de travailler dans les usines qui manquaient cruellement de main d’œuvre. Cette initiative se termina en eau de boudin dès que les républicains revinrent au pouvoir.

L’utilisation généralisée de la pénicilline pendant la seconde guerre mondiale a conduit à des progrès considérable dans la capacité thérapeutique de cet antibiotique. Sans cette guerre, il aurait certainement fallu attendre avant que de tels progrès ne soient réalisés.

A plusieurs reprises, les besoins de réarmement des présidents républicains ont permis de relancer une économie en récession et de retourner au plein emploi avec réduction de la violence et de la pauvreté. Reagan a parfois été qualifié de président keynésien « malgré lui ». 

Tout récemment, les États Unis ont démontré leur capacité à résoudre des problèmes jugés ailleurs insurmontables. Ce fut le cas à l’occasion de la récente pandémie, que les Américains abordèrent comme une guerre, comme ils l’avaient fait cinquante ans plus tôt en envoyant les premiers hommes sur la lune. Par l’entremise de la fameuse agence DARPA (1), ils mirent le paquet pour que le plus rapidement possible un vaccin soit trouvé et ce fut le cas. En donnant les moyens aux entreprises pharmaceutiques et en les mettant en concurrence, ils ont réussi à placer sur le marché deux vaccins qui firent rapidement leurs preuves. 

On notera que cette économie de guerre réussît beaucoup mieux aux Américains que les guerres qu’ils conduisent depuis 50 ans. Que faut-il en conclure pour nous Européens ? Simplement souhaiter que sans entrer en guerre nous puissions, lorsqu’un problème majeur se présente, mobiliser toutes les énergies des 27 États membres pour lui trouver une solution. 

Dans un ouvrage récent, Philippe Aghion et ses coauteurs (2) abondent dans ce sens. Ils montrent qu’à des époques différentes, la France et le Japon ont amélioré leur système éducatif à la faveur d’une rivalité militaire. Pour eux, la sécurité sociale française telle qu’elle existe aujourd’hui n’aurait pas vu le jour sans la seconde guerre mondiale. 

 

(1). Cette agence (Defense Advanced Research Projects Agency), fondée en 1958, relève du Département de la Défense des États-Unis et est chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire.
(2). Aghion, Ph., C. Antonin et S. Bunel, Le pouvoir de la destruction créative, Odile Jacob, 2021.

jeudi 2 décembre 2021

Comment argumenter avec un(e) anti-vax qui croit défendre sa noble mission

3 commentaires:

Myke Bartlett (1), traduit par Victor Ginsburgh  


La détresse de cette femme est réelle. J’ai, durant plusieurs heures, suivi son pas, et l’ai laissée jurer et transpirer, comme si elle était terrorisée par un diagnostic fatal ou par la perte d’un de ses proches.  

L’instinct humain, est de conforter et j’essaie, mais je sais déjà que c’est partie perdue […]. Elle est outrée par quelque chose qui n’est jamais arrivé.  

Le fait que je puisse facilement démonter ses arguments ne fait que renforcer le sens qu’elle a d’être parmi les rares qui peuvent voir l’horrible vérité.

J’ai subi un lavage de cerveau et conspire avec l’Etat, le big-pharma et les media les plus courants. Elle est une croisée et sa mission est sainte. Elle est aussi, bien-entendu, anti-vax.  

J’ai abandonné l’idée que les faits seuls pourraient changer la pensée d’une zélote. Comme si j’avais abandonné la notion qu’être une personne bonne, décente et intelligente peut immuniser contre une paranoïa conspiratrice.  

Le fait que je sois forcé de rencontrer des dévots anti-vax m’a fait comprendre qu’ils ne sont pas tous des excentriques d’extrême-droite.  

Bien sûr, il y a ceux qui sont à droite, et exploitent ceux qui pensent que le monde n’est pas comme il est, mais beaucoup de ceux avec lesquels j’ai parlé sont horrifiés que je puisse les croire de droite. Ils s’identifient aux LGBTQI+ et alliés, ils sont favorables à des actions contre le changement climatique et ils croient honnêtement qu’ils informent les autres de manière correcte […]. C’est bien ce qui rend frustrante la discussion avec eux.  

