jeudi 25 mars 2021

Il y a quelque chose en nous de Cigale (1)

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Pierre Pestieau


Dans l’imagerie populaire influencée par cette fable de La Fontaine (2), la cigale vit sa vie tellement intensément qu’elle en oublie le futur. Elle n’épargne pas pour ses vieux jours, qui dans son cas se réduisent à l’espace d’un hiver ; pire encore, elle ne travaille pas. Elle exaspère le bourgeois par son inconséquence mais tout à la fois elle le fascine pour sa légèreté. A l’opposé la fourmi est travailleuse mais aussi ennuyeuse. Elle est aussi cruelle comme le sont ceux qui refusent d’aider les pauvres sous prétexte qu’ils ne sont pas méritants. Elle doit avoir de nombreuses tares puisque sa réticence à prêter est son plus petit défaut.

Cette fable est à l’image de notre société où les nantis veulent trouver de bonnes raisons pour ne pas aider les malchanceux. On se convainc qu’ils le sont par paresse ou insouciance et que de ce fait ils ne méritent pas d’être secourus. Plus encore, on se rassure à l’idée qu’en ne les aidant pas, on leur rend un grand service en les forçant à se ressaisir pour rapidement regagner le droit chemin du travail et de l’épargne. C’est ainsi que l’on arrive à cette distinction risquée entre pauvres méritants et pauvres qui ne le sont pas, ces derniers ne devant pas être assistés.

Le comportement de la cigale est à la base de notre système de retraite. La plupart d’entre nous souffrons de ce qu’on pourrait appeler une dualité des « moi ». Il y aurait le moi de l’impatience et de la gratification immédiate. Ce moi donne peu de poids au futur et se focalise sur le présent. Si l’on suit ce moi, on tend à consommer tout son revenu voire davantage. Ce moi coexiste avec un moi raisonnable qui accorde davantage de poids à l’avenir. Ces moi se livrent une lutte sans merci un peu comme dans l’imagerie enfantine on représentait le combat entre l’ange et le démon. Très souvent le moi impatient l’emporte, ce qui ne manque pas d’entraîner des regrets « quand vient la bise ». Conscient de cela, l’individu essaie de trouver des mécanismes qui l’obligent à prendre des décisions rationnelles. C’est ainsi qu’il votera pour un système de retraite qui le force à épargner pour les vieux jours. Aux États-Unis, la pratique des Christmas’ Clubs est très répandue. Ce sont des comptes d’épargne auxquels l’individu s’engage à contribuer tout au long de l’année pour financer ses achats de cadeaux de Noël. Il semblerait que la popularité de ces clubs tient à ce que les individus y adhèrent sachant que de leur plein gré ils ne seraient pas capables d’épargner. Ils profitent alors d’un état de grâce passager où leur moi rationnel l’emporte sur leur moi impatient. 

Pour revenir à l’exemple de la cigale, peut-on imaginer qu’elle aie pu se laisser embrigader dans un schéma d’épargne forcée ? Rien n’est moins sûr.  C’est contraire à son ADN. Que faire avec elle ? En Belgique, elle bénéficierait de la GRAPA et en France du minimum vieillesse, ce qui ne lui interdirait pas de continuer à chanter.

Cette fable ne se termine pas par une morale comme c’est souvent le cas. En réalité, il est difficile de prendre parti pour l’un ou l’autre personnage. Nous avons chacun une part de cigale et une part de fourmi. Certains jugent cette fable amorale, sinon immorale. Jean Jacques Rousseau déconseillait d'apprendre la fable aux enfants; il la considérait comme ambiguë et trop difficile à interpréter. Françoise Sagan qui avait la réputation de brûler la chandelle par les deux bouts avait inversé les rôles. Chez elle, « La Cigale et La Fourmi » devient « La Fourmi et la Cigale ». C’est maintenant la fourmi qui se trouve en difficulté après avoir trop stocké de nourriture durant l’hiver et c’est la cigale qui refuse maintenant de venir en aide à la fourmi « Vous stockiez ? J’en suis fort aise : eh bien ! Soldez maintenant. »

(1). En référence à la chanson de Michel Berger.
(2). Comme souvent, il s'agit d'une réadaptation d'une fable d’Ésope qui a inspiré bien d’autres auteurs avant et même après La Fontaine. Comme souvent, la fable d’Ésope est plus courte.
C'était l'hiver ; le grain était mouillé et les fourmis le faisaient sécher. Une cigale qui avait faim leur demanda à manger. "Pourquoi, lui dirent-elles, n'as-tu pas fait de provisions pendant l'été ?
- Je n'étais pas oisive, dit-elle, je chantais en artiste.
- Ah l'été, tu étais musicienne repartirent les fourmis en riant ; en hiver fais-toi danseuse."
Il ne faut être négligent en rien, sous peine de s'exposer aux chagrins et aux périls.