jeudi 15 décembre 2022

Vivre seul ? Un choix coûteux. Mais est-ce un choix ?

1 commentaire:

Pierre Pestieau

Un article récent du New York Times (1) reprend une série d’études consacrées à la croissance rapide du nombre de personnes vivant seules et aux implication de cette croissance. Rien de très diffèrent de ce que nous connaissons en Europe.

En 1960, 13 % seulement des Américains vivaient seulsCe chiffre n'a cessé d'augmenter, pour atteindre aujourd'hui près de 30 %. Près de 26 millions d'Américains de 50 ans ou plus vivent désormais seuls, contre 15 millions en 2000. Les personnes âgées sont plus susceptibles que les autres de vivre seules, et aujourd'hui, ce groupe d'âge - les baby-boomers et les membres de la génération X (2)- représente une part plus importante de la population que jamais dans l'histoire du pays. Les personnes de plus de 50 ans sont aujourd'hui plus susceptibles que les générations précédentes d'être divorcées, séparées ou jamais mariées. Plus de 60 % des personnes âgées vivant seules sont des femmes.

Mais si de nombreux quinquagénaires et sexagénaires s'épanouissent en vivant seuls, la recherche montre sans équivoque que les personnes qui vieillissent seules ont une moins bonne santé physique et mentale et une durée de vie plus courteque celles qui vivent avec d'autres personnes. Et même avec une vie sociale et familiale active, elles se sentent généralement plus seules.

À bien des égards, le parc immobilier des États-Unis n'est plus en phase avec cette évolution démographique. De nombreuses personnes âgées vivant seules le font dans des maisons comportant au moins trois chambres à coucher. Ellestrouvent qu'il n'est pas facile de réduire la taille de leur habitat en raison de la pénurie de logements plus petits dans leurs villes et leurs quartiers. Il y a 40 ans, les logements de moins de 130 mètres carrés représentaient environ 40 % de toutes les nouvelles constructions de logements ; aujourd'hui, seulement 7 % de celles-ci sont des logements plus petits, malgré le fait que le nombre de ménages d'une seule personne a augmenté.


En outre, une part croissante des seniors - environ un Américain sur six  - n'ont pas d'enfants, ce qui soulève des questions sur la façon dont ils seront traités dans le cas probable de perte d’autonomie. La pandémie du Covid 19 a frappé d’avantage ces seniors solitaires que ceux qui vivent avec d’autres.



Si l’on revient sur l’ancien continent, les chiffres sont les mêmes. En France comme en Belgique, plus du tiers des personnes de plus de 65 ans vivent seules et ce chiffre ne cesse d’augmenter.


Face à ce tableau, il serait facile de blâmer ces seniors d’avoir choisi une solitude qui leur coûte si cher. C’est oublier que dans la plupart des cas cette solitude leur est imposée par les circonstances de la vie. Se forcer à vivre avec une ou plusieurs autres personnes peut aussi avoir un coût qu’il est difficile de mesurer et que certains doivent encourir.


Et puis, il y a la merveilleuse chanson de Reggiani avec ce refrain: « Non, non je ne suis jamais seul avec ma solitude. »



(2). La génération X désigne les personnes nées entre 1961 et 1981. Cette génération est intercalée entre celle des Babyboomeurs et celle des milléniaux.

jeudi 8 décembre 2022

Combien de temps dure le voyage jusqu’à la frontière de l’univers ?

1 commentaire:

Victor Ginsburgh

J’ai été un très fervent lecteur des ouvrages de science-fiction presque réelle d’Isaac Asimov, Professeur de biochimie à l’Université de Boston. Je pensais les avoir tous, mais ai dû accepter que je suis dans l’erreur la plus totale, parce que la réalité dépasse la fiction. Selon Wikipedia (1), Asimov a écrit plus de 500 livres et quelque 90.000 lettres. Il avait très peur de prendre l’avion et ne l’a fait que deux fois durant sa vie (1920-1992), alors qu’il écrivait notamment sur les voyages dans l’espace… mais aussi sur l’Empire Romain, l’Egypte, la Bible et autres. Un astéroïde a été nommé 5020 Asimov et un timbre de la République de Djibouti (entre autres) a été imprimé en son honneur en 2010. Vraiment un génie. A part qu’il aimait pincer les fesses des femmes qu’il rencontrait.

Ce qui m’amène à un très récent article du New York Times (2) dont je ne sais pas si c’est une plaisanterie ou une réalité, mais les calculs sont sérieux. L’auteur de l’article estime que la fin de l’univers observable est de 270.000.000.000.000.000.000.000 miles (1 mile = 1,6 Km). Si vous voulez aller voir avec votre voiture (autre qu’une Porsche ou une Maserati) à du 65 miles/heure, cela vous prendra 480.000.000.000.000.000 années pour y arriver, ou encore 35 de millions de fois l’âge actuel de l’univers, pour autant qu’il puisse y avoir un début et une fin à ce dernier (3).

L’auteur de l’article vous prévoit une route et un voyage assez dangereux, parce que vous risquez sans aucun doute de vous endormir au volant et n’éviterez pas le crash sur une aussi longue distance. Vous risquez aussi la panne de carburant évidemment, et aurez besoin d’une citerne d’essence aussi importante que le volume de la lune ; n’oubliez surtout pas de vous arrêter assez souvent pour faire le plein d’essence, pour autant qu’il y en ait encore. Pour votre facilité, la citerne sera attachée à l’arrière de votre véhicule. N’oubliez pas non plus qu’il faut aussi changer l’huile de temps à autre et il n’est pas du tout sûr que vous trouviez suffisamment de garages sur votre future route.

Rappelez-vous que vous devrez aussi vous nourrir. Vous ne trouverez pas de restaurants universitaires, mais peut-être bien des restaurants étoilés. Munissez-vous néanmoins d’un bon paquet de biscuits secs et de quelques barres de chocolat.

Vous n’aurez, heureusement pour vous, pas de camions qui vous ralentiront sur votre autoroute, parce qu’ils sont interdits dans l’espace. Au moins une bonne chose.

Et vous êtes enfin arrivé. Hélas, comme vous le voyez, il n’y a pas grand-chose à voir... en tout cas pas beaucoup plus que ce que vous voyez de la terre.