Dès qu’un fait est accepté comme étant vrai, la discussion s’égare vers un autre système de valeurs […]. Ceci est une forme de fondamentalisme qui fait que ce à quoi vous croyez n’est pas aussi important que ce à quoi vous ne croyez pas. Ce qui arrive, n’arrive pas. Quelle que soit la réalité, les anti-vax y sont opposés. Ce qui, à mon avis, rend ce mouvement extrêmement dangereux.  

En regardant les images de ce qui s’est passé à Melbourne [ou à Rotterdam, Vienne et ailleurs] durant ces derniers jours, il est difficile d’accepter que ceux qui protestaient étaient des gens honnêtes. Mais ceci est précisément la clé du problème. Être une personne honnête excuse tellement au nom d’une noble cause.

Ils se croient être en guerre, et cela justifie leurs actions extrêmes. Ils peuvent nous harceler, ils peuvent nous abuser, ils peuvent répandre des demi-vérités au nom de leur mission sacrée. Ils font cela pour nous. Ils luttent contre une injustice que personne d’autre ne peut voir. J’entends souvent « Mais, enfin, comment se fait-il que personne ne peut faire quelque chose ? ».

Ce dévouement à une cause s’accompagne d’un investissement émotionnel important. Leur noble mission—qu’il s’agisse d’être anti-vax ou anti-mesure de confinement—fait partie intégrante de leur identité.   

Manifestant anti-vaxx à Bruxelles

Être obligé de recevoir un vaccin entraîne une injure psychique. Comment pourriez-vous encore être anti-vax si vous avez été vacciné (et que vous avez survécu) ? […].

Ces idéologues sont néanmoins nos collègues, nos amis, notre famille. Nous serons sans doute nombreux à passer la Noël avec eux, comme si de rien n’était.  

Je ne sais pas comment cela pourra continuer […]. Si nous devons protéger, voire reconstruire notre démocratie libérale, nous devons comprendre comment elle fonctionne. L’élection de Trump en 2016 a renforcé les conspirateurs en légitimant leur ignorance. J’ai peur de penser à ce que pourrait être sa réélection en 2024.  

A moyen-terme, ce problème finira par disparaître. La majorité de nos concitoyens sont vaccinés, sans grand impact si ce n’est d’alléger le poids de la pandémie. Nombreux seront ceux qui continueront de croire ou de dire qu’il n’y a pas eu de pandémie, comme ceux qui continuent de croire que l’on n’a pas mis pied sur la lune.  

A court-terme, comment éviter de mettre le feu à l’arbre de Noël ? Il peut être important d’aider ceux que nous aimons, plutôt que de penser à leurs arguments. Une conversation n’est pas nécessairement une bataille pour qui gagne ou perd, mais une possibilité de trouver un point commun […]. Nous ne sommes pas obligés d’être d’accord pour nous comprendre. 

[…]  

Il y a une leçon que les parents finissent par comprendre. Ils peuvent dire à leur enfant qu’il n’y a pas de monstre sous son lit, mais il est impossible de l’arrêter de croire qu’il y en a un. La seule chose que vous puissiez faire est d’allumer la lumière, lui laisser le temps de réfléchir, et espérer qu’elle ou lui arrivera à la bonne conclusion.  

 

(1). Myke Bartlett, How do you argue with anti-vaxxers who believe they’re on a noble mission, The Guardian, November 20, 2021. Myke Bartlett est un journaliste et un écrivain australien. Traduit avec autorisation de l’auteur.

jeudi 25 novembre 2021

Marx et l’environnement

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Pierre Pestieau 

 

Après l’échec de la COP26 et à un moment où de nombreux partis de gauche s’intéressent soudainement à l’environnement, il n’est pas inutile de se demander ce que Marx aurait à dire sur le sujet. 

Pour certains, la crise écologique invaliderait les analyses de Karl Marx, coupable d’avoir délaissé la question environnementale. Le productivisme débridé des partis et des régimes se réclamant de lui paraît conforter cette critique. Certains, tel John Bellamy Foster (1), suggèrent au contraire que socialisme et écologie forment, chez Marx les deux volets d’un même projet. Cette question n’est sans doute pas importante, la société et l’économie du temps de Marx étaient tellement différentes de celles que nous connaissons aujourd’hui et que menace le changement climatique. 

