jeudi 3 juillet 2025

L'Allocation Universelle : La Nouvelle Chimère à la Mode

2 commentaires:

Pierre Pestieau


Paradoxalement, je n'ai jamais autant entendu parler de l'allocation universelle aux États-Unis qu'en cette période pourtant trouble. Ce concept séduisant promet à chaque citoyen un revenu minimal garanti, sans condition d'activité professionnelle. Une utopie qui, sous ses dehors généreux, dissimule un abîme de contradictions et d'écueils aussi bien économiques que sociaux.

L'objection fondamentale — et je la partage sans réserve — tient à l'impossibilité financière d'un tel programme, particulièrement dans un État déjà asphyxié par sa dette et son système fiscal à bout de souffle.


Les nouveaux apôtres de l'allocation universelle s'appuient sur un postulat alarmiste : l'intelligence artificielle engloutirait inexorablement les emplois non qualifiés, nécessitant une forme de "pacification sociale" par la distribution d'une aumône institutionnalisée. Cette vision conduirait inévitablement à une fracture sociétale profonde — une élite active et prospère d'un côté, une masse d'assistés de l'autre, privés non seulement de ressources décentes mais aussi de ce qui forge l'identité sociale : le travail. Car au-delà du simple revenu, l'activité professionnelle confère dignité, reconnaissance et appartenance sociale. Arracher cela à une part croissante de la population revient à cultiver un sentiment toxique de parasitisme, véritable bombe à retardement pour notre cohésion sociale.

Ces néo-conservateurs misent cyniquement sur une allocation dérisoire, juste suffisante pour maintenir les masses dans une résignation passive, creusant davantage le gouffre des inégalités. Une société ainsi divisée entre techno-élites et sous-prolétariat désœuvré porterait en elle les germes de sa propre implosion — précisément ce que ce système prétendait éviter.

Comment conjurer cette dérive programmée ? Les solutions existent, éprouvées mais délibérément ignorées. Elles résident dans la valorisation résolue de l'éducation et de la formation continue, préparant chacun à l'évolution permanente du monde professionnel, bien au-delà des années de jeunesse. En développant les compétences réfractaires à l'automatisation — créativité, empathie, pensée critique — nous façonnerions une économie à visage humain, moins vulnérable aux bouleversements technologiques. Il serait également crucial de reconnaître enfin la valeur des activités non marchandes mais essentielles — soins, enseignement, protection environnementale, culture — secteurs difficilement automatisables et pourtant vitaux pour notre bien-être collectif. Malheureusement, cette approche demeure étrangère à la pensée superficielle des nouveaux convertis à l'allocation universelle.

jeudi 26 juin 2025

Moins de rapports et plus d’action. Un vœu pieux ?

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Pierre Pestieau

Il y a de nombreuses années, mes deux frères et moi rassemblions du bois de chauffage en forêt. Un bûcheron nous accompagnait ce jour-là, bavardant sans relâche avec notre père de tout et de rien. Il ne s'interrompait que pour nous lancer, d'un ton bourru mais bienveillant : « Les enfants, moins de verbes et plus d'actes ! » C'est en repensant à cette anecdote que l'idée de ce billet a germé.

Les rapports d’experts consacrés aux enjeux sociaux ou environnementaux s’accumulent sur les bureaux des ministres avant de sombrer dans l’oubli, relégués au fond de tiroirs sans fond. Leurs conclusions, relayées dans la presse, paraissent toujours aussi alarmantes que convaincantes. Et pourtant, rien ne change. Quelques minutes après leur lecture, une vague de mauvaise conscience nous traverse, vite dissipée par le retour à la routine et à l’inaction. À force, on en vient à se demander si ces rapports, loin de stimuler l’action, ne finissent pas par la freiner — un peu comme ces chercheurs qui accumulent des dizaines d’articles photocopiés, jamais lus, mais dont la simple collection donne l’illusion d’un travail accompli.

Les rapports qui documentent des réalités comme la pauvreté, l’exclusion, les violences domestiques, la détresse psychique ou la dégradation de l’environnement remplissent une fonction essentielle : ils rendent visibles des phénomènes souvent ignorés, objectivent les faits par des données rigoureuses, et permettent de nommer les causes profondes. Ils sont le socle indispensable à toute prise de conscience collective. Mais leur multiplication, sans qu’elle soit suivie d’effets tangibles, peut générer un sentiment d’impuissance, voire de désillusion. Elle met en lumière le gouffre persistant entre le diagnostic et l’action.