(1). https://en.wikipedia.org/wiki/Isaac_Asimov

(2). Randall Munroe, How long is the drive to the edge of the universe, The New York Times, September 12, 2022.

https://www.nytimes.com/2022/09/12/science/randall-munroe-xkcd-universe-driving.html

(3). Voir Big Bang unique ou rebondissement à l’infini et pas de commencement, blog du 1er septembre 2022, http://www.thebingbangblog.be

jeudi 1 décembre 2022

Réussir sa sortie

2 commentaires:

Pierre Pestieau

Il y a quelques semaines, j’ai publié un livre intitulé : Vivre heureux longtemps (1). La perte récente de deux êtres chers m’a fait comprendre que j’aurais dû y ajouter un chapitre sur la fin de vie ou, plus précisément, sur la possibilité d’assurer dignement sa sortie. Les enquêtes le montrent. A 70 ans, la majorité des gens se déclarent heureux. Ils ne se sont jamais sentis aussi heureux. Ce qui pose problème est la fin de vie. Comme le graphique ci-dessous le montre éloquemment, après un sommet de bonheur vient la chute qui peut être plus ou moins longue et plus ou moins douloureuse.


Pour certains, frappés par un accident de la route ou une attaque cardiovasculaire, la fin de vie est rapide et il n’y a pas de problème. Pour beaucoup, elle peut durer plusieurs mois, voire plusieurs années. Disons-le d’emblée, le problème n’est pas financier. Même si l’on sait que ce sont les derniers mois de la vie qui sont les plus coûteux pour notre système de santé, nous avons les moyens budgétaires de les couvrir. L’enjeu est de parvenir à partir dans la dignité. Quelle tristesse de voir des gens qui ont eu une vie admirable, la terminer lamentablement. Sur ce point, les riches et les pauvres sont logés à la même enseigne. Les uns et les autres peuvent connaître des fins de vie pénibles. Une sorte de justice bien tardive.

Nos sociétés ne semblent pas avoir trouvé la recette qui assure à tout un chacun une fin de vie digne. Témoins les cas de maltraitances tant institutionnelles que familiales qui se multiplient avec le vieillissement. Témoins aussi les nombreux cas d’acharnement thérapeutique que très souvent la personne âgée subit et ne choisit pas. De nombreuses personnes âgées ont une fin de vie sans doute plus indigne que cette vieille femme que le fils ainé abandonnait au sommet du Narayama (2) dans une vieille légende japonaise. Quand on voit la manière dont les seniors ont été traités pendant la pandémie, on se demande où sont les valeurs que l’on invoque si facilement pour condamner ces pratiques traditionnelles.


La recherche d’une fin de vie digne est indispensable mais elle se heurte à la réalité de la souffrance qu’entraine le naufrage de la vieillesse. La question est d’aménager au mieux ce naufrage. Dans les sociétés traditionnelles, cet aménagement relevait de la coutume, comme dans la Ballade de Narayama. Dans les sociétés contemporaines, il est du ressort de l’État qui se doit de protéger les plus frêles de ses citoyens. Il doit le faire en encadrant davantage les soins apportés aux personnes âgées en institution ou au sein de la famille pour éviter la maltraitance, autant que faire se peut. Il doit aussi le faire en permettant à toute personne de mettre fin à ses jours quand elle estime que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Sur ces deux points, on est loin du compte. L’encadrement des personnes en fin de vie laisse à désirer et même en Belgique pourtant jugée comme exemplaire en la matière, l’euthanasie peut se heurter à des obstacles administratifs et à des réticences du corps médical dont on pourrait se passer.

La famille joue aussi un rôle prépondérant. Elle peut apporter un réconfort bien nécessaire en ces moments difficiles. Tout le monde ne peut pas compter sur une famille aimante. Certains se trouvent terriblement isolés en fin de vie. 

Mais, il faut cependant être réaliste. Même si l’État réussissait la gageure d’améliorer la qualité des soins donnés aux personnes fragiles grâce à un personnel aidant plus qualifié, mieux payé et plus nombreux, même si l’euthanasie était rendue moins rébarbative, même si l’on est entouré d’une famille affectueuse, on ne pourra pas toujours éviter ces situations où quelqu’un a pu avoir une vie belle et longue, qui se termine par une triste fin.



(1). Pierre Pestieau et Xavier Flawinne, Vivre heureux longtemps, Paris : PUF, 2022.
(2). Voir mon blog du 27 janvier 2022 : Narayama, un vaisseau spatial.

jeudi 24 novembre 2022

Aphorismes I

6 commentaires:

(Recueillis par Victor Ginsburgh)

Ce petit recueil qui s’est développé au fil de mes lectures, n’est pas habituel. Je n’ai pas du tout cherché, comme l’ont fait beaucoup d’autres, à classer mes notes, comme s’il s’agissait d’un dictionnaire, ni même de me rappeler quand et où je les ai recueillies. Il suffit de savoir que ces textes ont traversé mes vingt-cinq dernières années, si pas un peu plus.

En voici une quinzaine (d’aphorismes, pas d’années).

Je rassemble mes outils : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, l’esprit, le toucher. Le soir est tombé, la journée de travail s’achève. Comme la taupe, je retourne chez moi, dans la terre. Non que je sois las de travailler, je ne suis pas las, mais le soleil s’est couché (Nicos Kazantsakis).

J’ai dit à l’amandier : Frère, parle-moi de dieu. Et l’amandier a fleuri (Nicos Kazantsakis).

-- Si j’étais votre femme, je mettrais du poison dans votre thé.
-- Si j’étais votre mari, je le boirais
(Attribué à Winston Churchill, Nancy Astor Marshall Pinckney Wilder Patrick O’Dowd, David Lloyd George, George Bernard Shaw, Groucho Marx, Anonyme, personne ne le sait).

Si j’étais membre du Parlement, j’écrirais sur mon front “à louer”. Et j’ajouterais “non meublé” (Anonyme).

Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes (Bossuet).

Une histoire venue du fond des âges raconte qu’un sage ne pouvait pas répondre à toutes les questions. L’un de ses disciples décida de le piéger. Il attrapa un papillon et le tint dans son poing. Il vint trouver le sage et lui dit : « Qu’y a-t-il dans ma main, un papillon vivant ou un papillon mort ». S’il dit vivant, pensait le disciple, je l’écraserai, et s’il dit mort, j’ouvrirai la main et laisserai le papillon révéler l’échec du sage aux yeux du monde. Mais le sage me regarda dans les yeux et dit « Tout est entre tes mains » (Anonyme).

Je garde le silence et, lorsque je suis las du silence, je me repose, puis je retourne au silence (Rabbi Zeev de Strykhov).

Si quelqu’un t’a offensé, ne cherche pas à te venger. Assieds-toi au bord de la rivière, et bientôt tu verras passer son cadavre (Lao Tseu).