Ce qui en revanche est important c’est de voir ce que l’analyse de Marx peut nous apporter pour expliquer la crise environnementale actuelle. Sa critique du modèle capitaliste peut nous aider à répondre à la question fondamentale de la compatibilité entre développement durable et système capitaliste.

Naomi Klein (2) répond à cette question. Pour elle la lutte contre les changements climatiques requiert non seulement une réorientation de nos sociétés vers un modèle durable pour l’environnement, mais elle nécessite aussi une transformation sociale radicale, transformation qui pourrait nous mener à un monde meilleur, plus juste et équitable. 

La crise climatique et environnementale souligne la nécessité d'une action urgente. Les tergiversations des gouvernements et des entreprises conduisent à penser que la seule véritable alternative est une planification démocratique et durable des ressources à l'échelle mondiale. Une telle société socialiste démocratique améliorera le niveau de vie de la grande majorité des gens, tout en considérant la nature et l'humanité comme un seul corps interchangeable. 

Comment y arriver reste un mystère. Il apparaît en tout cas certain que le régime capitaliste mondialisé ne le pourra pas. Il est difficile d’arriver a de véritables accords de coopération en matière climatique. Les échecs successifs de la COP en attestent. L’environnement est un domaine fertile pour les comportement de passager clandestin tant au niveau intra qu’intergénérationnel. Au niveau intra générationnel, il est tentant pour les individus mais aussi pour les États de demander aux autres de faire des sacrifices sans en faire soi-même. Au niveau intergénérationnel, l’histoire de l’humanité nous apprend que les générations présentes se sont rarement préoccupées des générations futures si ce n’est par de beaux discours et des actions symboliques. 

Dans son ouvrage, Naomi Klein rapporte comment les militants de droite du type Tea Party soutiennent que le changement climatique est une invention des communistes afin de mettre en œuvre une économie planifiée. A leur manière déformée, ils admettent l'incapacité du capitalisme à résoudre une crise aussi énorme. Le système capitaliste, selon les mots de Klein, est en guerre avec la vie sur terre, y compris la vie humaine. 

Nous nous trouvons ainsi dans une impasse. On peut être convaincu qu’avec le capitalisme mondialisé qui domine nos vies nous allons droit dans le mur et tout à la fois ne pas savoir comment en sortir. En attendant que faire ? Retarder l’explosion en adoptant des politiques qui s’adressent aux changements climatiques et au sauvetage de la biodiversité, tout en sachant que ce sont là des emplâtres sur une jambe de bois. 

 

(1). John Bellamy Foster, Marx écologiste, Éditions Amsterdam, Paris, 2011.
(2). Naomi Klein Capitalisme et changement climatique Actes Sud. 2015 (Initialement publié en 2014 par Simon & Schuster)

jeudi 18 novembre 2021

Livres rares

2 commentaires:

Victor Ginsburgh 

 

En me promenant sur Internet, je suis tombé sur un livre intitulé Courbes destinées aux mathématiciens curieux. Une anthologie du non-prévisible (1), paru chez Princeton University Press en 2019. Donc, sans aucun doute, sérieux. Mais aussi curieux, puisqu’un certain Tom Tivnan en dit qu’il s’agit de l’ouvrage le plus érotique qu’un mathématicien pourra lire. Sans être mathématicien du tout, je me suis quand même aventuré et ai, de fil en aiguille, trouvé que cet ouvrage figurait dans un concours organisé depuis 1978 par un certain Diagram Group. Et, comme Archimède dans sa douche, j’ai crié Eureka ! 

