jeudi 28 octobre 2021

La transmission des valeurs: une autre forme de legs

2 commentaires:

Pierre Pestieau


Quand on parle de transferts intergénérationnels de parents à enfants, on songe d’abord à l’éducation puis à la transmission en espèces ou en nature. Il existe pourtant une forme de transmission sans doute aussi importante, qui est celle des valeurs. Ce type de transmission est sans doute moins discuté par les économistes parce qu’il est difficilement repérable et quantifiable. Des valeurs telles que l’honnêteté, le civisme, l’altruisme ou la conscience professionnelle se transmettent des parents aux enfants, d’ailleurs plus par l’exemple que par les beaux discours. Elles ont des implications économiques réelles. On peut ainsi conjecturer qu’une société où règnent le civisme et l’altruisme peut faire l’économie d’interventions coûteuses dans le domaine social et environnemental. Pour illustrer ce type de transmission, je prendrai deux exemples qui ont marqué mon enfance : la bande dessinée « Spirou et les héritiers » (1) et la fable de la Fontaine « Le laboureur et ses enfants » (2).  


La bande dessinée commence par la mort de l’oncle de Fantasio et de Zantafio. Cet oncle avait décidé de léguer sa fortune à un seul de ses deux neveux. Pour cela, l'un d'entre eux doit réussir au moins deux des trois épreuves qu'il leur impose. Fantasio remporte deux des trois épreuves et découvre la nature de son héritage : son oncle n'avait en réalité rien à lui léguer, sinon l'expérience acquise au cours de ces épreuves.

Pour la fable du laboureur, je prendrai la version d’Ésope qui est plus courte que celle de son continuateur français :

Un laboureur, sur le point de terminer sa vie, voulut que ses enfants acquissent de l’expérience en agriculture. Il les fit venir et leur dit : « Mes enfants, je vais quitter ce monde ; mais vous, cherchez ce que j’ai caché dans ma vigne, et vous trouverez tout. » Les enfants s’imaginant qu’il y avait enfoui un trésor en quelque coin, bêchèrent profondément tout le sol de la vigne après la mort du père. De trésor, ils n’en trouvèrent point ; mais la vigne bien remuée donna son fruit au centuple. Cette fable montre que le travail est pour les hommes un trésor.

Qu’il s’agisse d’expliquer la réussite d’une personne ou le développement d’un pays, l’économiste se heurte à la même question. Ce qui est quantifiable n’explique pas tout. Chez l’individu, l’éducation et le patrimoine hérité des parents ne suffisent pas. Il faut aussi le sens de la responsabilité, la motivation, la confiance en soi, autant de qualités qui peuvent venir de la famille. Si l’on se tourne vers les pays, on s’aperçoit que certains qui ont des dotations en ressources naturelles et en capital humain plus élevées que d’autres peuvent connaître une croissance plus lente. On parle alors de déficit des institutions mais aussi de valeurs telles que le sens des responsabilités, le goût de l’effort et la capacité à coopérer. Quand on parle de ce qu’une génération transmet à la suivante, on le fait surtout en termes financiers, le stock de capital et la dette publique ou en termes d’environnement, la pollution et les ressources rares. La transmission de valeurs est peut-être tout aussi importante.

L’économiste français Thierry Verdier (3) a largement étudié ce mécanisme de transmission culturelle intergénérationnelle des préférences et des valeurs. Il a ainsi pu mieux éclairer des problématiques telles que la soutenabilité de l’État providence dans un contexte multiculturel ou l’impact de valeurs culturelles sur la croissance et le développement économique.

On notera en guise de boutade que la transmission de valeurs quelle que soit son intensité échappe aux droits de succession.



(1) André Franquin, Spirou et les héritiers, Éditions Dupuis 1952.

(2) Jean de la Fontaine, Le laboureur et ses enfants Fables de La Fontaine, éditées pour la première fois en 1668.

(3) Thierry Verdier, « Dynamique économique et interactions sociales », Annuaire de l’EHESS [En ligne], | 2012, mis en ligne le 01 juillet 2015, consulté le 27 juillet 2021. URL : http://journals.openedition.org/annuaire-ehess/21388





jeudi 21 octobre 2021

Contredire Woke : Traduttore, traditore ? (*)

3 commentaires:

Victor Ginsburgh

Je parle espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à mon cheval (Charles-Quint).

La traduction ne marche pas comme on le croit, et, même si je suis d’accord avec les propos de Pierre dans son blog de la semaine dernière, je voulais ajouter que rien n’est simple.

L’écrivain kenyian, James Ngugi, a publié en anglais ses premiers livres Weep Not, Child et The River Between. Après avoir terminé ses études à l’Université de Leeds en 1986, il décide, et n’a plus changé par la suite, de s’appeler Ngugi wa Thiong’o son vrai nom, et se met à écrire uniquement en Gikuyu (une des langues parlées au Kenya). Par la suite il enseigne à l’Université de Nairobi au département d’anglais, tout en proposant de le fermer. Il trouvait impératif qu’une université africaine enseigne la littérature africaine en « africain ». Il était important, disait-il, de « décoloniser le monde », le titre d’un autre de ses ouvrages, dans lequel il estime que « l’arme la plus dangereuse de l’impérialisme est la bombe culturelle » (1). Plusieurs auteurs africains, dont David Mandessi Diop et Oblajunwa Wali ont suivi les traces de Ngugi. 

