jeudi 24 novembre 2022

Aphorismes I

6 commentaires:

(Recueillis par Victor Ginsburgh)

Ce petit recueil qui s’est développé au fil de mes lectures, n’est pas habituel. Je n’ai pas du tout cherché, comme l’ont fait beaucoup d’autres, à classer mes notes, comme s’il s’agissait d’un dictionnaire, ni même de me rappeler quand et où je les ai recueillies. Il suffit de savoir que ces textes ont traversé mes vingt-cinq dernières années, si pas un peu plus.

En voici une quinzaine (d’aphorismes, pas d’années).

Je rassemble mes outils : la vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, l’esprit, le toucher. Le soir est tombé, la journée de travail s’achève. Comme la taupe, je retourne chez moi, dans la terre. Non que je sois las de travailler, je ne suis pas las, mais le soleil s’est couché (Nicos Kazantsakis).

J’ai dit à l’amandier : Frère, parle-moi de dieu. Et l’amandier a fleuri (Nicos Kazantsakis).

-- Si j’étais votre femme, je mettrais du poison dans votre thé.
-- Si j’étais votre mari, je le boirais
(Attribué à Winston Churchill, Nancy Astor Marshall Pinckney Wilder Patrick O’Dowd, David Lloyd George, George Bernard Shaw, Groucho Marx, Anonyme, personne ne le sait).

Si j’étais membre du Parlement, j’écrirais sur mon front “à louer”. Et j’ajouterais “non meublé” (Anonyme).

Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes (Bossuet).

Une histoire venue du fond des âges raconte qu’un sage ne pouvait pas répondre à toutes les questions. L’un de ses disciples décida de le piéger. Il attrapa un papillon et le tint dans son poing. Il vint trouver le sage et lui dit : « Qu’y a-t-il dans ma main, un papillon vivant ou un papillon mort ». S’il dit vivant, pensait le disciple, je l’écraserai, et s’il dit mort, j’ouvrirai la main et laisserai le papillon révéler l’échec du sage aux yeux du monde. Mais le sage me regarda dans les yeux et dit « Tout est entre tes mains » (Anonyme).

Je garde le silence et, lorsque je suis las du silence, je me repose, puis je retourne au silence (Rabbi Zeev de Strykhov).

Si quelqu’un t’a offensé, ne cherche pas à te venger. Assieds-toi au bord de la rivière, et bientôt tu verras passer son cadavre (Lao Tseu).


Un grain de maïs a toujours tort devant une poule (Proverbe béninois).

Celui qui se perd dans sa passion, perd moins que celui qui n’a pas de passion (Saint Augustin).

Deux choses sont infinies, l’univers et la sottise humaine. Mais je ne suis pas sûr de ce que j’affirme quant à l’univers (Albert Einstein).

Ma vie durant, je ne me suis jamais incliné que devant des fleurs de prunier (Cao Ba Quat, poète vietnamien).


Au commencement était le Verbe chômer, 
Et parce que la situation était bien sombre,
Dieu dit : Que la lumière soit !
Et l’emploi fut à l’ordre du jour.
Le lendemain, il créa le travail par ciel
Et une partie du sale air foutue à l’eau.
Le troisième jour, il créa les espèces qui volent,
Les espèces qui nagent, et les espèces trébuchantes.
Le quatrième jour, il créa l’homme de la semaine de quatre jours.
Le cinquième, sixième et septième jour,
Il se reposa (Le petit prophète du Canard Enchaîné).

Quand tu ne sais plus où tu vas, retourne-toi et regarde d’où tu viens (Proverbe sénégalais).

Comment allez-vous ? Comme un savon, toujours en diminuant (Jonathan Swift).

jeudi 17 novembre 2022

Pour une fiscalité responsable

2 commentaires:

Pierre Pestieau

Il existe depuis quelques temps un mouvement vivant à reformer la fiscalité en vue de la rendre plus responsable, c’est à dire plus efficace et transparente. Ce mouvement prend deux formes selon les champs couverts. 

Dans le domaine des dépenses sociales, il y a l’idée de lier étroitement les contributions de chacun aux prestations dont il bénéficie.  Chaque individu disposerait d'un compte personnel appelé « compte notionnel » dans lequel sont créditées chaque année ses contributions et sont débitées les dépenses sociales dont il bénéficie. Tout au long de la vie, le solde de ce compte évoluerait pour s’annuler en fin de vie. Au début, il serait négatif du fait des dépenses de santé, de garde et de scolarité. Au cours de la vie active, le compte serait renfloué pour être fortement positif afin de financer en fin de vie les dépenses de retraite, de santé et éventuellement de dépendance. Cette idée de compte notionnel est surtout mise en application dans le domaine des retraites. Tout au long de la vie active, les cotisations de retraite, qu’elles soient payées par le travailleur ou l’employeur, sont accumulées pour être converties à l'âge de la retraite en une rente viagère. L’avantage de cette formule est que, sachant que ses contributions lui sont retournées tôt ou tard en toute transparence, l’individu n’a aucun incitant à éluder le paiement des différentes contributions qui lui sont réclamées.