Diagram Group décerne en effet chaque année un prix attribué au livre dont le titre est le plus extravagant de l’année. Les livres « candidats » de 2021 sont : 

Le plus drôle est évidemment Superman est-il circoncis ? L’histoire juive du plus grand héros de l’histoire (2). Les plus jeunes comme moi se souviendront évidemment de la bande dessinée Superman, née en 1938, et créée par deux jeunes juifs, Jerry Siegel et Joe Shuster, fils d’immigrés d’Europe de l’Est. Le héros, né sur la planète Krypton, est un mixage de Moïse pour son origine, de Samson pour sa force, et du Golem pour sa mission de sauveur de la communauté juive. Un véritable Mensch pour ceux qui connaissent un peu le Yiddish. Et l’étoile juive, qui remplace le S que Superman portait sur son vêtement quand il devait régler un problème grave. 

Mais il y a eu d’autres titres très prestigieux qui ont gagné le prix. En voici quelques-uns. Le premier prix, attribué en 1978 a couronné l’ouvrage Compte rendus de la deuxième conférence internationale consacrée aux souris nues (3). En 1987, Sadisme oral et personnalité végétarienne (4) a remporté la palme. Dans la liste des prix, on trouvera aussi Perspectives mondiales 2009 et 2014 sur les récipients de 60 milligrammes de fromage frais en Chine (5) qui réjouira les bons économistes. En effet, il s’agit d’une étude économétrique de la demande latente des conteneurs de fromages frais dans plus de 1100 villes chinoises. L’étude est stratégique en nature : elle considère une vue agrégée à long terme (c’est-à-dire sans tenir compte des cycles à court terme), quels que soient les joueurs qui se font la concurrence dans cette industrie. 

Les plus vieux d’entre nous qui doivent aller chez le dentiste auront intérêt à lire Management d’un cabinet de dentiste : La méthode Gengis Khan (6). Ce livre sera bienvenu auprès des nouveaux Masters in Business Engineering d’une Bizness School bruxelloise, à condition qu’ils connaissent bien l’anglais.

Et pour terminer voici La joie du réchauffement de l’eau dans une bouilloire : 100 délicieuses recettes (7) écrite par une chef-coq dans un restaurant à Salzbourg. Mais aussi Le grand livre des contes relatifs aux chevaux lesbiens (8), pour ceux et celles qui préfèrent trottiner sur des juments que sur des étalons.

 

(1). J’ai traduit les titres en français, en perdant parfois l’humour anglais. Les titres anglais figurent dans les notes de bas de page. Dans ce cas-ci il s’agit de Julian Havil, Curves for the mathematically curious. An anthology of the unpredictable, historical, beautiful, and romantic, Princeton University Press, 2019.
(2) Roy Schwartz, Is Superman circumcised ?, McFarland, 2021. La traduction du titre n’était pas vraiment nécessaire, mais soit.
(3) Nomura Tatsuji et al., The Potentialities and Limitations of the Nude Mouse. Proceedings of the Second International Workshop on Nude Mice, Gustav Fischer Verlag, 1977.
(4) Glenn Ellenbogen, Oral Sadism and the Vegetarian Personality. Readings from the Journal of Polymorphous Perversity, Mass Market Paperback, 1987
(5) Icon Group International, The 2009-2014 World Outlook for 60-milligram Containers of Fromage Frais in Greater China, 2008.
(6) Michael Young, Managing a Dental Practice: The Genghis Kahn Way, Taylor and Francis Ltd, 2016.
(7) Christina Scheffenacker, The Joy of Waterboiling: 100 Delicious Recipes for the Water Boiler, Ginko Press, Inc., 2019.
(8) Alisa Surkis and Monica Nolan, The Big Book of Lesbian Horse Stories, Kensington Publishing, 2003.

jeudi 11 novembre 2021

Deux hommes d’exception

3 commentaires:

Pierre Pestieau 


Une remarquable biographie de Jacques Schiffrin vient d’être publiée en France (1), après l’avoir été aux États Unis. En réalité, la version originale est rédigée en français. Pourquoi s’intéresser à un auteur que peu de gens connaissent ? Pour deux raisons. D’abord son destin illustre la lâcheté de certain éditeurs français durant la guerre, dont l’exemple le plus frappant est celui d’Irène Némirovsky. Ensuite, Jacques Schiffrin et son fils André représentent une lignée d’éditeurs courageux qui d’abord en France, puis aux États Unis essayèrent de maintenir une certaine indépendance par rapport aux puissances d’argent. Il y a sans doute une autre raison qui, elle, relève de la petite histoire. Jacques Schiffrin est le grand père par alliance de Joseph Stiglitz, qui fut mon professeur et dont les Schiffrin auraient approuvé les travaux récents sur les méfaits du capitalisme. 


