jeudi 18 janvier 2024

Le temps des fragilités

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Pierre Pestieau 

La vieillesse est incontestablement la période de la vie où l’individu se sent le plus vulnérable, fragile, sans protection. Pour illustrer ces fragilités, il est intéressant de prendre la vie à partir de sa fin comme dans le film L'Étrange Histoire de Benjamin Button. Il meurt sans savoir si ses dernières volontés seront suivies. Il n’en saura jamais rien. Il sera peut-être inhumé alors qu’il souhaitait être incinéré. La maison qu’il avait laissée à un de ses enfants avec la promesse de la garder en l’état sera peut-être vendue à un promoteur immobilier qui la démolira pour construire un horrible bâtiment. Plus tôt, il aurait tant voulu qu’on abrège ses souffrances grâce à une euthanasie digne. Cela lui a été refusé par une famille réticente et un médecin obtus, profitant de son état de faiblesse. 

Avant cela, alors qu’il avait encore une bonne partie de sa tête, il a été soumis à ce que l’on pourrait appeler de la maltraitance « altruiste » de la part de ses proches. Ses enfants l'ont placé dans un Ehpad dont il ne voulait pas, pour son bien naturellement. Pas trop cher non plus, pour leur bien. Toujours, pour son bien, ils l'ont mis sous tutelle de sorte qu’il n’a plus aucun contrôle sur ses revenus et son patrimoine. Sa maison est maintenant occupée par un de ses enfants et son garage est utilisé par un autre. Quoi de plus normal. Il n’a plus besoin ni de l’une ni de l’autre maintenant qu‘il a été refilé comme une patate chaude à une institution.  (1)

Commet éviter un tel enfer ? Ce n’est pas simple. Plus compliqué encore que d’éviter la maltraitance institutionnelle, ou même la maltraitance familiale cynique. Ici le maltraitant est convaincu de son bon droit. Il se comporte ainsi pour le bien de la personne dépendante qui, elle, ne sait pas ce qui lui convient. A cela se mêle le fait que l’appareil judiciaire se range toujours, dans ces cas extrêmes du côté de la famille. Les amis ou les parents lointains n’ont pas voix au chapitre.  

Il est clair qu’une fois enclenché ce scenario infernal ne peut être arrêté. Il faut donc prévenir et anticiper. La meilleure prévention est sans nul doute d’investir affectivement dans la famille. Dans un article récent (2) avec des collègues chinois, nous montrons qu’avec l’allongement de la vie et les besoins de soins qu’une longue vieillesse réclame, les Chinois et les habitants de pays du Sud-Est asiatique commencent à modifier leur façon d’éduquer leurs enfants. Ils abandonnent progressivement le style strict de ce qu’on appelle le « tiger parenting » pour un style empreint de patience et d’amour qui prend plus de temps mais qui les assure de pouvoir compter sur leurs enfants en cas de besoin. Ceci dit, même avec la meilleure bonne volonté, il n’est pas toujours possible d’éviter cette maltraitance altruiste. 

Il importe aussi de s’assurer légalement une autonomie financière qui échappe à des tentatives d’extorsion. Il y a plusieurs décennies, j’ai connu une dame âgée qui avait été invitée par sa petite fille pour y passer ses dernières années. Le soir de sa venue dans ce nouveau foyer, son petit-fils par alliance lui dit : Grand’mère, vous êtes la bienvenue chez nous. Mais comme vous ne manquerez de rien, je vous demanderais de me confier tous vos avoirs. Il ne lui a pas fallu plus d’une minute pour appeler un taxi et partir pour le premier hôtel venu avec ses bagages. Quelques jours plus tard, elle était accueillie dans un Ehpad convenable. C’est là que je l’ai visitée et qu’elle m’a rapporté cette anecdote. Ça se passait à Los Angeles. 

