jeudi 27 mai 2021

Obsolescence programmée

3 commentaires:

Victor Ginsburgh

 

Je pensais que l’obsolescence planifiée ou programmée était un relativement nouveau « truc » mis en place pour obliger les consommateurs à racheter rapidement le même produit, parfois un peu amélioré, et encore. Nous savons tous que les ordinateurs et les téléphones portables sont pratiquement hors d’usage après cinq ou six ans. Il en va de même des aspirateurs, machines à laver, frigos, sans compter mon rasoir et ma brosse à dents électriques (pas les dents, mais les outils) et bien d’autres gadgets de la même espèce, parce que la batterie est usée. Il suffirait de pouvoir remplacer la batterie, ce qui n’est pas tout à fait impossible, mais les producteurs préfèrent forcer les consommateurs à racheter du neuf. 

 

Eh bien non ! L’idée d’obsolescence programmée date d’au moins 1932, année durant laquelle un certain Bernard London, agent immobilier autodidacte, né en Russie en 1872 ou 1873, écrit un texte dans lequel il prône l’obsolescence planifiée (1). Vous noterez que ce petit ouvrage est sorti en plein milieu de la Dépression des années 1930 aux Etats-Unis, mais aussi dans le monde. Et, à l’époque, c’était une bonne idée. Voici ce que London écrit : 

 

« L’homme est à l’origine des troubles actuels et doit lui-même en concevoir les remèdes et les appliquer. L’organisation économique actuelle de notre société se révèle inadéquate, dictée par les caprices et lubies imprévisibles du consommateur. La majorité des gens, animés par la peur et l’hystérie, font, par rapport à leurs habitudes avant la Dépression, un usage prolongé de leurs biens. Notre gestion moderne doit trouver le juste équilibre entre la production et la consommation. En renonçant à la force de travail d’une dizaine de millions de personnes, la société accumule des pertes inestimables ».

 

Il suggère une planification prise en mains par l’état :

 

« Le remède que je propose assurerait une source permanente de revenu au gouvernement qui pour atteindre ces objectifs [ferait] déterminer une durée de vie aux chaussures, maisons et machines, à l’ensemble des produits fabriqués dans les usines, extraits des mines ou issus de l’agriculture où ils sont créés, et ils seraient vendus et utilisés par un consommateur averti de cette existence limitée. Une fois le temps alloué expiré, ces choses seraient légalement déclarées ‘mortes’, contrôlées par l’agence fédérale et détruites en cas de chômage massif… Les rouages de l’industrie seraient [ainsi] maintenus en activité, l’emploi régularisé et assuré pour les masses ».



Pour éviter cette machinerie très lourde proposée par Bernard London, les pays de l’UE (et sans doute d’autres) essaient plutôt d’imposer des lois qui empêcheraient les producteurs de nous flouer, et de nous habituer tous, consommateurs et producteurs à lutter contre la pollution.

 

Ainsi, en 2019, le gouvernement français a proposé un projet de loi relatif à la lutte contre le gaspillage des déchets électroniques. Ce projet renforcerait l’information du consommateur sur la qualité et les impacts environnementaux des produits qu'il consomme, mettrait fin au gaspillage pour préserver les ressources naturelles, et mobiliserait les industriels pour non seulement transformer les modes de production, mais mieux gérer les déchets. Le gouvernement a ainsi abordé l’obsolescence programmée en suggérant que (a) les équipements devraient comporter une information sur la possibilité de réparer, (b) les producteurs des équipements seraient obligés de prévoir des pièces de rechange ce qui permettrait de réduire les déchets et (c) les producteurs seraient censés informer les consommateurs de la période de vie des logiciels, de façon à éviter que de nouveaux logiciels (obligatoires) rendent obsolète le matériel lui-même (2). Par ailleurs, l’Union Européenne a adopté des lois qui obligent les producteurs à rendre certains appareils plus faciles à réparer à partir de 2021 (3), un des objectifs du programme français.

 

Il est clair que si ces lois sont adoptées, elles permettraient d’éviter, partiellement et de façon contournée (en invoquant la lutte contre la pollution), l’obsolescence programmée et souvent sauvage des producteurs.

 

En attendant, je viens d’acquérir un nouveau MacBook Air. Cinq kilos de câbles commutateurs, transformateurs, et autres gadgets, à la poubelle. Grâce à une initiative de l’Union Européenne, toutes les entrées et sorties de câbles anciens sont obsolescentes. Mais l’avenir est brillant, puisque nous pourrons tous nous connecter à n’importe qui et à n’importe quoi !   

