mercredi 28 mai 2025

Le Titanic

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Pierre Pestieau

Il y a plusieurs décennies, l’économiste Kenneth Boulding comparait la Terre à un vaisseau spatial. Aujourd’hui, elle évoque plutôt un Titanic dystopique. À peine embarqués, les passagers apprennent que le navire fait cap vers une catastrophe inévitable. Elle surviendra dans quinze jours, sans espoir de survivants. Aucun retour en arrière n’est possible. Comment réagiraient-ils face à une telle condamnation annoncée ?

Dans une situation aussi extrême que désespérée, les réactions seraient probablement aussi variées que les personnalités à bord. Certains sombreraient dans le déni, d’autres dans la panique, la résignation ou la spiritualité.

Sous le choc, beaucoup refuseraient d’accepter la réalité. Ils chercheraient à vérifier l’information, espérant une erreur ou un miracle de dernière minute. D’autres céderaient à la panique, manifestant leur angoisse de façon désordonnée, dans une quête frénétique de solutions inexistantes. La peur de la mort imminente pourrait engendrer des comportements irrationnels, parfois violents, souvent désespérés.


Certains, plus lucides ou fatalistes, accueilleraient leur sort avec calme. Ils chercheraient à vivre leurs derniers instants avec dignité, en paix, se rapprochant de leurs proches pour des adieux empreints d’émotion. D’autres encore se réfugieraient dans la prière ou la méditation, puisant du réconfort dans la foi. Des rassemblements spirituels naîtraient spontanément, dans un élan collectif vers l’apaisement.

Enfin, une partie des passagers choisirait de faire la fête jusqu’au bout, dans un ultime sursaut de vitalisme ou un déni joyeux. Concerts improvisés, éclats de rires, musiques et danses viendraient masquer, pour un temps, la peur, dans une ultime tentative d’oublier l’inéluctable.

Bien sûr, notre planète ne se confond pas avec ce Titanic imaginaire. La collision avec l’iceberg fatal ne surviendra sans doute pas avant plusieurs décennies, voire siècles. Mais l’échéance pourrait s’accélérer si de plus en plus d’individus, convaincus de l’inefficacité de leurs gestes — qu’ils soient individuels (tri des déchets, réduction des vols, etc.) ou collectifs (taxe carbone, interdiction des pesticides, etc.) — choisissent de vivre au présent en renonçant à toute forme d’engagement. Ce carpe diem défait alors les efforts de protection de l’environnement.


Et si, vraiment, la Terre ne pouvait plus être sauvée — si notre sort était scellé, irrémédiable — ne serait-il pas légitime de se demander : pourquoi continuer à lutter ? Pourquoi ne pas simplement vivre, profiter de ce qu’il reste, savourer l’instant comme une ultime danse avant l’effondrement ? Cette tentation est compréhensible. Pourtant, agir, même dans la perspective d’un échec annoncé, peut être un acte de dignité. Comme dans le mythe de Sisyphe réinterprété par Camus : pousser son rocher, en pleine conscience de l’absurdité du geste, c’est encore affirmer sa liberté.

Oui, il est pertinent — et même éclairant — de comparer la trajectoire actuelle de notre planète, à la lumière des prévisions alarmantes sur le climat, à celle du Titanic.

Comme le Titanic, considéré à son époque comme un sommet de l’ingénierie humaine et réputé insubmersible, notre civilisation progresse avec confiance, portée par la technologie et la croissance. Pourtant, dans les deux cas, les menaces sont visibles : le Titanic a ignoré les alertes concernant les icebergs ; l’humanité, malgré l’accumulation de preuves accablantes, tarde à réagir de manière décisive face au changement climatique. Dans les deux cas, les signaux d’alarme ont été minimisés, et les réponses, trop lentes ou insuffisantes.

jeudi 22 mai 2025

Lettre n° 439 (*)

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Il s’agit d’une des nombreuses lettres que Napoléon à écrites à son épouse Joséphine, lorsqu’il était en guerre, je ne sais pas trop où (en Belgique peut-être...)  Je n’ai pas pu résister de vous la transmettre. Elle est magnifique comme le sont sans doute beaucoup d’autres lettres de Napoléon (Victor Ginsburgh).