Il convient de prendre des dispositions bien avant qu’il ne soit trop tard. On observe à cet égard de fortes disparités d’un pays à l’autre. La fraction de personnes âgées ayant formellement désigné une personne qui prendra les décisions relatives à leur traitement passe de 67% aux États Unis et 62% au Canada à 16% aux Pays Bas. (3) Ce sont là des précautions élémentaires qui dans la plupart des cas n’auront aucune utilité dans la mesure où la majorité des fins de vie se déroulent fort heureusement de façon plus harmonieuse que celle que je viens de décrire. 




(1). On retrouve ce thème dans le récent roman de Lionel Shriver "À prendre ou à laisser" Belfond, Paris 2023.
(2). Fan, Simon, Yu Pang et Pierre Pestieau, « Parenting Styles, Eldercare, and Human Capital », Document de Travail, 2013.
(3). American Academy of Actuaries (2017), End-of-Life Care in an Aging World: A Global Perspective. https://www.actuary.org/end-of-life-care#:~:text=Issues%20surrounding%20end%2Dof%2Dlife,economic%20burdens%20on%20future%20generations


jeudi 4 janvier 2024

Bye, bye le rêve américain (1)

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Pierre Pestieau

Aux États-Unis, les postes de dirigeants sont occupés de manière disproportionnée par des diplômés de quelques universités privées très sélectives, qui appartiennent à ce qu’on appelle l’Ivy-Plus (Ivy League (2) + Stanford, MIT, Duke et Chicago). Ces établissements - qui comptent actuellement beaucoup plus d'étudiants issus de familles à hauts revenus que de familles à faibles revenus - pourraient-ils accroître la diversité socio-économique des dirigeants américains en modifiant leurs politiques d'admission ? Pour étudier cette question, trois économistes (3) utilisent des données d'admission anonymes provenant de plusieurs établissements d'enseignement supérieur privés et publics, liées aux déclarations d'impôt sur le revenu et aux résultats des tests d’admission. Les enfants issus de familles appartenant au 100ème percentile ont plus de deux fois plus de chances de fréquenter une université Ivy-Plus que ceux issus de familles de la classe moyenne ayant obtenus des résultats comparables dans les tests d’admission. En revanche, les enfants issus de familles à haut revenu ne bénéficient d'aucun avantage en matière d'admission dans les grandes écoles publiques.

L'avantage des familles à revenu élevé en matière d'admission dans les établissements privés s'explique par trois facteurs : d’abord, les préférences pour les enfants d'anciens élèves; ensuite, le poids accordé aux diplômes non académiques, qui tendent à être plus importants pour les étudiants issus de lycées privés dont les parents sont aisés; et enfin le recrutement d'athlètes, qui tendent à provenir de familles à revenus élevés.

En outre, ces chercheurs montrent que le fait de fréquenter une université Ivy-Plus au lieu d’un établissement public hautement sélectif augmente de 60 % les chances des étudiants d'atteindre le 1 % supérieur de la distribution des revenus, double presque leurs chances de fréquenter une école d'études supérieures d'élite et triple leurs chances de travailler dans une entreprise prestigieuse. Ces effets sont plus faibles pour les revenus moyens que pour les revenus élevés.

En conclusion, il apparaît clairement que les universités privées hautement sélectives contribuent à renforcer la reproduction sociale, mais qu'elles pourraient diversifier les origines socio-économiques des dirigeants américains en modifiant leurs pratiques d'admission. Le feront-elles ? C’est peu probable, en dépit des discours officiels sur l’égalité des chances et la nécessité de diversité.



(1). Le rêve américain (American Dream en anglais) est l'idée selon laquelle n'importe quelle personne vivant aux États-Unis peut réussir par son travail, son courage et sa détermination.
(2). Soit 8 universités du nord-est des États-Unis : Brown University, Columbia University, Cornell University, Dartmouth College, Harvard University, The University of Pennsylvania, Princeton University et Yale University.
(3). R. Chetty, D. Deming et J. Friedman “Diversifying Society's Leaders? The Causal Effects of Admission to Highly Selective Private Colleges", NBER, WP 31492, 2023.