Pierre Pestieau
Il y a plus de soixante ans, je consacrais mon mémoire de licence en sciences sociales à la théorie des jeux, sous la direction de l'un des rares professeurs charismatiques que j'aie eu : Jean Ladrière. L'ouvrage le plus largement cité à l'époque était Theory of Games and Economic Behavior (2) signé Oskar Morgenstern et John von Neumann. Ce livre, qui pour l'essentiel est dû au second auteur, est devenu la bible des économistes travaillant sur la théorie des jeux, en dépit – ou peut-être à cause – de sa difficulté de lecture. Moi-même ne suis pas allé au-delà des vingt premières pages.
La contribution de von Neumann est considérée par les spécialistes du domaine comme fondamentale. Et pourtant, quelle ne fut pas ma surprise de constater que, dans les diverses biographies (3) qui lui sont consacrées, cette contribution est passée sous silence ou à peine évoquée ! Comment expliquer ce paradoxe ?
Cette apparente contradiction s'explique par plusieurs facteurs liés à la trajectoire intellectuelle exceptionnelle de von Neumann et à l'évolution de sa réputation. Von Neumann était un génie polymathique dont les contributions s'étendaient sur de nombreux domaines : mathématiques pures (théorie des ensembles, analyse fonctionnelle), physique quantique (formalisation mathématique), informatique (architecture des ordinateurs), et bien d'autres encore. Dans ce contexte, la théorie des jeux ne représentait qu'une fraction de son œuvre totale, même si elle s'est révélée fondamentale.
À l'époque où von Neumann rédigea cet ouvrage, la théorie des jeux était considérée comme une curiosité mathématique certes intéressante, mais sans applications pratiques évidentes en économie. Les économistes de l'époque n'ont pas immédiatement saisi son potentiel révolutionnaire. Ce n'est que progressivement, notamment avec les travaux de Nash, Selten, Harsanyi et d'autres, que la théorie des jeux a trouvé ses applications concrètes.
Von Neumann est décédé en 1957, bien avant que la théorie des jeux ne devienne centrale en économie. Sa réputation s'est donc cristallisée autour de ses autres contributions, particulièrement en informatique et en physique nucléaire. Les biographes de von Neumann sont souvent des historiens des sciences ou des mathématiciens qui privilégient ses contributions les plus "pures" ou les plus spectaculaires de son vivant, plutôt que celles dont l'impact s'est révélé progressivement dans d'autres disciplines.
Ce paradoxe illustre parfaitement comment l'évaluation historique d'une œuvre scientifique peut évoluer et comment certaines contributions peuvent être sous-estimées par leurs contemporains avant d'être reconnues comme révolutionnaires par les générations suivantes.
Il devrait aussi inciter les économistes à davantage de modestie. Il est en effet difficile d'admettre qu'une œuvre fondamentale pour leur discipline n'était, pour son auteur, qu'une contribution mineure parmi d'autres.
(1). Le nom de Von Neumann a été mentionné dans le film récent « Oppenheimer » et a été le sujet central de MANIAC, le roman de Benjamin Labatut, Grasset, 2024. Plus loin de nous, il a inspiré le personnage de Docteur Folamour. Ce film fameux de Kubrik est sorti en 1964.
(2). Princeton university press, 1953
(3). Voir le tout récent Maniac de Benjamin Labatut, Editions Grasset, 2025.