Le général Bonaparte (en guerre) à son épouse Joséphine, 1796

Je n’ai pas passé un jour sans t’écrire ; je n’ai pas passé une nuit sans te serrer entre mes bras ; je n’ai pas pris une tasse de thé sans maudire la gloire et l’ambition qui me tiennent éloigné de l’âme de ma vie. Au milieu des affaires, à la tête des troupes, en parcourant les camps, mon adorable Joséphine est seule dans mon cœur, occupe mon esprit, absorbe ma pensée. Si je m’éloigne de toi avec la vitesse du torrent du Rhône, c’est pour te revoir plus vite. Si, au milieu de la nuit, je me lève pour travailler encore, c’est que cela peut avancer de quelques jours l’arrivée de ma douce amie, et cependant, dans ta lettre du 23, du 26 ventôse, tu me traites de vous [souligné deux fois]. Vous toi-même. Ah ! mauvaise ! comment as-tu pu écrire cette lettre ? qu’elle est froide ! Et puis du 23 au 26 restent quatre jours ; qu’as-tu fait, puisque tu n’as pas écrit à ton mari ? Ah ! mon amie, ce vous et ces quatre jours me font regretter mon antique indifférence. Malheur à celui qui en serait la cause ! Puisse-t-il, pour peine et pour supplice, éprouver ce que la conviction et l’évidence qui servit ton ami, me ferait éprouver ! L’enfer n’a pas de supplice, ni les furies de serpent !… Vous! Vous! Ah ! que sera-ce dans quinze jours ?… Mon âme est triste ; mon cœur est  esclave, et mon imagination m’effraie… Tu m’aimais moins, tu seras consolée. Un jour tu ne m’aimeras plus ; dis-moi-le, je saurai au moins mériter le malheur… Adieu, femme, tourment, bonheur, espérance et âme de ma vie, que j’aime, que je crains, qui m’inspire des sentiments tendres qui m’appellent à la nature, à des mouvements tempestueux aussi volcaniques que le tonnerre. Je ne te demande ni amour éternel ni fidélité, mais seulement… vérité, franchise sans bornes. Le jour que tu me diras : je t’aime moins, sera ou le dernier de mon amour ou le dernier de ma vie. Si mon cœur était assez vil pour aimer sans retour, je le hacherais avec les dents. Joséphine ! Joséphine ! souviens-toi de ce que je t’ai dit quelquefois : la nature m’a fait l’âme forte et décidée ; elle t’a bâtie de dentelle et de gaze. As-tu cessé de m’aimer ! ! Pardon, âme de ma vie, mon âme est tendre sur de vastes combinaisons. Mon cœur, entièrement occupé par toi, a des craintes qui me rendent malheureux. Je suis ennuyé de ne pas t’appeler par ton nom. J’attends que tu me l’écrives.

Adieu ! Ah ! si tu m’aimes moins, tu ne m’aurais jamais aimé. Je serais alors bien à plaindre.

 

P.S. La guerre, cette année, n’est plus reconnaissable. J’ai fait donner de la viande, du pain, des fourrages ; ma cavalerie armée marchera bientôt ; mes soldats me montrent une confiance qui ne s’exprime pas : toi seule me chagrine, toi seule, le plaisir et le tourment de ma vie. Un baiser à tes enfants, dont tu ne parles pas. Pardi ! Cela allongerait tes lettres de la moitié ; les visiteurs, à dix heures du matin, n’auraient pas le plaisir de te voir.

Femme ! ! !

 

(*) Voir Henri Foljambe Hall: Projet Gutenberg, Lettres de Napoléon à Joséphine, 1796-1812

et https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/lettre-du-general-bonaparte-son-epouse-josephine-10-germinal-iv-30-mars-1796/#:~:text=Je%20ne%20te%20demande%20ni,le%20hacherais%20avec%20les%20dents

jeudi 15 mai 2025

Détestent-ils vraiment Trump autant qu’ils le prétendent ? / Do They Really Hate Trump as Much as They Say?

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Pierre Pestieau

(English version below)  

Il peut sembler surprenant, voire paradoxal, que la moitié de l’Amérique opposée à la politique de l’administration Trump — souvent plus aisée, plus instruite et davantage préoccupée par les biens publics globaux tels que la santé ou l’environnement — n’ait pas cherché à compenser, par des contributions volontaires, le retrait des financements fédéraux imposé par la présidence. Faut-il y voir une contradiction entre les discours et les actes ? Plusieurs explications structurelles, psychologiques et culturelles peuvent éclairer cette apparente inertie. Sont-elles pour autant pleinement convaincantes ?