Un grain de maïs a toujours tort devant une poule (Proverbe béninois).

Celui qui se perd dans sa passion, perd moins que celui qui n’a pas de passion (Saint Augustin).

Deux choses sont infinies, l’univers et la sottise humaine. Mais je ne suis pas sûr de ce que j’affirme quant à l’univers (Albert Einstein).

Ma vie durant, je ne me suis jamais incliné que devant des fleurs de prunier (Cao Ba Quat, poète vietnamien).


Au commencement était le Verbe chômer, 
Et parce que la situation était bien sombre,
Dieu dit : Que la lumière soit !
Et l’emploi fut à l’ordre du jour.
Le lendemain, il créa le travail par ciel
Et une partie du sale air foutue à l’eau.
Le troisième jour, il créa les espèces qui volent,
Les espèces qui nagent, et les espèces trébuchantes.
Le quatrième jour, il créa l’homme de la semaine de quatre jours.
Le cinquième, sixième et septième jour,
Il se reposa (Le petit prophète du Canard Enchaîné).

Quand tu ne sais plus où tu vas, retourne-toi et regarde d’où tu viens (Proverbe sénégalais).

Comment allez-vous ? Comme un savon, toujours en diminuant (Jonathan Swift).

jeudi 17 novembre 2022

Pour une fiscalité responsable

2 commentaires:

Pierre Pestieau

Il existe depuis quelques temps un mouvement vivant à reformer la fiscalité en vue de la rendre plus responsable, c’est à dire plus efficace et transparente. Ce mouvement prend deux formes selon les champs couverts. 

Dans le domaine des dépenses sociales, il y a l’idée de lier étroitement les contributions de chacun aux prestations dont il bénéficie.  Chaque individu disposerait d'un compte personnel appelé « compte notionnel » dans lequel sont créditées chaque année ses contributions et sont débitées les dépenses sociales dont il bénéficie. Tout au long de la vie, le solde de ce compte évoluerait pour s’annuler en fin de vie. Au début, il serait négatif du fait des dépenses de santé, de garde et de scolarité. Au cours de la vie active, le compte serait renfloué pour être fortement positif afin de financer en fin de vie les dépenses de retraite, de santé et éventuellement de dépendance. Cette idée de compte notionnel est surtout mise en application dans le domaine des retraites. Tout au long de la vie active, les cotisations de retraite, qu’elles soient payées par le travailleur ou l’employeur, sont accumulées pour être converties à l'âge de la retraite en une rente viagère. L’avantage de cette formule est que, sachant que ses contributions lui sont retournées tôt ou tard en toute transparence, l’individu n’a aucun incitant à éluder le paiement des différentes contributions qui lui sont réclamées.

La critique principale de cette formule est qu’elle repose sur une hypothèse de rationalité de la part des agents et qu’elle néglige la dimension redistributive. Or, faut-il le rappeler, les raisons qui ont présidé au développement de la protection sociale sont le souci de redistribution et la nécessité de forcer des individus « cigales » à une certaine frugalité.

La seconde idée est celle des impôt spécialisés (en anglais earmarked). Il s’agit d’un impôt affecté à une dépense précise et prélevé en fonction de l’usage que le contribuable fait de cette dépense. Citons deux exemples. D’abord celui de la fameuse redevance télé, abandonnée il y a quelques années, taxe uniforme payée par tout propriétaire de téléviseur pour financer la télévision publique. Ensuite, il y a les péages autoroutiers censés financer la construction et l’entretien des autoroutes. Les domaines où l’on peut recourir à ces impôts spécialisés sont limités. Les domaines régaliens sont exclus de même que le financement de biens publics. Là où il peuvent l’être, ils présentent de sérieux défauts. D’abord, ils sont régressifs dans la mesure où ils ne tiennent pas compte de la capacité contributive des individus. Ensuite, ils peuvent être évités. On rappellera que beaucoup de ménages ne payaient pas la redevance télé. Enfin, ils se prêtent à des subventions croisées qui en compromettent l’objectif. Plus précisément le produit d’une taxe peut être en partie dévié vers un autre objectif que celui qui lui est assigné. Inversement, la dépense dont il est question peut être financée par d’autres impôts.

Pour nous résumer ces deux types d’impôts appartiennent dans la plupart des cas à ce que je n’hésite pas à qualifier de catalogue des mauvaises idées. Il faut le rappeler, il n’existe pas de fiscalité sans douleur. En revanche il existe de nombreuses taxes injustes.

jeudi 10 novembre 2022

Langue et émotion : de Léopold Sedar Senghor à Ngugi wa Thiong’o

6 commentaires:

Victor Ginsburgh

Senghor (1906-2001) était un poète sénégalais et président de son pays de 1960 à 1980. Il est, avec Aimé Césaire et Léon-Contran Damas à l’origine du mot « négritude » et de sa signification. Pour Senghor, « la négritude est un fait, une culture. C'est l’ensemble des valeurs économiques, politiques, intellectuelles, morales, artistiques et sociales des peuples d’Afrique et des minorités noires d’Amérique, d’Asie, dEurope et dOcéanie » (1). Voici ce qu’il écrit : 

« Que représente pour moi, écrivain noir, l’usage du français ? La question mérite d’autant plus réponse qu’on s’adresse ici, au Poète et que j’ai défini les langues négro-africaines de ‘langues poétiques ?’ En répondant, je reprendrai l’argument de fait. Je pense en français : je m’exprime mieux en français que dans ma langue maternelle (2). Le français, ce sont de grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tamtam et même canon.  Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits—si rares dans nos langues maternelles—, où les larmes se font pierres précieuses. Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang ; les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit » (3).

 

Il deviendra Prince des poètes en 1978 et sera élu à l’Académie française en 1983 ; il est le premier africain à y siéger.

 

De l’autre « côté » de l’Afrique, en 1938, au Kenya, naît Ngugi wa Thiong’o. Son premier roman, Enfant ne pleure pas, est publié en anglais en 1962. Le Kenya devient indépendant en 1963. En 1977, Ngugi arrête d’écrire en anglais, et passe à ses langues natales, le Gikuyu et le Kiswahili. Il est emprisonné sans procès en 1977 par le régime autoritaire de Jomo Kenyatta.  