Né en 1892, à Bakou, dans une famille juive aisée de la Russie impériale, Jacques Schiffrin, connut à deux reprises l'exil. D'abord à Paris, où il fut en 1931 le fondateur de la "Bibliothèque de la Pléiade ", puis, dans les années 1940, à New York, où il participa à la création de Pantheon Books. Exilé en France, après la révolution de 1917, il commença par traduire et faire traduire les grands écrivains russes avant de créer la "Bibliothèque de la Pléiade". Il fit partie du fameux voyage de Gide en URSS. En 1933, il fut forcé de céder la Pléiade à Gallimard tout en en restant le directeur. Mais les conséquences de la politique d'aryanisation ont incité Gaston Gallimard à le congédier, en novembre 1940. Il fut ainsi chassé de la direction de cette collection qu'il avait lui-même créée. Il dut quitter Paris pour les États Unis (bien lui en prit) et abandonner les nombreux amis qu’ils s’y étaient faits, à commencer par André Gide et Roger Martin du Gard. Après la guerre, Jacques Schiffrin ne put revenir à Paris. Il mourut en 1950. 

Son fils André, né en 1935, suivit son père à New York. En 1961, André Schiffrin a pris la tête de Pantheon Books, une maison cofondée par son père, rachetée par Random House. Il a introduit aux Etats-Unis Jean-Paul Sartre, Günter Grass, Michel Foucault, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras et bien d’autres... Après s’être fait sèchement virer par Random House, il fonda en 1991 la maison d’édition The New Press, ce qui lui permit de faire connaître des auteurs considérés comme impubliables par ses grands concurrents américains : Noam Chomsky, Claude Simon, Jean Echenoz... Il n’a eu de cesse par la suite de dénoncer l’évolution de l’édition, devenue selon lui l’alliée d’un « meilleur des mondes » capitaliste, en ne publiant que des ouvrages faciles et divertissants. Il s’est éteint en 2013 à Paris. 

(1). Amos Reichman, “Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil.”, Seuil, Paris, 2021. L’édition française est préfacée par Robert Paxton dont l’ouvrage « La France de Vichy » paru en 1973 fut accueilli par ce commentaire du Monde des Livres : “Mais qu'est-ce qu'il lui prend, à cet Américain, de venir rouvrir nos placards à cadavres ?”

jeudi 4 novembre 2021

Carnet d’adresses

5 commentaires:

Victor Ginsburgh  

 

Les carnets d’adresses sont comme les arbres en automne, lorsque les feuilles tombent et finissent par disparaître. J’ai consulté le mien et ai constaté que beaucoup d’adresses avaient mis les voiles durant ces vingt ou trente dernières années. Peut-être pas tout à fait envolées, mais (mal) gommées ou tout simplement barrées. 

Les plus tristes sont celles de la famille, disparus ou disparues avant moi. Les autres sont des amis ou des connaissances qui m’ont oublié et que j’ai oubliés. 

Il y a des Pollak, très proches de moi par ma grand-mère, ou des Pédiatres alors que mes enfants sont, aujourd’hui, presqu’aussi âgés que moi, des Plombiers, des Poissonniers dont on ne veut plus entendre parler, parce que le poisson pas très frais n’est pas très bon. 

Les adresses commençant par Q sont vides. Il faudra que j’en trouve une. Quand j’arrive au R, ce sont des Restaurants qui ont naguère été bons, et les Rabbins que je ne rencontre pas. Des S qui ont, parmi les consonnes, la plus belle allure, des Serruriers qui m’ont délivré des voleurs, des Taxis et des Traiteurs, qui paraissent dans l’ordre alphabétique, de vieux amis dont le nom commence par U dont les cendres sont déposées dans des Urnes, des Urgences de la police, dont les numéros ont changé plusieurs fois au cours des années, mais on les a gardés par prudence, des Vins de Delhaize, et certain grands Vins achetés en France, des Vétérinaires à l’époque où l’on avait des chats, des chiens, des oiseaux, alors que j’étais amoureux des perroquets, un V qui me rappelle mon prénom quand je perds la mémoire et que je veux me téléphoner, des van avec un V minuscule, des Weil, des Wassermann, de certains de mes professeurs à l’université, et de très rares Xenia, Yaffa, et Zaïda que j’aurais peut-être pu aimer si je les avais rencontrées. 