Dans les sociétés développées, et plus particulièrement dans les démocraties sociales européennes, les citoyens ont tendance à déléguer aux institutions publiques la responsabilité de la solidarité et de la protection des biens communs. Une fois l’impôt payé, ils considèrent que la mission est accomplie. Ainsi, lorsque l’État se désengage, le réflexe d’auto-substitution ne va pas de soi. Ce schéma, cependant, est moins enraciné aux États-Unis, où la défiance envers l’État fédéral et la valorisation de l’initiative privée sont plus fortes. Cette observation affaiblit donc l’argument de la délégation morale automatique.



Plus convaincante est sans doute la difficulté bien connue en économie politique : celle de la coordination collective. Même si un grand nombre d’individus sont prêts à agir, l’absence d’un cadre organisé empêche souvent une mobilisation à grande échelle. Contrairement à l’impôt, qui repose sur une obligation universelle, les dons volontaires dépendent de l’initiative personnelle et se heurtent au problème du « passager clandestin » : chacun attend que d’autres agissent à sa place, ce qui entraîne une sous-provision chronique des biens publics. Cette dynamique est exacerbée par la dispersion des causes soutenues. Les citoyens progressistes s’engagent volontiers dans des projets locaux, militants ou sectoriels, mais il manque souvent une infrastructure commune pour canaliser ces ressources vers des objectifs globaux, comme ceux que poursuivaient certaines grandes ONG internationales.


Certes, on ne peut nier que des réactions ponctuelles ont émergé. Des plateformes telles que Planned Parenthood ou des campagnes de financement participatif ont bénéficié, sous Trump, d’un afflux de dons motivés par l’indignation. Mais ces élans sont souvent réactifs, émotionnels, et éphémères — loin d’une stratégie cohérente de remplacement du financement public à long terme.


Au fond, si l’opposition progressiste n’a pas comblé le vide laissé par le désengagement de l’État fédéral, c’est peut-être aussi parce que cette politique ne l’affecte que marginalement. Quand elle le fait, les personnes concernées se concentrent sur la résolution de leurs difficultés immédiates, sans toujours avoir les moyens ou la disponibilité d’organiser une réponse collective.


Ce constat met en lumière les limites du volontarisme individuel face au recul de l’action publique, même dans les sociétés les plus riches, les plus cultivées, et les plus engagées en apparence. Derrière la rhétorique de l’indignation, l’inertie persiste — révélant une fois encore que l’efficacité des politiques publiques ne se laisse pas aisément remplacer par la bonne volonté des individus, fussent-ils nombreux et sincères.


Pour conclure, on rappellera cette citation de Berthold Brecht :

« D’abord, ils sont venus chercher les communistes, et je n’ai rien dit — je n’étais pas communiste.
Puis ils sont venus chercher les syndicalistes, et je n’ai rien dit — je n’étais pas syndicaliste.
Puis ils sont venus chercher les Juifs, et je n’ai rien dit — je n’étais pas Juif.
Puis ils sont venus me chercher — et il ne restait plus personne pour protester. »

Do They Really Hate Trump as Much as They Say?

Pierre Pestieau

It may seem surprising — even paradoxical — that the half of America opposed to the Trump administration’s policies, a group generally wealthier, better educated, and more attuned to global public goods like health and the environment, did not step in to offset, through voluntary contributions, the public funding cuts implemented during his presidency. Does this reveal a gap between stated values and actual behavior? Several structural, psychological, and cultural factors may help explain this apparent inertia — but how convincing are they?


In developed societies — particularly in Europe’s social democracies — citizens traditionally delegate responsibility for the common good to public institutions. Once taxes are paid, there is a sense that one's civic duty has been fulfilled. Thus, when the state withdraws, that delegation is broken, but individuals do not necessarily respond with a reflex to substitute it through private giving. However, this logic holds less firmly in the United States, where distrust of centralized government and a strong culture of private initiative are more prevalent — which somewhat weakens the delegation argument.


 

More compelling is the classic challenge of collective action. Even when many individuals are willing to contribute, the absence of a centralized coordination mechanism often undermines effective mobilization. Unlike taxation, which applies universally, voluntary donations rely on individual initiative and are subject to the “free rider” problem: each person hopes others will contribute, resulting in the underprovision of public goods. This difficulty is compounded by the fragmentation of causes: progressive citizens tend to support local, targeted, or activist efforts, but there is often no common platform to channel resources toward global issues — the very issues that many international NGOs used to address with public support.


It is true that some responses did occur. Organizations such as Planned Parenthood and various online crowdfunding campaigns experienced a surge in donations during the Trump years. Yet these gestures were often emotional, short-lived reactions to specific policy decisions, rather than a coherent long-term strategy to replace public funding.