 

Son ouvrage Decolonising the Mind : The Politics of Language in African Literature (4)écrit en 1981 en Kiswahili et publié en anglais en 1986, commence par la dédicace suivante : « Cet ouvrage est dédié à tous ceux qui écrivent dans une langue africaine et à ceux qui, au fil des années, ont maintenu la dignité de la littérature, culture, philosophie, et autres trésors que l’on peut trouver dans les langues africaines ». Il s’en est expliqué comme l’a fait Senghor, mais comme je l’ai écrit plus haut, « de l’autre côté de l’Afrique » :

 

« L’arme la plus meurtrière de l’impérialisme est la bombe culturelle. Elle a pour effet d’annihiler la croyance des peuples [africains] dans leurs noms, leurs langues, leurs environnements, leur unité, leurs capacités, et enfin, eux-mêmes. Ils voient leur passé comme un désert et un non-achèvement dont ils veulent se débarrasser. Cela les fait s’identifier avec ce qui est le plus loin d’eux, par exemple avec des langues d’autres populations que la leur.

 

« Le choix de la langue et son usage est central à la définition d’un peuple par rapport à l’univers. Dès lors, la langue a toujours été au cœur de deux forces sociales qui s’opposent dans l’Afrique du 20ème siècle.    

 

« En 1884, Berlin a divisé l’Afrique entre les langues des pouvoirs européens. Les pays africains, qu’ils soient des colonies ou des néo-colonies ont accepté les langues européennes : Anglais, Français ou Portugais. Les écrivains de ces pays se sont définis en fonction de ces langues. Même s’ils étaient radicaux dans leurs sentiments et leurs problèmes, ils ont cru à l’axiome que la renaissance des cultures africaines se construisait sur les langues européennes.

 

« La langue est un support de la culture et la culture, un support du patrimoine qui se transmet de bouche à oreille (orature), ou par l’écrit. La langue est dès lors inséparable de nous-mêmes en tant que communauté d’êtres humains, notre forme et caractère spécifique, notre histoire spécifique, et notre relation spécifique avec le reste du monde ».  

 

Léopold Senghor 
Ngugi wa Thiong'o


Je suis né en Afrique de l’est, au Rwanda, pas loin de Ngugi wa Thiong’o. Mes premières langues d’enfant étaient l’Allemand et le Kiswahili. Je pensais avoir complètement perdu la deuxième, mais elle m’est très vite revenue lors d’une visite, hélas trop brève, au Kenya en 1990. Ne me demandez pas pour qui, de Léopold Senghor ou de Ngugi wa Thiong’o, vont mes pensées profondes.



(1). https://fr.wikipedia.org/wiki/Négritude

(2). L. Senghor (1962), Le français, langue de culture, Esprit, pp. 837-844

(3). L. Senghor (1956), Ethiopiques (1956).

(4). Publié en anglais chez James Curry Ltd, London.

jeudi 3 novembre 2022

Justice sociale et redistribution

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Pierre Pestieau

Dans une récente étude publiée dans la revue Comparative Political Studies (1), deux politologues américains ont analysé l’évolution des inégalités économiques et des impôts prélevés sur les riches au cours du siècle dernier dans 17 pays, dont les États-Unis, le Canada, le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et une douzaine de démocraties européennes. Ils ont constaté qu'à quelques exceptions près, l'augmentation des inégalités n'a pas entraîné une demande de politiques fiscales plus progressives.

Comment expliquer cette surprenante passivité face à la croissance des disparités des revenus et du patrimoine? Selon ces auteurs, cela viendrait de la manière dont les électeurs conçoivent la justice sociale. Il apparaîtrait que pour une majorité d’entre eux, l’État devrait traiter tous les citoyens de manière égale, indépendamment de leur situation économique plus ou moins avantageuse. Ces conclusions sont basées sur des études expérimentales menées aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne.


Cette norme d’égalité de traitement pourrait expliquer pourquoi, dans la plupart des pays, la taxation des revenus est dans les faits plus proportionnelle que progressive. Les avantages fiscaux divers dont bénéficient les plus riches annihilent la progressivité théorique des taux. 

De ce fait, la fiscalité ne réduit pas les inégalités. Le principal vecteur de redistribution est l’ensemble des transferts en nature. Les ménages accèdent en effet massivement à des services publics gratuits ou facturés à des prix nettement plus faibles que celui du marché, comme la santé, l’éducation ou l’action sociale. En outre, ils bénéficient aussi de transferts monétaires affectés à une dépense particulière comme les allocations logement. Le système de santé, notamment, génère une redistribution importante par rapport à une situation où chacun devrait prendre directement à sa charge sa propre santé et où les cotisations ne seraient pas proportionnelles aux revenus. Car toute chose égale par ailleurs, les problèmes de santé se concentrent davantage dans les catégories des populations les moins aisées qui bénéficient donc davantage du système public de soins.

Cette redistribution par les transferts en nature est compatible avec la norme d’égalité de traitement. Tout le monde a formellement accès à ces différents services et tout particulièrement à l’assurance santé et à l’éducation publique. On aurait ainsi une explication de la pérennité d’un système où les transferts en nature et non la fiscalité assurent l’essentiel de la redistribution. Faut-il s’y résoudre ?

Pas vraiment. D’une part, dans de nombreux pays, les transferts en nature évoluent dans un sens moins universel et donc moins redistributif. D’autre part, il n’est pas acceptable qu’à une époque, où les disparités de revenus et surtout de richesse atteignent des sommets, la fiscalité ne puisse pas être plus progressive.


(1) Kenneth Scheve et David Stasavage, Equal Treatment and the Inelasticity of Tax Policy to Rising Inequality, Comparative Political Studies, 2022.



jeudi 27 octobre 2022

Art invisible

7 commentaires:

Victor Ginsburgh

L’artiste italien, Salvatore Garau (1) vient de mettre aux enchères une sculpture invisible, qui a été achetée par un collectionneur pour la modeste somme de $18.300. Cette sculpture, dit l’artiste, « est littéralement faite de rien, mais c’est une œuvre qui doit activer le pouvoir de l’imagination ». Et j’ajoute que nous faisons face à un artiste intelligent et modeste, si on le compare à ceux qui produisent des non-fungible tokens dont les prix sont autrement plus élevés et dont la qualité est inversement proportionnelle au prix. Plus c’est cher, plus c’est moche.


Salvatore Garau

L’œuvre de Salvatore  Garau s’intitule Io Sono en italien (Je Suis, en français), et trouve sa forme dans son néant. « Le vide » continue l’artiste, « n’est rien de plus qu’un espace plein d’énergie, et même si nous le vidons et qu’il n’en reste rien, ce rien est d’un certain poids ». Cette phrase fait appel au principe d’incertitude du célèbre physicien et prix Nobel, Werner Heisenberg, qui a présenté en 1927 sa découverte : « toute amélioration de la précision de mesure de la position d’une particule se traduit par une moindre précision de mesure de sa vitesse et vice-versa. Mais cette formulation laisse entendre que la particule possède réellement une position et une vitesse précises, que la mécanique quantique empêche de mesurerMais ce principe étant démontrable, il s’agit en fait d’un théorème (2) ».