Arinna, Déesse hittite

Puis on revient aux A, parce que Z est tout à fait à l’autre bout. Une Arinna, déesse-soleil chez les Hittites et qui, aujourd’hui, vit dans le midi de la France, un Avocat, des Assurances peu sérieuses, des Beaux comme Beauthier ou Bobo, des noms dont on n’a pas envie, comme Bordet pour les cancers, des Cavell, des Coiffeurs qui se sont évaporés, comme l’on fait mes cheveux. Heureusement, il reste encore beaucoup de D pour une raison que je ne comprends pas, mais pas de « de » avec un D minuscule, des E comme la première lettre du prénom de ma fille et de A. Einstein, des F comme Franco, des G comme moi (avec mon propre numéro de téléphone, bien entendu), des H, aïe de nouveau des Hôpitaux, d’infâmes Hospices, mais aussi des Hospices de Beaune qui devraient sans doute figurer à la lettre V pour Vins, très peu de I, si ce n’est un très vieil ami mal mort au Brésil, des J comme Jean-Pierre qui a été mon premier ami quand nous avions six ans, et des K qui sont sur la même page que les J parce que les fabricants des carnets d’adresses veulent faire des économies de papier. Un L comme Latz, connu quand j’étais encore en Afrique, devenu vigneron dans le Midi de la France, des M pour Mutuelle, et K. Marx, suivis par N pour les Notaires, qui Notent ou Dénotent mais qui sont chers lorsqu’on leur demande d’établir un document dit acte de N., très peu de O heureusement, un Ostéopathe perdu tout seul sur une page, des P comme Popsy, une vieille amie qui était dans ma classe de gréco-latine quand j’étais à l’école secondaire, ou peut-être était-elle en latin-maths, j’ai oublié, et Puissant, un autre de ma classe de gréco-latine aussi, qui a dû vieillir au même rythme que moi. Sans compter mon co-blogueur Pierre. 

J’arrête parce que je suis de retour à la case P, où tout a commencé.

jeudi 28 octobre 2021

La transmission des valeurs: une autre forme de legs

2 commentaires:

Pierre Pestieau


Quand on parle de transferts intergénérationnels de parents à enfants, on songe d’abord à l’éducation puis à la transmission en espèces ou en nature. Il existe pourtant une forme de transmission sans doute aussi importante, qui est celle des valeurs. Ce type de transmission est sans doute moins discuté par les économistes parce qu’il est difficilement repérable et quantifiable. Des valeurs telles que l’honnêteté, le civisme, l’altruisme ou la conscience professionnelle se transmettent des parents aux enfants, d’ailleurs plus par l’exemple que par les beaux discours. Elles ont des implications économiques réelles. On peut ainsi conjecturer qu’une société où règnent le civisme et l’altruisme peut faire l’économie d’interventions coûteuses dans le domaine social et environnemental. Pour illustrer ce type de transmission, je prendrai deux exemples qui ont marqué mon enfance : la bande dessinée « Spirou et les héritiers » (1) et la fable de la Fontaine « Le laboureur et ses enfants » (2).  


La bande dessinée commence par la mort de l’oncle de Fantasio et de Zantafio. Cet oncle avait décidé de léguer sa fortune à un seul de ses deux neveux. Pour cela, l'un d'entre eux doit réussir au moins deux des trois épreuves qu'il leur impose. Fantasio remporte deux des trois épreuves et découvre la nature de son héritage : son oncle n'avait en réalité rien à lui léguer, sinon l'expérience acquise au cours de ces épreuves.