La critique principale de cette formule est qu’elle repose sur une hypothèse de rationalité de la part des agents et qu’elle néglige la dimension redistributive. Or, faut-il le rappeler, les raisons qui ont présidé au développement de la protection sociale sont le souci de redistribution et la nécessité de forcer des individus « cigales » à une certaine frugalité.

La seconde idée est celle des impôt spécialisés (en anglais earmarked). Il s’agit d’un impôt affecté à une dépense précise et prélevé en fonction de l’usage que le contribuable fait de cette dépense. Citons deux exemples. D’abord celui de la fameuse redevance télé, abandonnée il y a quelques années, taxe uniforme payée par tout propriétaire de téléviseur pour financer la télévision publique. Ensuite, il y a les péages autoroutiers censés financer la construction et l’entretien des autoroutes. Les domaines où l’on peut recourir à ces impôts spécialisés sont limités. Les domaines régaliens sont exclus de même que le financement de biens publics. Là où il peuvent l’être, ils présentent de sérieux défauts. D’abord, ils sont régressifs dans la mesure où ils ne tiennent pas compte de la capacité contributive des individus. Ensuite, ils peuvent être évités. On rappellera que beaucoup de ménages ne payaient pas la redevance télé. Enfin, ils se prêtent à des subventions croisées qui en compromettent l’objectif. Plus précisément le produit d’une taxe peut être en partie dévié vers un autre objectif que celui qui lui est assigné. Inversement, la dépense dont il est question peut être financée par d’autres impôts.

Pour nous résumer ces deux types d’impôts appartiennent dans la plupart des cas à ce que je n’hésite pas à qualifier de catalogue des mauvaises idées. Il faut le rappeler, il n’existe pas de fiscalité sans douleur. En revanche il existe de nombreuses taxes injustes.

jeudi 10 novembre 2022

Langue et émotion : de Léopold Sedar Senghor à Ngugi wa Thiong’o

6 commentaires:

Victor Ginsburgh

Senghor (1906-2001) était un poète sénégalais et président de son pays de 1960 à 1980. Il est, avec Aimé Césaire et Léon-Contran Damas à l’origine du mot « négritude » et de sa signification. Pour Senghor, « la négritude est un fait, une culture. C'est l’ensemble des valeurs économiques, politiques, intellectuelles, morales, artistiques et sociales des peuples d’Afrique et des minorités noires d’Amérique, d’Asie, dEurope et dOcéanie » (1). Voici ce qu’il écrit : 

« Que représente pour moi, écrivain noir, l’usage du français ? La question mérite d’autant plus réponse qu’on s’adresse ici, au Poète et que j’ai défini les langues négro-africaines de ‘langues poétiques ?’ En répondant, je reprendrai l’argument de fait. Je pense en français : je m’exprime mieux en français que dans ma langue maternelle (2). Le français, ce sont de grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage. Il est, tour à tour ou en même temps, flûte, hautbois, trompette, tamtam et même canon.  Et puis le français nous a fait don de ses mots abstraits—si rares dans nos langues maternelles—, où les larmes se font pierres précieuses. Chez nous, les mots sont naturellement nimbés d’un halo de sève et de sang ; les mots du français rayonnent de mille feux, comme des diamants. Des fusées qui éclairent notre nuit » (3).

 

Il deviendra Prince des poètes en 1978 et sera élu à l’Académie française en 1983 ; il est le premier africain à y siéger.

 

De l’autre « côté » de l’Afrique, en 1938, au Kenya, naît Ngugi wa Thiong’o. Son premier roman, Enfant ne pleure pas, est publié en anglais en 1962. Le Kenya devient indépendant en 1963. En 1977, Ngugi arrête d’écrire en anglais, et passe à ses langues natales, le Gikuyu et le Kiswahili. Il est emprisonné sans procès en 1977 par le régime autoritaire de Jomo Kenyatta.  

 

Son ouvrage Decolonising the Mind : The Politics of Language in African Literature (4)écrit en 1981 en Kiswahili et publié en anglais en 1986, commence par la dédicace suivante : « Cet ouvrage est dédié à tous ceux qui écrivent dans une langue africaine et à ceux qui, au fil des années, ont maintenu la dignité de la littérature, culture, philosophie, et autres trésors que l’on peut trouver dans les langues africaines ». Il s’en est expliqué comme l’a fait Senghor, mais comme je l’ai écrit plus haut, « de l’autre côté de l’Afrique » :

 

« L’arme la plus meurtrière de l’impérialisme est la bombe culturelle. Elle a pour effet d’annihiler la croyance des peuples [africains] dans leurs noms, leurs langues, leurs environnements, leur unité, leurs capacités, et enfin, eux-mêmes. Ils voient leur passé comme un désert et un non-achèvement dont ils veulent se débarrasser. Cela les fait s’identifier avec ce qui est le plus loin d’eux, par exemple avec des langues d’autres populations que la leur.