 

L’œuvre mise en vente était estimée à 7.500 euros et a été acquise pour 18.300 euros par un fin connoisseur. C’est comme quand on met en vente un Picasso estimé à 75 millions et qu’il se vend à 150 millions. Notez que Picasso est mort en 1973, il n’a donc plus rien à dire. Alors qu’il suffit de lire le théorème d’Heisenberg pour comprendre mieux le problème. 

 

L’heureux nouveau propriétaire de Io Sono rentre chez lui, muni, bien entendu, du certificat d’authenticité et d’une petite recommandation : L’espace dans lequel la sculpture doit être exhibée, est un espace strictement conçu : un carré de 1,5 x 1,5 mètres et ceci sans obstructions.

 

« Quand je décide d’exhiber une sculpture immatérielle, l’espace où elle est déposée doit concentrer un certain montant de densités de pensées en un point précis. N’en est-il pas de même avec Dieu que nous n’avons jamais vu ? ».

 

Io Sono n’est pas la seule œuvre de Salvatore Garau. En février 2022, il en a montré d’autres à la Piazza Della Scala à Milan. L’une d’elles (invisible aussi) porte le nom de Bouddha en Contemplation. Elle est placée dans un carré de papier collant sur la place pavée en face de la Scala. Un peu plus tard, il a conçu Aphrodite pleure en face du New York City stock exchange. Il s’agit cette fois d’un cercle blanc et vide. Les frais de transport et les garanties ont été financés par l’Institut Culturel Italien dans les deux cas.

 

« Vous ne voyez pas l’œuvre mais elle existe dans l’air et dans l’esprit » explique l’artiste dans une video, « Il s’agit d’une œuvre qui vous demande d’activer votre imagination, un pouvoir que tout être possède, même s’il croit qu’il ne l’a pas. »

 

J’imagine que, comme d’habitude dans nos blogs, vous vous attendez à une image. Elle est là, en dessous du texte. Ce qu’il y a dans le carré est là aussi, mais invisible. 






(1). Taylor Dafoe, An Italian artist auctioned off an ‘Invisible Sculpture’ for $18.300. It’s made literally of nothing, Art World, June 3, 2021. https://news.artnet.com/art-world/italian-artist-auctioned-off-invisible-sculpture-18300-literally-made-nothing-1976181

(2). Pour comprendre un peu mieux, je vous engage à lire https://fr.wikipedia.org/wiki/Principe_d%27incertitudeJ’ai copié ce qui est décrit dans l’article de Wikipedia que j’ai trouvé remarquablement clair. 


jeudi 20 octobre 2022

Pratiques nuisibles. Pourquoi aller si loin ?

3 commentaires:

Pierre Pestieau

L’Obs du 4 aout dernier consacrait sa une au traitement des filles en Afghanistan. Il titrait : « Être une fille sous les Talibans ». Depuis le départ précipité des Américains il y a près d’un an, le sort des femmes et particulièrement des jeunes filles s’est rapidement détérioré. Mariages forcés et interdiction d’école sont deux exemples parmi d’autres d’une régression radicale de la condition des femmes afghanes. Quand je lis ces articles dans l’Obs, je ne peux pas m’empêcher de penser que la critique des Talibans l’intéresse bien plus que le sort fait aux femmes (1). En effet, il est rare que la presse française, bien-pensante ou pas, ne se fasse l’écho de la condition de la femme africaine, particulièrement dans les anciennes colonies de l’Afrique du Sud-Ouest. Elle n’a pourtant rien à envier à celle des Afghanes.

Il existe pourtant de nombreux rapports portant  sur ce qu’on appelle pudiquement des pratiques nuisibles (2). Dans ces pratiques, il y en a  deux qui m’ont particulièrement surpris et choqué. Ce sont l’excision et le repassage des seins. Ces pratiques concernent dans certains pays plus de la moitié des femmes. On les retrouve même parfois dans l’hexagone.

La pratique la moins connue est sans nul doute le repassage des seins. Pratique traditionnelle que l’on retrouve  notamment au Cameroun, au Togo et en Guinée. Le but est de freiner le développement de la poitrine des jeunes filles par un “massage” réalisé avec des objets chauffés (pierre à écraser, pilon, spatule...) ou non (herbes, serre-seins...). Moins médiatisée que l'excision, cette pratique est cependant toute aussi traumatisante pour les victimes que ce soit sur le plan physique ou psychologique. Son but avoué est de protéger les filles des regards masculins mais au-delà même de ces regards, de les protéger d’une grossesse précoce ou d’un éventuel viol. Contrairement à une idée reçue, elle n’est pas propre aux communautés musulmanes.

Outre ces atteintes physiques à l’intégrité des filles, il y a de nombreuses atteintes morales qui laissent des séquelles psychologiques dont l’expression la plus ordinaire est le traumatisme et la peur. On citera les principales. Il y a tout d’abord le mariage forcé et précoce. Au Cameroun, 40% des femmes sont mariées avant 18 ans et le plus souvent, il s’agit de mariages forcés précoces et non désirés. Cela conduit à des maternités gâchées. Il y aussi la sous scolarisation des filles et leur éviction du cadre successoral. Toutes ces pratiques relèvent du droit coutumier. Sans nier l’importance d’un tel droit, il a un besoin urgent de toilettage pour éviter les conséquences dévastatrices que ces pratiques peuvent avoir sur les femmes africaines.

Quand j’écris ces lignes, je ne peux cacher une certaine gêne. Celle de celui qui fait la leçon à des populations qui ont une culture et une histoire différente de la mienne. Un peu comme les Américains qui au cours des dernières décennies sont intervenus violemment dans de nombreux pays pour y installer leur démocratie.



(1). Le traitement des femmes par les mollahs de Téhéran appelle le même commentaire.
(2). Monique Sakada, Les pratiques coutumières néfastes a l’égard des droits fondamentaux de l’enfant en droit Camerounais de la famille, International Multilingual Journal of Science and Technology, 6, 4070-4081, 2021.

jeudi 13 octobre 2022

L’étrange histoire du « trône » du Roi Salomon à Jérusalem

1 commentaire:

Victor Ginsburgh

Depuis le 7 septembre, le quotidien israélien Haaretz (1) remet tous les jours sur son site web un article intitulé « L’étrange histoire du Trône du Roi Salomon à Jérusalem ». Haaretz est un journal très sérieux, et je ne pense pas qu’il gaspillerait ses forces si ses lecteurs ne lisaient pas l’article qui date du 7 septembre, et est encore facilement accessible le 10 octobre 2022.