Pour la fable du laboureur, je prendrai la version d’Ésope qui est plus courte que celle de son continuateur français :

Un laboureur, sur le point de terminer sa vie, voulut que ses enfants acquissent de l’expérience en agriculture. Il les fit venir et leur dit : « Mes enfants, je vais quitter ce monde ; mais vous, cherchez ce que j’ai caché dans ma vigne, et vous trouverez tout. » Les enfants s’imaginant qu’il y avait enfoui un trésor en quelque coin, bêchèrent profondément tout le sol de la vigne après la mort du père. De trésor, ils n’en trouvèrent point ; mais la vigne bien remuée donna son fruit au centuple. Cette fable montre que le travail est pour les hommes un trésor.

Qu’il s’agisse d’expliquer la réussite d’une personne ou le développement d’un pays, l’économiste se heurte à la même question. Ce qui est quantifiable n’explique pas tout. Chez l’individu, l’éducation et le patrimoine hérité des parents ne suffisent pas. Il faut aussi le sens de la responsabilité, la motivation, la confiance en soi, autant de qualités qui peuvent venir de la famille. Si l’on se tourne vers les pays, on s’aperçoit que certains qui ont des dotations en ressources naturelles et en capital humain plus élevées que d’autres peuvent connaître une croissance plus lente. On parle alors de déficit des institutions mais aussi de valeurs telles que le sens des responsabilités, le goût de l’effort et la capacité à coopérer. Quand on parle de ce qu’une génération transmet à la suivante, on le fait surtout en termes financiers, le stock de capital et la dette publique ou en termes d’environnement, la pollution et les ressources rares. La transmission de valeurs est peut-être tout aussi importante.

L’économiste français Thierry Verdier (3) a largement étudié ce mécanisme de transmission culturelle intergénérationnelle des préférences et des valeurs. Il a ainsi pu mieux éclairer des problématiques telles que la soutenabilité de l’État providence dans un contexte multiculturel ou l’impact de valeurs culturelles sur la croissance et le développement économique.

On notera en guise de boutade que la transmission de valeurs quelle que soit son intensité échappe aux droits de succession.



(1) André Franquin, Spirou et les héritiers, Éditions Dupuis 1952.

(2) Jean de la Fontaine, Le laboureur et ses enfants Fables de La Fontaine, éditées pour la première fois en 1668.

(3) Thierry Verdier, « Dynamique économique et interactions sociales », Annuaire de l’EHESS [En ligne], | 2012, mis en ligne le 01 juillet 2015, consulté le 27 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/annuaire-ehess/21388





jeudi 21 octobre 2021

Contredire Woke : Traduttore, traditore ? (*)

3 commentaires:

Victor Ginsburgh

Je parle espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à mon cheval (Charles-Quint).

La traduction ne marche pas comme on le croit, et, même si je suis d’accord avec les propos de Pierre dans son blog de la semaine dernière, je voulais ajouter que rien n’est simple.

L’écrivain kenyian, James Ngugi, a publié en anglais ses premiers livres Weep Not, Child et The River Between. Après avoir terminé ses études à l’Université de Leeds en 1986, il décide, et n’a plus changé par la suite, de s’appeler Ngugi wa Thiong’o son vrai nom, et se met à écrire uniquement en Gikuyu (une des langues parlées au Kenya). Par la suite il enseigne à l’Université de Nairobi au département d’anglais, tout en proposant de le fermer. Il trouvait impératif qu’une université africaine enseigne la littérature africaine en « africain ». Il était important, disait-il, de « décoloniser le monde », le titre d’un autre de ses ouvrages, dans lequel il estime que « l’arme la plus dangereuse de l’impérialisme est la bombe culturelle » (1). Plusieurs auteurs africains, dont David Mandessi Diop et Oblajunwa Wali ont suivi les traces de Ngugi. 

Franz Fanon, écrivain marxiste, né à la Martinique, cité par Pierre Pestieau dans son blog de la semaine dernière, écrit en français ses ouvrages Peau noire, masques blancs et Les damnés de la terre (2). Il meurt d’un cancer à l’âge de 36 ans aux Etats-Unis. L’anti-colonialiste Aimé Césaire, déclarait qu’il appartenait à la race des opprimés, tout en étant député de la Martinique de 1945 à 1993. Il fonde le mot négritude qui est, écrit-il « la simple reconnaissance de fait d’être noir et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ». Mais cette phrase est écrite en français (3).