La première fonction d’un rapport est d’informer. Sans données précises, il est difficile de cibler une politique, de mesurer son efficacité ou de convaincre de son urgence. Ainsi, les recherches sur le changement climatique ont permis de quantifier les effets des émissions de gaz à effet de serre et d’élaborer des scénarios d’atténuation. Mais si les décideurs politiques ou les acteurs économiques ne s’en saisissent pas, ces travaux, aussi solides soient-ils, restent lettre morte. C’est ici qu’intervient une deuxième dimension cruciale : la volonté politique.

Ce n’est donc pas tant la production de rapports qui pose problème que l’absence de dispositifs permettant de traduire leurs conclusions en décisions concrètes. Le défaut de suivi, l’inertie administrative, ou encore la déconnexion entre recommandations et mise en œuvre transforment trop souvent ces documents en objets d’archivage plutôt qu’en leviers de changement.

Faut-il dès lors cesser d’en rédiger ? Sans doute pas. Mais il serait souhaitable d’en limiter le nombre et pertinent de repenser leur rôle. Pourquoi ne pas conditionner leur commande à un engagement clair : si des recommandations sont formulées, elles devront être suivies d’un plan d’action assorti d’un calendrier et d’indicateurs d’évaluation ? Autrement dit, faire du rapport non pas une fin, mais un point de départ.

Ce dilemme entre savoir et action se retrouve aussi dans le domaine de la santé, en particulier en médecine préventive. Jamais nous n’avons disposé d’autant d’informations sur les comportements favorables à une vie longue et en bonne santé. Pourtant, à la fois par inertie, manque de volonté ou inégalités d’accès, individus et gouvernements tardent à mettre en œuvre les mesures nécessaires — et lorsqu’ils s’y résolvent, il est souvent trop tard.En définitive, il ne s’agit pas d’opposer réflexion et action, mais de mieux les articuler. Un rapport n’a de sens que s’il devient un catalyseur de changement. Réduire le fossé entre savoir et décision est désormais une urgence, si l’on veut répondre de manière crédible aux grands défis de notre époque.

jeudi 19 juin 2025

Les milliards de la couvée XIV de cigales émergeront bientôt après avoir « vécu » durant 17 ans sous terre. Surveillez-les

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Sara Hashemi, journaliste du Smithsonian Magazine, 8 mai 2025 (*)

Les cigales de ce groupe nommé XIV ont été vues pour la dernière fois en 2008 et viennent d’apparaître dans tout l'est des États-Unis pour une brève et dramatique frénésie d'accouplement et de mort.


Certaines cigales émergent chaque année, tandis que d'autres émergent à des intervalles de 13 ou 17 ans. La couvée XIV existe depuis longtemps et toutes les autres couvées de 17 ans en sont issues.

La couvée XIV est la même qui a été enregistrée pour la première fois en 1634 par les pèlerins de la colonie de Plymouth. Et la voilà, toujours en train d'émerger à Plymouth. 

Une fois au-dessus du sol, les cigales dites périodiques deviennent rapidement turbulentes. Les nymphes muent hors de leur exosquelette, deviennent des adultes et commencent leur cri d'accouplement gazouillant et bruyant. Ces cigales s'accouplent, pondent leurs œufs et disparaissent rapidement pendant 17 ans.

C'est le sexe, la drogue et les zombies, explique Scientific American. La nature est plus étrange que toute autre science-fiction qui ait jamais été écrite. Après l'éclosion de la progéniture, celle-ci retournera sous terre pendant les 17 prochaines années et le cycle se poursuivra.

L'émergence n'est pas que sexe et mort. Les cigales périodiques jouent en fait un rôle important dans l’écosystème local. Les tunnels d'émergence aèrent le sol et servent des nourritures à de nombreuses espèces.