Je n’imaginais pas du tout qu’il pouvait s’agir plus simplement de ce que nous appelons également « trône », mais au sens de « je vais où même le roi va à pieds » pour dire poliment où nous allons. Voici les « coupes » du trône du Roi Salomon, qui ressemblent étrangement à celles que nous pourrions trouver dans notre maison ou appartement, en creusant un petit peu.

“Coupes” du trône du Roi Salomon sous différents angles

Fosse d’aisances moins élégante que la précédente
Pas très pratique, c'est le moins qu'on puisse dire

C’est un certain Valter Juvelius, qui au 19e siècle, faisait des recherches en espérant trouver des trésors, mais rien de tout cela, pas moyen de trouver les tombeaux des rois Salomon et David. Par contre, il trouva leur « trône ».

Les travaux ont discrètement été repris par le Père Vincent, un dominicain de l’Ecole Biblique française de Jérusalem, mais il n’a pas eu l’honneur de voir les plans du trône publiés dans une revue qui décrivait les sous-sols de Jérusalem. Voici ce qu’il écrit de sa découverte : « La pièce la plus étrange que j’ai trouvée est un monumental cabinet de toilette. J’implore la clémence de tous mes lecteurs à qui j’ai présenté cette pièce indiscrète. »

Bien entendu, personne n’est sûr que ce trône, qui est une rareté archéologique, a été utilisé par le grand roi Salomon. Comme se le demande l’auteur de l’article, que faisaient les citoyens ordinaires, parce que les archéologues n’ont pas trouvé beaucoup d’autres exemplaires du genre ? Et ceux qui ont été retrouvés sont bien moins confortables que celui du roi. Beaucoup de questions restent floues à propos des quarts d’heure pendant lesquels nous ne travaillons pas. Et puis, du temps de Salomon le papier était remplacé par du parchemin ? Je ne sais pas quel effet cela pouvait faire, et préfère ne pas essayer, ni même y penser.

De fait, à l’époque, Jérusalem avait très peu de différence par rapport à Bruxelles aujourd’hui : pas une toilette dans les rues, et pas de parchemin. 

PS. Comme le Père Vincent « j’implore la clémence des lecteurs à qui j’ai présenté cette pièce indiscrète ».

(1). Ruth Schuster, The strange story of King Solomon’s Throne found in Jerusalem, Haaretz, September 7, 2022.

jeudi 6 octobre 2022

A la poursuite du bien commun

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Pierre Pestieau

Les économistes soucieux de la chose publique sont sûrement soucieux que leurs travaux influencent le décideur public et contribuent ainsi au bien commun. Pour s’en assurer, il suffit de voir dans quelle mesure leurs recommandations se traduisent dans les politiques que mènent les gouvernements. Dans les domaines que je connais relativement bien, celui de la fiscalité et de la protection sociale, le bilan est plutôt mitigé.

Deux remarques avant de poursuivre. Je ne parle pas ici des rapports que les gouvernements commandent à diverses sociétés de consultance, dont le représentant le plus emblématique est McKinsey. On sait que les études émanant de ces sociétés ont le plus souvent pour but de justifier ce que le gouvernement compte faire et non d’indiquer ce qu’il devrait faire. Ensuite, il est clair que le bien commun est un concept assez flou. Le bien commun de Jean Tirole (1) n’est pas celui de Michael Sandel (2), dont la version originale de la « Tyrannie du Mérite » a pour sous-titre : « Qu’est devenu le bien commun ? ». Le bien commun de Jean Tirole repose sur une organisation efficiente et équitable d’une société qui récompenserait le mérite. En revanche, Sandel défend l’idée que la méritocratie conduit à un mélange de colère et de frustration qui conduisent aux votes populistes et à la polarisation extrême.

Dans un blog précèdent, j’ai montré que les rapports sur la réforme fiscale établis par les meilleurs spécialistes du domaine sont restés lettre morte. De nombreux économistes recommandent l’adoption d’une cinquième branche de la sécurité sociale pour couvrir les besoins croissants de couverture de la dépendance. Là aussi, on ne voir guère d’avancée.

Dans le domaine des retraites, en France comme en Belgique, on a pu lire une série de rapports dont le fameux livre blanc de Michel Rocard. Et pourtant la grande réforme annoncée se fait toujours attendre dans l’un et l’autre pays. Ceci dit, il demeure que grâce à une série de réformettes l’âge effectif de départ à la retraite a été relevé garantissant une certaine pérennité au système. Ces réformettes résultent vraisemblablement de la percolation d’idées rabâchées dans ces rapports. C’est sans doute par ce processus de percolation que les rapports d’experts trouvent parfois un écho.

A qui la faute ? Certainement au manque de courage et de vision de nos dirigeants. Mais aussi à la manière dont ces rapports sont rédigés, avec un ton technocratique et paternaliste du type : faites-nous confiance, on ne vous veut que du bien. C’est apparu nettement lors de l’épisode des gilets jaunes dont le mouvement a été déclenché par l’introduction de la taxe carbone. Cette taxe, tous les experts l’appellent de leurs vœux. Alors que les changements climatiques font des dégâts de plus en plus néfastes, les émissions de carbone ne cessent d’augmenter. Clairement, lorsque cette taxe a été introduite en France, il aurait fallu l’expliquer mieux et la préparer mieux. Jean Tirole en est un fervent défenseur au nom du bien commun. En revanche Michael Sanders (3) est plus réservé. Il est particulièrement critique du marché des droits d’émission de carbone et plus généralement des droits à polluer.

Il doute de l’efficacité de ce marché et il le compare à la pratique médiévale de l'Église catholique romaine consistant à permettre aux individus de payer pour réduire la punition d'un péché.



(1). Jean Tirole, Économie du Bien Commun,  PUF, 2016.
(2). Michael Sandel, La Tyrannie du Mérite, Albin Michel, 2021.
(3). https://www.bbc.com/news/magazine-36900260

jeudi 29 septembre 2022

NFTs et Yves Klein

3 commentaires:

Victor Ginsburgh

Les NFTs (non-fungible tokens) sont partout et les artistes qui s’y mettent, font, si on les croit, un travail artistique (et surtout des prix) incommensurable. Rembrandt, Cézanne, Leonard de Vinci, Paul Gauguin, Picasso, Brueghel le Vieux et Jean Seroux, dont j’ai deux tableaux que je regarde tous les jours, sont devenus de la ‘gnognote’, si on veut les comparer aux NFTs de nos jours, qui sont, en principe, uniquement visibles sur des écrans d’ordinateur (1). En voici quelques exemples récents que les « amateurs d’art » s’arrachent aujourd’hui. Certains ont récemment été vendus au prix de $69 millions. Mais ces horreurs font fureur, alors que des artistes remarquables sont doucement en train d’être oubliés.