 

 

(1). Bernard London, Ending the depression through planned obsolescence, New York, 1932. Ce petit texte a été traduit en français (pour la première 90 ans après sa publication en anglais) et a pour titre L’obsolescence programmée des objets, Editions Allia : Paris 2019.

 

(2). Michael Guilloux, Le Sénat (français) inscrit l’obsolescence logicielle dans le projet de loi pour une économie circulaire, 27 septembre 2019, Accès à l’article en tapant le titre du document.

 

(3). Olivier Famien, L’UE adopte des lois qui obligent les fabricants à rendre certains appareils plus faciles à réparer et plus durables, 29 janvier 2019, Accès à l’article en tapant le titre du document.

jeudi 20 mai 2021

Pour une taxation ponctuelle de la richesse

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Pierre Pestieau

 

La crise sanitaire accentue fortement les inégalités. Quelques chiffres permettent d’en prendre la mesure : la fortune des 43 milliardaires français a progressé de 2 % en 2020 et les dix personnalités les plus riches du monde se seraient même enrichies de 540 milliards de dollars en 2000. Sans prendre de cas aussi extrêmes, en Belgique, l’épargne des classes moyennes supérieures a bondi à 20,7% du revenu disponible en 2020 alors qu‘elle s'élevait à 13,0% en 2019. Tout à la fois, une fraction de la population a vu son pouvoir d’achat tomber en dessous du seuil de pauvreté. En clair, il y a des (grands) perdants et des (grands) gagnants. Les révélations récentes de l’Open Lux ont confirmé cette concentration de la richesse et ses mécanismes.

Dans des travaux récents (1), j’ai indiqué mes réticences vis-à-vis de l’instauration d’une taxe sur le patrimoine. Non pas que je ne veuille pas lutter contre la concentration de richesse qui ne cesse de croître et conduit à des inégalités injustifiables, mais nous disposons déjà d’un arsenal bien suffisant avec la taxation des revenus du capital et les droits de succession. Il vaut mieux améliorer la perception de ces deux impôts que d’en introduire un troisième qui ne serait pas mieux administré.

Il peut cependant exister une exception à cette conclusion. On peut en effet défendre l’idée d’un impôt ponctuel sur la fortune lorsque des circonstances particulières, telles qu’une guerre ou une pandémie, conduisent à un changement radical dans la répartition des revenus et de la richesse. Pour être plus précis, un certain nombre d'économistes ont prôné une telle taxe suite à la montée du Covid-19 (2). Il semble en effet que le ‘lockdown’ imposé par la pandémie a accru les inégalités économiques en mettant à l'abri les rentiers et ceux dont les revenus sont protégés et en pénalisant les travailleurs indépendants et non qualifiés. Une telle taxe qui ne serait imposée qu’une seule fois devrait être suffisamment importante pour financer une partie des énormes déficits causés par la pandémie. Son principal avantage serait d’atteindre les plus-values effectives, et pas uniquement réalisées, et d'éviter la plupart des effets dissuasifs des impôts dans la mesure où celui-ci serait ponctuel et non anticipé.  Ce serait équitable sur le plan intergénérationnel car il toucherait principalement les personnes qui n’ont pas souffert des pandémies. Parmi celles-ci, on compte beaucoup de personnes âgées qui détiennent une partie de la richesse nationale et qui bénéficient de revenus que la pandémie n’a pas affectés.

Divers pays ont utilisé un tel impôt ponctuel à la suite de guerres tant pour en couvrir les coûts que pour taxer ceux qui se sont indûment enrichis. Fin 2020, l'Argentine a adopté un impôt sur la fortune qui conduira à un tel prélèvement alors que le gouvernement tente d'augmenter les revenus durement touchés par la pandémie de Covid-19 (3). Ironiquement, il y a vingt ans, dans un plan visant à effacer la dette nationale et à renforcer ses ambitions présidentielles, Donald Trump a proposé une taxe unique de 14,25% sur le patrimoine des ménages américains. Tout récemment, une étude officielle du gouvernement britannique en défendait l’idée.

Les économistes sont, pour dire le moins, tièdes face a cette proposition. Plusieurs raisons à cela. D’abord, beaucoup d’entre eux seraient pénalisés par une telle taxe. Ils redoutent en outre que l’État décide de pérenniser cette proposition en reniant son engagement. Enfin, ils trouvent moins douloureux de recourir à l’emprunt qui paraît indolore en ces temps de taux d’intérêt nuls.