Ultimately, the reason progressive Americans did not step in to fill the gap left by federal disengagement may be that they were not personally affected by these policies — or when they were, their priority was simply to cope. This reality underscores the limits of individual voluntarism as a substitute for public action, even in wealthy and socially engaged societies.


Behind the rhetoric of outrage lies a deeper inertia — a reminder that collective problems rarely find adequate solutions through scattered private efforts, no matter how sincere. In the end, public policy remains difficult to replace, and moral conviction alone seldom builds institutions.


To conclude, it might be relevant to recall this citation of Berthold Brecht:

"First they came for the communists, and I did not speak out—
because I was not a communist.
Then they came for the trade unionists, and I did not speak out—
because I was not a trade unionist.
Then they came for the Jews, and I did not speak out—
because I was not a Jew.
Then they came for me—and there was no one left to speak for me."

jeudi 8 mai 2025

Une étude révèle que les perruches ont des régions productrices de langages qui ressemblent aux nôtres

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Ella Jeffries, Science News, 21 mars 2025

Pendant ma vie passée en Afrique (1939-1957), j’ai vécu avec trois perroquets qui étaient bien plus grands que les perruches. Deux d’entre eux grimpaient dans mon lit de grand matin et m’ont souvent grignoté les doigts et même les oreilles. Je n’ai été mordu qu’unseule fois. Comme vous le voyez, je suis heureusement encore là, mais sans mes bavardages avec mes perroquets hélas... (Victor Ginsburgh)



Les perroquets et les perruches fascinent depuis longtemps les humains en imitant leur parole. De nouvelles recherches pourraient aider les scientifiques à mieux comprendre le fonctionnement de la parole chez l'homme, en particulier dans les cas de troubles de la parole.


Pour étudier comment les perruches traitent et produisent des sons semblables à ceux des humains, des chercheurs se sont concentrés sur une région du cerveau, qui joue un rôle essentiel dans le contrôle de la production vocale. Ces chercheurs ont découvert que différents modèles neuronaux dans cette région correspondent à différents sons – un processus qui reflète la façon dont le cerveau humain encode la parole.


L'étude s'ajoute à un nombre croissant de recherches sur la cognition animale, soulignant que les oiseaux peuvent posséder des processus neuronaux plus avancés qu'on ne le croyait. Les perroquets sont déjà connus pour leur mémoire impressionnante, mais cette nouvelle découverte remet en question l'hypothèse selon laquelle le contrôle vocal complexe est propre aux humains.



Un chercheur de l'Université Rockefeller souligne l'importance de la découverte, et montre que l'activité neuronale et le comportement vocal associé sont plus proches entre perroquets et humains qu’entreperroquets et oiseaux chanteurs.


Les similitudes entre les cerveaux humains et les cerveaux de perruches suggèrent que ces deux espèces pourraient avoir développé des stratégies neuronales comparables pour l'apprentissage vocal, bien qu'elles soient séparées par des millions d'années d'évolution.


La recherche pourrait avoir des applications pratiques pour la santé humaine. En comprenant mieux comment le cerveau organise la production vocale des perruches, les chercheurs espèrent obtenir de nouvelles connaissances sur les troubles de la parole humaine, tels que l'aphasie et la maladie de Parkinson.


« De telles études promettent de faire progresser les thérapies orthophoniques et inspirer les technologies d'interface cerveau-ordinateur », écrit un neuro-scientifique de l'Université du Delaware.


Une équipe de la New York University travaille avec des chercheurs en apprentissage automatique pour tenter une « traduction » des vocalisations des perruches. Si ces chercheurs sont couronnés de succès, leurs travaux pourraient fournir des informations plus approfondies sur la question de savoir si ces oiseaux communiquent vraiment lorsqu'ils imitent la parole humaine.

 

jeudi 1 mai 2025

Sont-ils vertueux ?

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Pierre Pestieau


J’emploie « ils » plutôt que « nous » par fausse modestie. Il y a quelques semaines, j’ai lu sur le site Xerfi Canal un texte que vous trouvez ci-dessous. Il y était question d’une opposition entre les « bons » et les « mauvais » économistes. Les premiers, soucieux de rigueur scientifique et de nuance, seraient incapables de formuler un avis tranché et intelligible ; les seconds, quant à eux, dépourvus de toute démarche scientifique sérieuse, se tourneraient vers les médias pour y délivrer des banalités, ce qui ferait d’eux de « bons clients » (1) dans le jargon journalistique. Cette dichotomie est tentante, mais elle est loin d’être juste.