Franz Fanon, écrivain marxiste, né à la Martinique, cité par Pierre Pestieau dans son blog de la semaine dernière, écrit en français ses ouvrages Peau noire, masques blancs et Les damnés de la terre (2). Il meurt d’un cancer à l’âge de 36 ans aux Etats-Unis. L’anti-colonialiste Aimé Césaire, déclarait qu’il appartenait à la race des opprimés, tout en étant député de la Martinique de 1945 à 1993. Il fonde le mot négritude qui est, écrit-il « la simple reconnaissance de fait d’être noir et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ». Mais cette phrase est écrite en français (3).

Comme l’est celle de Léopold Sédar Senghor, un autre noir, sénégalais cette fois, qui écrit que « c’est une attitude et une méthode, encore une fois, un esprit, qui, significativement, fait moins la synthèse que la symbiose de la modernité et de la négrité. Je dis négrité et non négritude puisqu’il s’agit de l’esprit nègre plutôt que du vécu nègre » (4). Senghor, élu à l’Académie Française, pense aussi que « le français, ce sont de grandes orgues qui se prêtent à toutes les oreilles, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage... Des fusées qui éclairent la nuit » (5).

Le magnifique écrivain nigérian, Chinua Achebe se demande « s’il est juste qu’un homme devrait abandonner sa langue maternelle pour autre chose ? Cela me semble un horrible abandon et engendre un sentiment de culpabilité, mais pour moi, il n’y a pas le choix. On m’a donné cette langue (l’anglais), et j’ai l’intention de l’utiliser » (6).

Voici pour la négritude. Mais il y a aussi les écrivains européens qui ont migré entre pays, voire, entre continents : Elias Canetti (prix Nobel) et Imre Kertesz (prix Nobel) par exemple, qui, tout en étant Juifs, n’ont pas voulu abandonner leurs langues d’origine, l’allemand et le hongrois. Contrairement à Aharon Appelfeld (roumain), Samuel Beckett (irlandais), Joseph Conrad (polonais), Eugène Ionesco (roumain) ou Milan Kundera (tchèque) et beaucoup d’autres, qui, au contraire sont tombés amoureux des langues de leurs pays adoptifs (hébreu, anglais et français).


Hannah Arendt, juive née en Allemagne a cessé d’écrire en allemand, pour se tourner vers l’anglais après la guerre 1940-1945, mais dit quand même « Was bleibt ? Es bleibt die Muttersprache » Que reste-t-il s’il ne reste pas la langue maternelle (7).

Hannah Arendt
Franz Kafka
Jacques Derrida


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Franz Kafka et Jacques Derrida, nés tous deux dans des familles juives, écrivaient à regret en allemand et en français. Le premier aurait préféré le Yiddish ; le second rêvait d’écrire en Ladino ou en berbère. Je cite Derrida : « Je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne… Car jamais je n’ai pu appeler le français, cette langue que je parle, ma langue maternelle » (8).
 
Et pour en terminer, voici la première phrase de Lolita écrite en anglais par le russe Vladimir Nabokov :

« Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three on the teeth. Lo. Lee. Ta »,

et sa traduction en russe par le russe Nabokov, lui-même :

« Lolita, svet moej zhizni, ogoní moih chresel. Greh moj, dusha moja. Lo-li-ta: konchik jazika sovershaet putí v tri shazhka vniz po nebu, chtoby na tretíem tolknutísja o zuby. Lo. Li. Ta. ».

Vous accepterez, je pense, la beauté des allitérations dans le texte anglais. Je doute qu’elles sont aussi belles en russe.


Et Vladimir Nabokov, qui était aussi chasseur de papillons

                         

(*) Ce blog est base sur Niall Bondand Victor Ginsburgh, Language and emotion, in Victor Ginsburgh and Shlomo Weber, The Palgrave Handbook of Economics and Language, London: Palgrave Mac Millan, 2016, pp. 213-260.
(1) Ngugi wa Thiong’o, Decolonizing the Mind : The Politics of Language in African Literature, Oxford : James Currey, 1986.
(2) Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris : François Maspero, 1961.
(3) Aimé Césaire, Discours sur la négritude.
(4) Léopold Sédar Senghor, Les noirs dans l'antiquité méditerranéenne, Ethiopiques 11 (1977), pp. 30-48.
(5) Léopold Sédar Senghor (ed), Ethiopiques, Paris: Seuil, 1956.
(6) Chinua Achebe, The African writer and the English language, in Morning Yet on Creation Day: Essays, London: Heineman, 1964.
(7) Voir interview https://www.rbb-online.de/zurperson/interview_archiv/arendt_hannah.html
(8) Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris : Galilée, 1996.