Pas de commentaire sur la première raison. Quant à la seconde, elle se comprend et il importe d’être prudent dans la formulation de la proposition. La dernière est trompeuse à moins de rembourser rapidement les emprunts. Viendra un jour ou les taux d’intérêt augmenteront et le risque de se trouver coincé dans un effet boule de neige cauchemardesque est réel.

 

(1). Boadway, R. et  P. Pestieau (2021), “An Annual Wealth Tax? Not Such a Good Idea”, à paraitre dans FinanzArchiv.

(2). Landais, C., E. Saez and G. Zucman (2020), “A Progressive European Wealth Tax to Fund the European COVID Response,” https://voxeu.org/article/progressive-european-wealthtax-fund-european-covid-response

Advani, A., E. Chamberlain et A. Summers (2020), A wealth tax for the UK, Wealth Tax Commission Final Report   https://www.ukwealth.tax

(3). La Bolivie a aussi mis en place une taxe sur la richesse non-reconductible

jeudi 13 mai 2021

Bancs publics

5 commentaires:

J’ai laissé la plume à un de mes amis, Daniel Vander Gucht, professeur à l’Université Libre de Bruxelles et éditeur de livres (1). Il écrit tellement mieux que moi mais me vole quand-même un blog que je voulais écrire au sujet des bancs publics. Je suis, comme lui, fatigué par les promenades, surtout quand les rues montent. Je cherche plutôt des rues qui descendent depuis ma maison jusqu’à ma maison, comme dans les dessins d’Escher. Mais ce n’est pas plus simple à trouver que des bancs publics. Voici son texte. V.G.

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Les amoureux des bancs publics

Daniel Vander Gucht


Il y a quelques jours, l’homme d’intérieur qu’a fait de moi le télétravail obligatoire pour ma profession a entrepris une fantastique odyssée, sur le conseil impérieux de mes proches, qui craignent que mon exosquelette prenne la forme de mon divan : me rendre de mon domicile ucclois au Parvis de Saint-Gilles, à pied évidemment.

Maison typique uccloise
 
Maison typique de St Gilles : la prison
dans laquelle nous nous trouvons tous
les jours pour le moment

Au retour, pour éviter les montées trop raides, j’ai décidé d’emprunter un autre chemin qui me permette, tant que faire se peut, de regagner mes pénates en longeant les courbes de niveau qui me reliaient à mon adresse à l’aide de la carte topographique greffée à mon cortex cérébral.

C’est que les mesures d’altitude ne sont pas réservées aux ingénieurs et aux pompiers et ne servent pas qu’au calcul des risques d’inondation, à la construction de routes et de ponts, aux prévisions météo ou encore à la circulation aérienne mais elles permettent aux piétons lancés dans la circulation urbaine d’économiser leurs forces et de profiter du paysage sans avoir la sensation de gravir le mont Ventoux car, à partir d’un âge certain (et d’un poids tout aussi assuré), le seul col qui importe est celui du fémur.

Ce que je voulais vraiment dire, c’est que j’ai été totalement scandalisé de constater que durant tout mon périple à travers les rues de Saint-Gilles, de Forest et d’Uccle, je n’ai pas croisé un seul banc public où j’aurais pu m’assoir et reprendre mes forces un instant. Pas un seul !

Les endroits où j’ai pu poser mes fesses auront été un arrêt de bus, un rebord de fenêtre et un arceau en métal pour parquer les vélos. Les bancs publics font pourtant bien partie du mobilier urbain que je sache. Et comment font les personnes âgées ou les femmes enceintes, les « impotents et les ventripotents » qu’évoque Georges Brassens dans sa chanson ? Est-ce vraiment pour éviter de croiser des amoureux qui s’y bécotent ou des malheureux sans toit ni abri qui s’y reposent ? Est-ce pour cacher cette misère et chasser ces inciviques qui osent encore s’assoir sur les bancs publics que l’on traite les flâneurs et les moins valides comme des nuisibles ? 

Amoureux qui se bécotent sur les bancs publics

Franchement c’est honteux et cela me révolte. Et puisque nos édiles se donnent tant de mal pour « humaniser la ville », qu’ils commencent par offrir à leurs concitoyens des bancs agréables et généreux qui nous redonnent le goût d’observer et de jouir du spectacle de la vie urbaine qui fait tout son charme plutôt que de les obliger à courir d’un point à un autre sans possibilité de s’arrêter un instant et de profiter de la vie.

À moins que cela aussi nous soit désormais interdit ? 


(1) Editions La Lettre Volée, http://www.lettrevolee.com/spip.php