Comme l’est celle de Léopold Sédar Senghor, un autre noir, sénégalais cette fois, qui écrit que « c’est une attitude et une méthode, encore une fois, un esprit, qui, significativement, fait moins la synthèse que la symbiose de la modernité et de la négrité. Je dis négrité et non négritude puisqu’il s’agit de l’esprit nègre plutôt que du vécu nègre » (4). Senghor, élu à l’Académie Française, pense aussi que « le français, ce sont de grandes orgues qui se prêtent à toutes les oreilles, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage... Des fusées qui éclairent la nuit » (5).

Le magnifique écrivain nigérian, Chinua Achebe se demande « s’il est juste qu’un homme devrait abandonner sa langue maternelle pour autre chose ? Cela me semble un horrible abandon et engendre un sentiment de culpabilité, mais pour moi, il n’y a pas le choix. On m’a donné cette langue (l’anglais), et j’ai l’intention de l’utiliser » (6).

Voici pour la négritude. Mais il y a aussi les écrivains européens qui ont migré entre pays, voire, entre continents : Elias Canetti (prix Nobel) et Imre Kertesz (prix Nobel) par exemple, qui, tout en étant Juifs, n’ont pas voulu abandonner leurs langues d’origine, l’allemand et le hongrois. Contrairement à Aharon Appelfeld (roumain), Samuel Beckett (irlandais), Joseph Conrad (polonais), Eugène Ionesco (roumain) ou Milan Kundera (tchèque) et beaucoup d’autres, qui, au contraire sont tombés amoureux des langues de leurs pays adoptifs (hébreu, anglais et français).


Hannah Arendt, juive née en Allemagne a cessé d’écrire en allemand, pour se tourner vers l’anglais après la guerre 1940-1945, mais dit quand même « Was bleibt ? Es bleibt die Muttersprache » Que reste-t-il s’il ne reste pas la langue maternelle (7).

Hannah Arendt
Franz Kafka
Jacques Derrida


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Franz Kafka et Jacques Derrida, nés tous deux dans des familles juives, écrivaient à regret en allemand et en français. Le premier aurait préféré le Yiddish ; le second rêvait d’écrire en Ladino ou en berbère. Je cite Derrida : « Je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne… Car jamais je n’ai pu appeler le français, cette langue que je parle, ma langue maternelle » (8).
 
Et pour en terminer, voici la première phrase de Lolita écrite en anglais par le russe Vladimir Nabokov :

« Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three on the teeth. Lo. Lee. Ta »,

et sa traduction en russe par le russe Nabokov, lui-même :

« Lolita, svet moej zhizni, ogoní moih chresel. Greh moj, dusha moja. Lo-li-ta: konchik jazika sovershaet putí v tri shazhka vniz po nebu, chtoby na tretíem tolknutísja o zuby. Lo. Li. Ta. ».

Vous accepterez, je pense, la beauté des allitérations dans le texte anglais. Je doute qu’elles sont aussi belles en russe.


Et Vladimir Nabokov, qui était aussi chasseur de papillons

                         

(*) Ce blog est base sur Niall Bondand Victor Ginsburgh, Language and emotion, in Victor Ginsburgh and Shlomo Weber, The Palgrave Handbook of Economics and Language, London: Palgrave Mac Millan, 2016, pp. 213-260.
(1) Ngugi wa Thiong’o, Decolonizing the Mind : The Politics of Language in African Literature, Oxford : James Currey, 1986.
(2) Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris : François Maspero, 1961.
(3) Aimé Césaire, Discours sur la négritude.
(4) Léopold Sédar Senghor, Les noirs dans l'antiquité méditerranéenne, Ethiopiques 11 (1977), pp. 30-48.
(5) Léopold Sédar Senghor (ed), Ethiopiques, Paris: Seuil, 1956.
(6) Chinua Achebe, The African writer and the English language, in Morning Yet on Creation Day: Essays, London: Heineman, 1964.
(7) Voir interview https://www.rbb-online.de/zurperson/interview_archiv/arendt_hannah.html
(8) Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris : Galilée, 1996.