Les insectes indigènes ne sont pas des parasites, disent les scientifiques. Ils n'essaiment pas. C'est un abus du mot. Les essaims sont généralement des mouvements dirigés et coordonnés d'individus dans une zone particulière. Ils volent partout, mais ne font pas grand-chose, ils vont juste d'arbre en arbre. Ils ne sont pas porteurs de maladies. Ils ne mordent pas, mais ce ne sont quand même pas vraiment des animaux de compagnie.

Même si vous ne repérez pas quelque chose d'aussi horrible qu'une cigale zombie infectée par des champignons, la taille de l'émergence à elle seule est impressionnante.

« Tout le monde aime les spectacles », aurait déclaré un scientifique dans Scientific American. Et, ajoute-t-il, « si ce n'est pas un spectacle, je ne sais pas ce que c'est. »

(*) Traduit pas Victor Ginsburgh

jeudi 12 juin 2025

Pourquoi la rente viagère reste-t-elle si impopulaire, malgré ses vertus ?

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Pierre Pestieau


Avec la transition silencieuse mais profonde des systèmes de retraite, passant progressivement de régimes à prestations définies à des régimes à cotisations définies, les individus sont désormais confrontés à un choix décisif au moment de quitter la vie active : doivent-ils percevoir leur épargne retraite sous forme de capital, librement disponible, ou sous forme de rente viagère, c’est-à-dire d’un revenu régulier versé jusqu’à la fin de leur vie ?

Dans la grande majorité des pays, on constate une nette préférence pour la sortie en capital. Ce comportement peut sembler paradoxal, voire irrationnel, car la rente présente objectivement des avantages essentiels. Elle permet de se prémunir contre le risque de longévité, c’est-à-dire la possibilité de vivre plus longtemps que prévu et de se retrouver à court de ressources. Elle constitue aussi un rempart contre la tentation — parfois inconsciente — de consommer trop vite l’épargne accumulée. En somme, la rente protège contre la pauvreté à un âge avancé et offre une sécurité fondamentale que le capital seul ne garantit pas.


Pourquoi, dès lors, cette solution est-elle si peu choisie ? Pourquoi tant de retraités, pourtant rationnels dans d’autres domaines de leur vie, privilégient-ils une option financièrement risquée, parfois au mépris de leur propre intérêt à long terme ?

Plusieurs explications convergentes éclairent ce paradoxe. D’abord, une méfiance persistante envers les institutions, et notamment envers les assureurs. En outre, beaucoup redoutent de "perdre" leur capital en cas de décès prématuré : s’ils meurent quelques années après leur départ en retraite, l’argent versé semble alors "perdu", sans retour vers les héritiers. Ce sentiment d’injustice nourrit un rejet viscéral de la rente, perçue comme une forme de dépossession.

Autre explication, une préférence marquée pour la liquidité. Disposer d’un capital immédiatement mobilisable procure une impression de liberté : on peut financer des projets, aider ses proches, ou tout simplement garder "la main" sur son argent. La rente, en revanche, impose un cadre rigide. Or, dans nos sociétés valorisant l’autonomie et le contrôle, cette contrainte apparaît comme une perte de pouvoir sur sa propre vie.

Une autre explication, plus insidieuse, tient à la perception que les individus ont de leur propre longévité. Nombreux sont ceux qui se sous-estiment : ils pensent ne pas vivre assez longtemps pour "rentabiliser" une rente. Ce biais cognitif, bien connu, les conduit à écarter une solution pourtant conçue pour les protéger. À cela s’ajoute une illusion de compétence : gérer son capital soi-même semble plus valorisant que de déléguer à un organisme extérieur, même si cette gestion personnelle s’avère souvent hasardeuse.

Enfin, le cadre institutionnel n’encourage pas toujours la rente. Dans de nombreux pays, elle n’est ni fiscalement avantagée, ni proposée par défaut. Le design même des systèmes pousse, implicitement, à choisir le capital, par facilité ou par habitude.

Faut-il s’en résigner ? Non, car des pistes existent pour réconcilier les individus avec la rente. Il est possible, par exemple, d’introduire des rentes hybrides, intégrant un capital garanti en cas de décès prématuré ou des options d’héritage partiel. Des incitations fiscales ciblées peuvent rendre la rente plus attractive. On peut aussi s’inspirer des travaux en économie comportementale, en recourant à des "nudges" : faire de la rente l’option par défaut, sans l’imposer, peut suffire à inverser la tendance. Enfin, un effort d’éducation financière, dès l’entrée dans la vie active, permettrait de mieux faire comprendre les enjeux du vieillissement et les risques réels liés à la longévité.