Vous connaissez sans doute, ne fût-ce que de nom, Yves Klein (1928-1962), artiste français. Trente-quatre ans de vie seulement, mais une œuvre étonnante d’intelligence. Voici par exemple ses femmes nues enduites de la couleur appelée “Bleu Klein”, qui transfèrent leurs corps en se frottant sur des tableaux vierges. Il appelait ces femmes des « pinceaux vivants ».

« Je peins, écrit Yves Klein, d’après modèle le plus souvent et même avec la collaboration effective du modèle depuis quelques années déjà et me demandais pourquoi les peintres figuratifs ou même abstraits quelquefois ressentent le besoin de peindre d’après des nus. La raison de chercher une forme vivante humaine à dessiner et à copier d’après nature ne suffisait pas ; je sentais qu’il y avait autre chose. Le modèle nu apporte la sensualité dans l’atmosphère.

« Un jour, j’ai compris que mes mains, mes outils de travail pour manier la couleur ne suffisaient plus. C’était le modèle lui-même qu’il me fallait pour peindre la toile monochrome...  

« C’était encore plus beau. J’ai jeté une grande toile blanche par terre, j’ai vidé au milieu vingt kilos de bleu et le modèle s’est littéralement rué dedans; elle a peint le tableau en se roulant sur la surface de la toile dans tous les sens, avec son corps. 

« Je dirigeais l’opération debout, en tournant rapidement tout autour de cette fantastique surface au sol guidant tous les mouvements et déplacements du modèle. La fille, tellement grisée par l’action et par le bleu vu de si près et en contact avec sa chair, finissait par ne plus m’entendre lui hurler :  Encore un peu plus à droite, là, revenez en vous roulant sur ce côté-là, cet espace n’est pas encore couvert dans cet autre coin-là, venez y appliquer votre sein droit, etc. »  (Extrait de Yves Klein Viens avec moi dans le vide, Dimanche 27 novembre 1960 Le journal d'un seul jour).

Mais il y a surtout le coup de génie que Klein fait lors de son exposition intitulée Le Vide, qui permettait d’acquérir son œuvre Zone de Sensibilité Picturale Immatérielle. Cette œuvre n’existe pas, mais Klein comprend qu’il ne suffit pas de nommer l’œuvre immatérielle pour qu’elle existe aux yeux de son public : il faut qu’elle soit vendue et quune preuve en reste. Chaque exemplaire de la Zone s’achètera avec de l’or, dont une partie sera gardée par l’artiste, l’autre versée dans la Seine. Cette transaction sera enregistrée par un reçu que voici,

qui contient le texte suivant :

« CACHET DE GARANTIE N° …

« Reçu Trois Cent Vingt Grammes d’Or Fin contre une Zone de Sensibilité Picturale Immatérielle
« Paris (date)
« Signature : Yves Klein
« Cette zone transférable ne peut être cédée par son propriétaire qu’au double de sa valeur d’achat initiale. Le transgresseur s’expose à l’annihilation totale de sa propre sensibilité.
« Comme ce chèque est encore du côté du matériel, Klein en conseille la destruction. Il faut le brûler pour devenir « véritablement » propriétaire de la « zone ». Celle-ci était auparavant transférable, pour le double de son prix à chaque opération : la maquette décompose à droite ce doublement progressif du poids d’or, à l’aide de cases à remplir par les acheteurs successifs.

Un des reçus qui a survécu vient d’être vendu par Sotheby’s Paris à un collectionneur européen au prix de $1,2 millions (2) (3). C’est tellement plus subtil que les singes et ce que fait l’artiste Beeple qui a vendu son œuvre (si l’on peut dire) à $69 millions. Je n’ai pas la moindre envie de vous la montrer, mais vous pouvez l’admirer sur le site https://www.one37pm.com/nft/beeple-everydays-the-first-5000-days-auction-nft. Vous y trouverez aussi, un peu plus loin, le Crypto Punk 7804, vendu à $7,566,173.88. Quel génie !

Vous aurez certainement observé que la couleur de la couverture du carnet de chèques d’Yves Klein était du Bleu Klein. Il y avait encore du génie à l’époque…



(1). L’acheteur du NFT ne reçoit pas l’oeuvre sous-jacente, mais un jeton (token) numérique donnant accès à un fichier numérique enregistré dans une blockchain (disons, un ensemble d’orinateurs reliés) et de fichiers ayant pour objet de représenter le certificat d’authenticité de l’actif sous-jacent. Voir Idefisc, septembre 2022.

(2). Voir Angelica Villa, Rare Yves Klein receipt from storied empty space sale heads to auction, ARTnews, March 22, 2022. https://www.artnews.com/art-news/market/yves-klein-receipt-sothebys-auction-1234622477

(3). Guillermo Vega Fischer, Over a million dollars for the void. Yves Klein’s zone of immaterial pictorial sensibility, Hilario Artes Letras Oficios https://www.hilariobooks.com/notice-article.php?slug_es=mas-de-un-millon-de-dolares-por-el-vacio-la-zona-de-sensibilidad-pictorica-inmaterial-de-yves-klein&lang=en, Mitchell F. Chan, Why it took 60 years to fully recognize Yves Klein’s genius, Sotheby’s sales catalogue https://www.sothebys.com/en/buy/auction/2022/collection-loic-malle-only-time-will-tell-2/zone-de-sensibilite-picturale-immaterielle-series.

 

jeudi 22 septembre 2022

France ou Belgique, avons-nous les moyens d’y bien vieillir ?

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Pierre Pestieau

En France, le débat sur l’âge de la retraite est on ne peut plus clivant. Pourquoi une telle polarisation du débat sur les retraites aujourd’hui entre partisans de la retraite à 65 ans et partisans de la retraite à 60 ans ?  Cet emballement est pourtant en profond décalage avec les dernières projections de la Commission Européenne. Est-ce à dire qu’il ne faut pas reformer le système de retraite ? Qu’en est-il de la Belgique où le débat sur l’âge de la retraite est aussi passionné ? D'après les projections les plus récentes (1), en France, les retraites publiques qui représentent actuellement 14,8% du PIB  n’en représenteront que 14,6 en 2045. En revanche en Belgique ces grandeurs iront de 12,2% à 15,1. On le voit les perspectives sont plus sombres en Belgique qu’en France.


