jeudi 7 mars 2013

Littérature française, Julien Gracq et Jean-Yves Jouannais


Victor Ginsburgh

« Le Français croit les yeux fermés, sur parole, à ses grands écrivains. Il sait que son pays est grand par les ouvrages de l’esprit. Il sait qu’il a toujours eu de grands écrivains, et qu’il en aura toujours, comme il savait jusqu’à 1940 que l’armée française est invincible. Une chose en tous cas devient d’année en année plus clair, c’est que, malgré les affirmations d’école et le ton de plus en plus définitif des jugements critiques, personne, ni écrivains, ni public, ne sait plus au juste à quoi s’en tenir. Combien des plus notables envisageraient aujourd’hui sans une petite angoisse au cœur l’expérience que leur proposait autrefois Paul Morand : convoquer un beau jour leurs fidèles lecteurs, à huit heures du matin, place de la Concorde ?  De semaine en semaine, les boussoles des critiques pointent successivement à tous les horizons de la rose des vents — vents qu’on a envie de qualifier pour le moins de variables faibles. » 

Je n’ai évidemment pas écrit et n’aurais pas osé écrire le texte qui précède. Il est emprunté aux premières pages du pamphlet prémonitoire de Julien Gracq, La littérature à l’estomac publié il y a près de 65 ans (1).

Prémonitoire de rien puisqu’aujourd’hui, l’Académie française décerne chaque année 70 prix et il existe, par ailleurs, près de deux mille prix littéraires en France (2). Comme disait le Dodo dans Alice au pays des merveilles, « nous avons tous gagné et chacun de nous est digne d’un prix ». Cela va de soi dès lors qu’il y a autant voire moins d’écrivains que de prix.

Le commissaire d’exposition Jean-Yves Jouannais a lui écrit un délicieux petit ouvrage que je vous conseille vivement et qu’il consacre aux artistes (et écrivains) qui ont préféré ne pas produire et sont, ce faisant, devenus célèbres (3). Dans un chapitre intitulé Les effaceurs, il rappelle la démarche du peintre américain Robert Rauschenberg qui, à l’âge de 28 ans (en 1953) a demandé à Willem De Kooning, son aîné déjà très respecté et célèbre, de lui donner un dess(e)in qu’il pourrait effacer. Ce à quoi, De Kooning, interloqué mais aussi amusé, a accédé. Rauschenberg a soigneusement effacé le dessin et l’a exposé, en son nom et sous le titre Erased De Kooning Drawing. Il fait aujourd’hui partie de la collection du Musée d’Art Moderne de San Francisco.

Il me semble que les grands écrivains français de ce siècle — et je pense, comme vous, à Marc Lévy, Bernard-Henri Lévy (décidément), ou à Eric-Emmanuel chic-Schmitt et quantité d’autres — feraient bien de produire des livres sans texte. Non pas de les écrire ainsi, c’est fait depuis longtemps, et ce n’est pas aussi facile que cela peut sembler, mais effacer, voire être obligé d’effacer sous peine d’astreinte judicaire, tous les exemplaires de ceux qu’ils ont déjà écrits et vendus.

Ce serait un grand service à rendre au lecteur et peut-être même à l’humanité. Parce que pendant qu’ils sont occupés à effacer chaque exemplaire de leur œuvre (un singulier « majestatif » (4)), ils n’auront plus le temps d’écrire leurs nouveaux chefs-d’œuvre.

Ce qui vous donnera le temps de relire Gracq et de lire Jouannais.
(1) Julien Gracq, La littérature à l’estomac, Paris : Librairie José Corti, 1950.
(2) Le Monde, 7 septembre 2010, p. 21.
(3) Jean-Yves Jouannais, Artistes sans œuvres. I would prefer not to, Paris : Verticales/Phase Deux, 2009. La première édition date de 1997.
(4) Le correcteur d’orthographe de mon ordinateur ne reconnaît pas ce mot et propose de le remplacer par « maje statif ». Je vous laisse le choix.

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