En définitive, le rejet de la rente ne relève pas de l’irrationalité pure, mais d’une rationalité limitée, influencée par des biais psychologiques et un environnement institutionnel souvent mal calibré. Dans un monde où chacun est de plus en plus responsable de sa propre retraite, il devient crucial de mieux accompagner les décisions individuelles. Car au-delà du choix technique entre capital et rente, c’est d’un choix de société qu’il s’agit : celui d’une vieillesse digne, autonome et à l’abri du besoin.



jeudi 5 juin 2025

Les enfants de Gaza meurent de faim

7 commentaires:

Catherine Russell, Directrice générale de l'UNICEF (*) , The NewYork Times, 29 mai 2025



Le matin du 15 mai, Miran Mohammad aidait son grand-père à faire du pain chez lui à Beit Lahia, une ville du nord de Gaza. Compte tenu de la rareté de la nourriture, Miran, âgée de 7 ans, avait faim et était impatiente d'avoir un morceau de pain fraîchement cuit. Elle n'en aura pas l'occasion.


La mère de Miran a insisté pour qu'elle attende que la famille rentre chez elle avant de manger. Alors qu'ils entraient dans leur maison, une frappe aérienne, s'effondrant sur eux leur cause de graves blessures.


Miran est maintenant une patiente de l'hôpital arabe Al-Ahli ; les médecins nous disent que ses jambes sont endommagées de façon permanente. Elle est l'une des 3.700 enfants de moins de 18 ans qui auraient été blessés à Gaza depuis la fin du récent cessez-le-feu. Plus de 1.300 autres enfants auraient été tués dans les hostilités au cours de la même période. En vingt mois de guerre, près de 17.000 enfants auraient été tués et plus de 34.000 blessés, soit environ un enfant sur 20 à Gaza, ce qui en fait le conflit le plus meurtrier qui a touché les enfants de mémoire récente.



Le sort des enfants de Gaza ne manquera pas de s'aggraver. Selon la dernière analyse de la Classification intégrée de la sécurité alimentaire, un outil utilisé par l'UNICEF et ses partenaires pour évaluer la sécurité alimentaire et la malnutrition, l'ensemble de la population de Gaza est désormais confrontée à une insécurité alimentaire aiguë. Près d'un demi-million de personnes sont au bord de la famine. On estime que plus de 71.000 enfants et 17.000 mères souffriront de malnutrition aiguë, caractérisée par une perte de poids rapide et un faible rapport poids/taille, au cours des 10 prochains mois, en l'absence d'une aide humanitaire et d'un traitement insuffisant.


L'UNICEF et ses partenaires font tout leur possible pour y répondre. Pourtant, en raison du blocus de l'aide d'Israël qui se prolonge depuis deux mois, les stocks sont extrêmement limités à Gaza. À moins que nous ne retrouvions un accès sûr et durable à Gaza d'autres enfants souffriront.


Avant la reprise des hostilités, les Nations Unies on mis en place un vaste et efficace système d'acheminement de l'aide à l'intérieur de Gaza. Au cours du récent cessez-le-feu, nous avons fourni de l'aide sous forme de vaccins et de médicaments essentiels, de services nutritionnels vitaux et d'accès à de l’eau potable dans 400 points de distribution. L'UNICEF et ses partenaires sont allés encore plus loin, en acheminant de l'aide de porte à porte, atteignant les enfants souffrant de malnutrition et les femmes enceintes dans leurs lieux de refuge.

 

Ce vaste système est maintenant mis de côté, et nos activités ont été considérablement réduites. La Fondation humanitaire pour Gaza acheminerait l'aide à travers quelques points de distribution dans le sud de Gaza qui ont été sécurisés sur place  par des entrepreneurs privés américains et des soldats israéliens se tenant à l'extérieur du périmètre. Le fait de disposer d'un nombre limité de sites de distribution obligera les civils à se déplacer loin de chez eux, ce qui les exposera à la violence.