 

« Le choix de la langue et son usage est central à la définition d’un peuple par rapport à l’univers. Dès lors, la langue a toujours été au cœur de deux forces sociales qui s’opposent dans l’Afrique du 20ème siècle.    

 

« En 1884, Berlin a divisé l’Afrique entre les langues des pouvoirs européens. Les pays africains, qu’ils soient des colonies ou des néo-colonies ont accepté les langues européennes : Anglais, Français ou Portugais. Les écrivains de ces pays se sont définis en fonction de ces langues. Même s’ils étaient radicaux dans leurs sentiments et leurs problèmes, ils ont cru à l’axiome que la renaissance des cultures africaines se construisait sur les langues européennes.

 

« La langue est un support de la culture et la culture, un support du patrimoine qui se transmet de bouche à oreille (orature), ou par l’écrit. La langue est dès lors inséparable de nous-mêmes en tant que communauté d’êtres humains, notre forme et caractère spécifique, notre histoire spécifique, et notre relation spécifique avec le reste du monde ».  

 

Léopold Senghor 
Ngugi wa Thiong'o


Je suis né en Afrique de l’est, au Rwanda, pas loin de Ngugi wa Thiong’o. Mes premières langues d’enfant étaient l’Allemand et le Kiswahili. Je pensais avoir complètement perdu la deuxième, mais elle m’est très vite revenue lors d’une visite, hélas trop brève, au Kenya en 1990. Ne me demandez pas pour qui, de Léopold Senghor ou de Ngugi wa Thiong’o, vont mes pensées profondes.



(1). https://fr.wikipedia.org/wiki/Négritude

(2). L. Senghor (1962), Le français, langue de culture, Esprit, pp. 837-844

(3). L. Senghor (1956), Ethiopiques (1956).

(4). Publié en anglais chez James Curry Ltd, London.

jeudi 3 novembre 2022

Justice sociale et redistribution

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Pierre Pestieau

Dans une récente étude publiée dans la revue Comparative Political Studies (1), deux politologues américains ont analysé l’évolution des inégalités économiques et des impôts prélevés sur les riches au cours du siècle dernier dans 17 pays, dont les États-Unis, le Canada, le Japon, l'Australie, la Nouvelle-Zélande et une douzaine de démocraties européennes. Ils ont constaté qu'à quelques exceptions près, l'augmentation des inégalités n'a pas entraîné une demande de politiques fiscales plus progressives.

Comment expliquer cette surprenante passivité face à la croissance des disparités des revenus et du patrimoine? Selon ces auteurs, cela viendrait de la manière dont les électeurs conçoivent la justice sociale. Il apparaîtrait que pour une majorité d’entre eux, l’État devrait traiter tous les citoyens de manière égale, indépendamment de leur situation économique plus ou moins avantageuse. Ces conclusions sont basées sur des études expérimentales menées aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne.


Cette norme d’égalité de traitement pourrait expliquer pourquoi, dans la plupart des pays, la taxation des revenus est dans les faits plus proportionnelle que progressive. Les avantages fiscaux divers dont bénéficient les plus riches annihilent la progressivité théorique des taux. 

De ce fait, la fiscalité ne réduit pas les inégalités. Le principal vecteur de redistribution est l’ensemble des transferts en nature. Les ménages accèdent en effet massivement à des services publics gratuits ou facturés à des prix nettement plus faibles que celui du marché, comme la santé, l’éducation ou l’action sociale. En outre, ils bénéficient aussi de transferts monétaires affectés à une dépense particulière comme les allocations logement. Le système de santé, notamment, génère une redistribution importante par rapport à une situation où chacun devrait prendre directement à sa charge sa propre santé et où les cotisations ne seraient pas proportionnelles aux revenus. Car toute chose égale par ailleurs, les problèmes de santé se concentrent davantage dans les catégories des populations les moins aisées qui bénéficient donc davantage du système public de soins.

Cette redistribution par les transferts en nature est compatible avec la norme d’égalité de traitement. Tout le monde a formellement accès à ces différents services et tout particulièrement à l’assurance santé et à l’éducation publique. On aurait ainsi une explication de la pérennité d’un système où les transferts en nature et non la fiscalité assurent l’essentiel de la redistribution. Faut-il s’y résoudre ?

Pas vraiment. D’une part, dans de nombreux pays, les transferts en nature évoluent dans un sens moins universel et donc moins redistributif. D’autre part, il n’est pas acceptable qu’à une époque, où les disparités de revenus et surtout de richesse atteignent des sommets, la fiscalité ne puisse pas être plus progressive.


(1) Kenneth Scheve et David Stasavage, Equal Treatment and the Inelasticity of Tax Policy to Rising Inequality, Comparative Political Studies, 2022.