jeudi 10 février 2022

Les fossoyeurs et les orfraies

Pierre Pestieau

La récente parution du brûlot de Castanet (1) sur la maltraitance dans les Ehpad (2), particulièrement celles gérées par la multinationale ORPEA a donné lieu à d’assourdissants cris d’orfraie. Comme ceux qui se poussent chaque fois qu’une embarcation d’immigrés sombre dans la Méditerranée. Comme si on ne le savait pas. Depuis des décennies, des rapports et des articles sont publiés çà et là sur ces maltraitances, qui révèlent non seulement les défaillances du marché et de l’État, mais aussi celles de la famille.

Deux remarques liminaires sur le sujet. Ce qui choque dans ce livre, c’est d’abord de découvrir que ces maltraitances se produisent dans des Ehpad de luxe et touchent des personnalités que l’on connaissaient dans des situations plus favorables. Ensuite, il faut éviter de penser que cela n’arrive que dans les Ehpad privés français. On trouve des cas de maltraitance aussi intolérables dans des Ehpad qui relèvent du non marchand et dans d’autres pays (3). On en trouve même au sein des familles, mais celles-là sont beaucoup plus difficiles à détecter (4).

Les différents acteurs mis en cause dans ce scandale sont impliqués dans un service dont il est difficile de quantifier la qualité et dont le bénéficiaire est une personne fragile, voire même incapable d’expliciter sa souffrance. Commençons par la famille. Les enfants devraient se faire l’interprète de ces mises en danger, mais trop souvent ils ont d’autres chats à fouetter. Ils prennent pour des caprices ou des anecdotes ce qui relève d’une véritable souffrance. En plaçant leur parent, ils ont en quelque sorte refilé la patate chaude aux Ehpads avec la bonne conscience que donne le prix élevé dont ils s’acquittent. Ajoutons à cela qu’une partie des résidents de ces Ehpad n’ont même pas une famille qui pourrait défendre leurs intérêts.

Venons-en au marché. La première réaction serait de dire que ce service ne devrait pas être confié au marché dont l’objectif premier est le profit et non pas le bien-être des consommateurs. Certes mais pour une multitude de biens, le consommateur trouve son compte avec le marché. Ce qui diffère dans le cas présent est d’une part que le marché des Ehpads n’est pas concurrentiel mais oligopolistique et que le service en jeu n’est pas un bien quelconque mais un bien complexe pour lequel des asymétries d’information sont manifestes. Le marché de la restauration ou de l’hôtellerie a des similitudes avec celui des maisons de retraite à la différence qu’il est davantage concurrentiel et que les usagers peuvent au travers de divers canaux signaler la qualité du service reçu.

Étant donne la nature du service d’hébergement de personnes âgées et dépendantes, il semble évident que l’État devrait jouer un rôle essentiel de régulation. Il appert qu’en l’espèce il ne l’a pas fait. Incompétence, manque de moyens, voire même corruption déguisée, les causes de cette intolérable faillite sont multiples. L’ignorance ne peut en être une, car la situation était connue de toute personne concernée par les activités des Ehpad.

Cette régulation est possible. Les chercheurs qui ont travaillé sur les dysfonctionnements dont il est question dans Les Fossoyeurs, ont utilisé une batterie d’indicateurs qui pourraient être récoltés périodiquement pour que l’on puisse évaluer et éventuellement classer les différents Ehpad.

Depuis la parution de cet ouvrage et surtout suite à la couverture médiatique dont il a bénéficié bien au-delà de l’hexagone, de nombreux témoignages ont été publiés dans la presse belge montrant que la maltraitance était un mal qui nous touchait aussi.

Pour conclure, il faut se rendre à l’évidence. On ne peut supprimer les Ehpad ; ils sont indispensables. Pour deux raisons majeures. D’abord, de nombreuses personnes âgées ne peuvent rester chez elles car elles ne peuvent disposer de l’aide informelle que leur apportent la famille et les amis. Ensuite, dans des cas de dépendance extrême, le tribut que doivent payer ces aidants naturels est trop lourd sur le plan financier et surtout sur le plan de leur santé.


(1). Victor Castanet "Les Fossoyeurs", Fayard, 2022.
(2). L’acronyme Ehpad (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) est la forme de maison de retraite médicalisée la plus répandue en France. En Belgique, on parlerait de MRS (maison de repos et de soin) et aux États-Unis de nursing home ou assisted living facility.
(3). Voir sur Netflix, I care a lot. Ou encore John Cawley, David C. Grabowski & Richard A. Hirth, 2004. "Factor Substitution and Unobserved Factor Quality in Nursing Homes," NBER Working Papers 10465.
(4). Voir notamment Maltraitance des personnes âgées, aider les aidants, L’Observatoire, #55, novembre 2007.


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