Selon les autorités israéliennes, ces sites de distribution d'aide sont alimentés par 60 camions par jour – un dixième du nombre de camions qui se rendent à Gaza pendant le récent cessez-le-feu – et distribuent des boîtes familiales, une aide alimentaire destinée à répondre aux besoins minimaux de survie. Mais notre équipe sur le terrain signale que ces boîtes sont très insuffisantes pour assurer le bien-être des enfants. Ce plan ne peut pas soutenir une population de 2.1 millions de personnes, dont plus d'un million d'enfants.


Nous pensons que ce nouveau mécanisme est incompatible avec les principes humanitaires, notamment la neutralité, l'impartialité et l'indépendance. De plus, il ne respecte pas les obligations d'Israël en vertu du droit international. 


De plus, étant donné que le nouveau système prévoit la présence de services de sécurité dans les sites de distribution, on craint que ces endroits seront perçus comme des objectifs militaires. Le personnel humanitaire et les civils cherchant de l'aide sur ces sites pourraient donc être exposés à des attaques.


Israël a défendu le nouvel effort de distribution comme un moyen d'empêcher le Hamas de voler des fournitures. Mais l'ONU et ses partenaires savent déjà comment faire inspecter, dédouaner, décharger et livrer l'aide humanitaire, sans détournement, sans retard et dans la dignité.


Notre aide peut être suivie du point d'inscription au point de livraison. Avec nos partenaires, nous accompagnons nos approvisionnements jusqu'à la fin. Notre nourriture parvient à l'enfant mal nourri. Nos vaccins vont dans le bras d'un enfant. Et nous sommes transparents sur les sources de financement de nos programmes d'aide.


Ce dont nous avons besoin, c'est que l'UNICEF et ses partenaires humanitaires soient autorisés à faire leur travail. Nous avons prouvé que les produits essentiels comme les médicaments, les vaccins, l'eau, la nourriture et la nutrition pour les bébés peuvent atteindre les personnes en détresse, où qu'elles se trouvent, lorsque nous y avons un accès libre et sûr.


Nous ne demandons pas l'impossible. Nous demandons que le droit international humanitaire soit respecté et appliqué ; pour un retour à la filière d'aide fonctionnelle dirigée par l'ONU avec un accès humanitaire sûr et durable par tous les points de passage disponibles ; pour le retour de tous les otages restants ; et pour le Hamas et Israël d'accepter un cessez-le-feu durable.


Si ces mesures sont prises, nous pouvons commencer un chemin hors des ténèbres de la guerre pour tous les enfants de Gaza et d'Israël touchés par cette guerre. J'exhorte toutes les parties et tous ceux qui ont de l'influence sur elles à nous laisser faire, ainsi qu'à nos partenaires humanitaires, notre travail. L'alternative risque de militariser l'aide humanitaire et condamnerait très probablement les enfants de Gaza à plus de souffrance et de morts. 


Voir https://www.unicef.org/press-releases/unimaginable-horrors-more-50000-children-reportedly-killed-or-injured-gaza-strip

 

(*) Catherine Russell est la directrice exécutive de l'UNICEF. Elle a été ambassadrice itinérante pour les questions féminines mondiales au département d'État sous l'administration d’Obama.

mercredi 28 mai 2025

Le Titanic

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Pierre Pestieau

Il y a plusieurs décennies, l’économiste Kenneth Boulding comparait la Terre à un vaisseau spatial. Aujourd’hui, elle évoque plutôt un Titanic dystopique. À peine embarqués, les passagers apprennent que le navire fait cap vers une catastrophe inévitable. Elle surviendra dans quinze jours, sans espoir de survivants. Aucun retour en arrière n’est possible. Comment réagiraient-ils face à une telle condamnation annoncée ?

Dans une situation aussi extrême que désespérée, les réactions seraient probablement aussi variées que les personnalités à bord. Certains sombreraient dans le déni, d’autres dans la panique, la résignation ou la spiritualité.

Sous le choc, beaucoup refuseraient d’accepter la réalité. Ils chercheraient à vérifier l’information, espérant une erreur ou un miracle de dernière minute. D’autres céderaient à la panique, manifestant leur angoisse de façon désordonnée, dans une quête frénétique de solutions inexistantes. La peur de la mort imminente pourrait engendrer des comportements irrationnels, parfois violents, souvent désespérés.