Il est vrai qu’elle reflète l’état d’esprit de certains collègues qui, au nom de l’excellence académique, refusent toute exposition médiatique. Ils n’hésitent pas à affirmer que ceux qui s’adressent au grand public sont, en général, des chercheurs médiocres. Ce jugement est parfois conforté par le comportement d’économistes avides de buzz ou motivés par des considérations idéologiques. À cet égard, on peut citer le pamphlet de Laurent Mauduit (2), Les imposteurs de l’économie, qui dénonce ce que l’auteur perçoit comme l’emprise de certains économistes néolibéraux sur l’espace médiatique et politique, via leurs connexions avec les milieux d’affaires et les élites économiques.

Si vous saviez que l'économie était une science lugubre,
pourquoi êtes-vous devenu économiste ?

Mais cette opposition, trop manichéenne, me semble réductrice.

Elle occulte un point essentiel : la nécessité de « passeurs d’idées ». Nous avons besoin de celles et ceux qui, quitte à emprunter certains raccourcis, parviennent à rendre accessibles des résultats de recherche susceptibles d’éclairer les grands enjeux économiques contemporains, et de nourrir la réflexion sur les politiques publiques. Il est délicat, sur ce terrain, de citer des noms, mais comment ne pas mentionner Milton Friedman, Paul Samuelson ou Paul Krugman — tous prix Nobel, et en leur temps chroniqueurs réguliers dans la presse américaine ? Plus récemment, j’ai toujours apprécié les interventions de feu Daniel Cohen, ou encore celles de Thomas Piketty, qui allient clarté et profondeur.

Enfin, n’oublions pas que de nombreux chercheurs de grande valeur seraient tout simplement incapables de s’exprimer clairement dans les médias — même s’ils en rêvent. Témoin les propos maladroits de Gerard Debreu interviewé après avoir reçu le prix Nobel d’économie. Il aurait dit que des questions comme le chômage n’entraient pas dans le champ de ses recherches – non pas parce qu’elles ne sont pas importantes, mais parce qu’elles ne relèvent pas de la démarche formelle qu’il poursuivait.


Les bons économistes fuient les plateaux télé (3)
Alexandre Masure.

Vous les attendez. Mais ils ne viennent jamais. Les économistes solides, rigoureux, précis, ne passent pas à la télé. À la place, vous avez les fameux toutologues, ces bavards verbeux, des oracles à l’emporte-pièce, des figures familières qui savent tout sur tout… sauf sur l’économie réelle. Et si leur absence n’était pas un hasard, mais un choix raisonné ? L’économie, c’est complexe. Un bon économiste doute, précise, contextualise. Il utilise des modèles, des statistiques, parle de marges d’erreur, de causalité fragile, de dynamiques longues. À la télé, il faut simplifier, caricaturer, trancher net. Sinon on vous coupe. Trop nuancé pour l’écran. Le bruit plutôt que le signal. Le média télé adore l’alarmisme.
Crise, krach, explosion, effondrement… Les pseudo-économistes qui passent à l’antenne savent donner dans le sensationnel et le prêt à penser. Les bons, eux, savent que l’analyse économique exige de la distance, de la rigueur. Pas assez sensationnel. L’opinion plutôt que la rigueur. À la télé, on ne vous demande pas ce que vous savez, mais ce que vous pensez. Et vite. Un bon économiste vous dira : "On ne sait pas de façon certaine." Un mauvais dira : "C’est évident." Devinez lequel fait de l’audience ? Le doute ne fait pas buzz. Le jeu de rôle médiatique. La télé aime les oppositions : l’ultralibéral contre l’anticapitaliste, le technocrate contre le populiste. L’économiste sérieux n’entre pas dans ces cases. Il devient illisible dans un duel de caricatures. Trop subtil pour le spectacle. La punition du sérieux. Celui qui refuse de jouer le jeu n’est plus invité. Celui qui corrige un animateur en direct ne revient pas. Celui qui dit "c’est plus compliqué que ça", on l’évince. On préfère l’économiste devenu personnage. Pas bankable, donc blacklisté. Le vrai savoir reste off. La télévision n’informe pas. Elle scénarise. Elle ne cherche pas des économistes, elle cherche des acteurs. Les bons, eux, bossent dans l’ombre, enseignent, écrivent, modélisent, conseillent les décideurs. Leur absence n’est pas une défaite. C’est une résistance.






(1). Ce terme désigne quelqu'un qui passe bien auprès du public devant une caméra ou derrière un micro.
(2). Les Imposteurs de l'économie : Les économistes vedettes sous influence, Paris, Éditions Gawsewitch, 2012, 259 p