Ces projections sont effectuées en fonction des paramètres actuels. Elle impliquent pour les deux pays une baisse relative des pensions aux regard des revenus d’activité. C’est la raison pour laquelle les gouvernements des deux pays veulent reformer le système. L’âge légal n’est qu’un paramètre parmi d’autres. Il est de 62 ans en France pour prendre une retraite à taux plein alors que cet âge est porté à 65 ans ou plus en Belgique comme chez la plupart de nos partenaires européens. En ne se focalisant que sur l’âge de la retraite, on fait volontairement l’impasse sur la complexité et la variété des paramétrages en Europe.

Il existe en effet d’autres paramètres tout aussi importants comme la durée de la carrière qui permet de toucher une retraite à taux plein ou encore les nombreux régimes spéciaux qui autorisent des départs bien avant cet âge légal. En définitive ce qui importe, c’est l’âge moyen de cessation d’activité. Il est assez proche en Belgique et en France où il est respectivement de 63,4 et 62,3 ans. Une autre variable qu’il importe de prendre en compte est la durée moyenne de la retraite, cette période pendant laquelle nous dépendons pour l’essentiel du système de retraite. Alors qu’en 2019, elle était de 12,2 ans en Belgique et 14,8 en France, ces grandeurs passeront respectivement à 15,1 et 19,6. Cette augmentation est essentiellement due à l’allongement de la vie auquel on s’attend raisonnablement. Elle crée nécessairement une forte pression sur les finances publiques.


Pour répondre au titre de ce blog, il semblerait qu’en France comme en Belgique on puisse continuer de toucher une retraite dont le montant décline pendant une période de plus en plus longue. En d’autres termes, il est difficile d’avoir en même temps une retraite dont la durée est de plus en plus longue et dont le montant est adéquat. Si l’on veut se donner les moyens de bien vieillir, on n’échappera pas à la nécessité de relever l’âge effectif de départ à la retraite, tout en le modulant pour tenir compte de l’état santé des travailleurs.



(1) European Commission, The Ageing Report, Economic and Budgetary projections for the EU Member States (2019-2070), Publications Office of the European Union, Luxembourg, 2021.

 

jeudi 15 septembre 2022

Une nouvelle revue : Le Journal des Rejets

6 commentaires:

Victor Ginsburgh

Je dédie ce blog à mes consœurs et confrères qui, comme moi, ont vécu le déplaisir de se faire se rejeter, parfois plusieurs fois, le même article scientifique.

Je suis tombé sur une revue scientifique anglophone (comme le sont devenues un grand nombre de revues) qui a pour titre The Journal of Universal Rejection. Ce titre est accompagné d’un emblème qui représente une main dont les doigts sont fermés, à l’exception du pouce qui est bien ouvert mais pointé vers le bas. La main est entourée d’une devise latine « reprobatio certa, hora incerta » qui est facile à comprendre. Je suppose que c’est fait pour ceux qui envoient à ladite revue un article en latin.

On trouve les instructions strictes habituelles, que je traduis plus ou moins (1) :

Au sujet du journal

Le principe fondateur du Journal de Rejets est de rejeter tous les articles. C’est-à dire que toute soumission d’un article, quelle qu’en soit la qualité, seront rejetés. Il y a cependant plusieurs raisons pour lesquelles vous auriez quand même envie de soumettre votre dernier article à la revue :

  • Vous pouvez nous soumettre votre manuscrit sans souffrir en pensant au futur. Vous devez être rassuré que votre article ne sera sûrement pas accepté pour publication.
  • La soumission de cet article est gratuite.
  • Vous pouvez dire à vos collègues que vous avez soumis votre article à un revue prestigieuse qui rejette tout le monde, tellement votre article est mauvais. Vous n’avez donc aucune raison de vous sentir moins bon que n’importe lequel de vos collègues.
  • La revue est unique en son genre. Soumettre votre manuscrit est un honneur.
  • Vous êtes la seule ou le seul à pouvoir dire que vous soumettez un article qui sera refusé.
  • Vous gardez tous vos droits de soumettre votre article à une revue moins prestigieuse que la nôtre, même avant que nous vous envoyions la lettre de non-acceptation.
  • La décision finale est souvent (mais pas toujours) rendue endéans les quelques heures de votre envoi.

Comité de rédaction

Fondateur et éditeur en-chef : Caleb Emmons (mathématicien et poète)

Editeurs associés : Suivent 35 noms depuis Baranovski (Université du Kentucky du Nord, Science Politique) jusqu’à Zuckerman (Université d’Adelaïde, Etudes juives), en passant par Hanjo Haman (Max Planck Institute, Bonn Universität, Physique des particules bizarres).

Instructions aux auteurs

La revue sollicite n’importe quoi, de la poésie à la prose, en passant par la physique quantique, et bien évidemment, les sciences économiques. Votre manuscrit peut être formatté n’importe comment, nous ne le lirons de toute façon pas.

Les articles doivent nous être soumis par courrier électronique. Vous êtes en droit d’envoyer quelques lignes si l’article est un peu trop long. Vous serez récompensé par un rejet, quoi qu’il arrive.

Le processus de réponse à votre article varie. Parfois, l’éditeur-en-chef refuse votre article sans le lire. Mais parfois il lit la dernière ligne de la page 18. Si vous avez plus de 18 pages, l’éditeur-en-chef envoie votre article à 27 éditeurs associés, qui se demanderont ce qui leur arrive et qui prendront leurs temps (entre trois et six mois) pour évidemment rejeter l’article. Vous pourriez vous étonner que la réponse traîne et prendrez courage, hélas.

Archives et articles publiés

Vol. 1, Mars 2009 : pas d’article accepté
Vol. 1, Juin 2009 : pas d’article accepté
Vol. 1, Septembre 2009 : pas d’article accepté
Vol. 1, Décembre 2009 : pas d’article accepté
….
….
Vol. 14, Mars 2023 : pas d’article accepté
Vol. 14, Juin 2023 : pas d’article accepté
….

Nous avons le regret de vous annoncer que nous arrêterons la publication de notre revue en 2065. Dépêchez-vous de nous envoyer vos meilleurs articles. Même s’ils ne sont pas publiés, vous les aurez au moins soumis.



(1) Voir l’original à https://www.universalrejection.org