Certains, plus lucides ou fatalistes, accueilleraient leur sort avec calme. Ils chercheraient à vivre leurs derniers instants avec dignité, en paix, se rapprochant de leurs proches pour des adieux empreints d’émotion. D’autres encore se réfugieraient dans la prière ou la méditation, puisant du réconfort dans la foi. Des rassemblements spirituels naîtraient spontanément, dans un élan collectif vers l’apaisement.

Enfin, une partie des passagers choisirait de faire la fête jusqu’au bout, dans un ultime sursaut de vitalisme ou un déni joyeux. Concerts improvisés, éclats de rires, musiques et danses viendraient masquer, pour un temps, la peur, dans une ultime tentative d’oublier l’inéluctable.

Bien sûr, notre planète ne se confond pas avec ce Titanic imaginaire. La collision avec l’iceberg fatal ne surviendra sans doute pas avant plusieurs décennies, voire siècles. Mais l’échéance pourrait s’accélérer si de plus en plus d’individus, convaincus de l’inefficacité de leurs gestes — qu’ils soient individuels (tri des déchets, réduction des vols, etc.) ou collectifs (taxe carbone, interdiction des pesticides, etc.) — choisissent de vivre au présent en renonçant à toute forme d’engagement. Ce carpe diem défait alors les efforts de protection de l’environnement.


Et si, vraiment, la Terre ne pouvait plus être sauvée — si notre sort était scellé, irrémédiable — ne serait-il pas légitime de se demander : pourquoi continuer à lutter ? Pourquoi ne pas simplement vivre, profiter de ce qu’il reste, savourer l’instant comme une ultime danse avant l’effondrement ? Cette tentation est compréhensible. Pourtant, agir, même dans la perspective d’un échec annoncé, peut être un acte de dignité. Comme dans le mythe de Sisyphe réinterprété par Camus : pousser son rocher, en pleine conscience de l’absurdité du geste, c’est encore affirmer sa liberté.

Oui, il est pertinent — et même éclairant — de comparer la trajectoire actuelle de notre planète, à la lumière des prévisions alarmantes sur le climat, à celle du Titanic.

Comme le Titanic, considéré à son époque comme un sommet de l’ingénierie humaine et réputé insubmersible, notre civilisation progresse avec confiance, portée par la technologie et la croissance. Pourtant, dans les deux cas, les menaces sont visibles : le Titanic a ignoré les alertes concernant les icebergs ; l’humanité, malgré l’accumulation de preuves accablantes, tarde à réagir de manière décisive face au changement climatique. Dans les deux cas, les signaux d’alarme ont été minimisés, et les réponses, trop lentes ou insuffisantes.

jeudi 22 mai 2025

Lettre n° 439 (*)

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Il s’agit d’une des nombreuses lettres que Napoléon à écrites à son épouse Joséphine, lorsqu’il était en guerre, je ne sais pas trop où (en Belgique peut-être...)  Je n’ai pas pu résister de vous la transmettre. Elle est magnifique comme le sont sans doute beaucoup d’autres lettres de Napoléon (Victor Ginsburgh).

Le général Bonaparte (en guerre) à son épouse Joséphine, 1796

Je n’ai pas passé un jour sans t’écrire ; je n’ai pas passé une nuit sans te serrer entre mes bras ; je n’ai pas pris une tasse de thé sans maudire la gloire et l’ambition qui me tiennent éloigné de l’âme de ma vie. Au milieu des affaires, à la tête des troupes, en parcourant les camps, mon adorable Joséphine est seule dans mon cœur, occupe mon esprit, absorbe ma pensée. Si je m’éloigne de toi avec la vitesse du torrent du Rhône, c’est pour te revoir plus vite. Si, au milieu de la nuit, je me lève pour travailler encore, c’est que cela peut avancer de quelques jours l’arrivée de ma douce amie, et cependant, dans ta lettre du 23, du 26 ventôse, tu me traites de vous [souligné deux fois]. Vous toi-même. Ah ! mauvaise ! comment as-tu pu écrire cette lettre ? qu’elle est froide ! Et puis du 23 au 26 restent quatre jours ; qu’as-tu fait, puisque tu n’as pas écrit à ton mari ? Ah ! mon amie, ce vous et ces quatre jours me font regretter mon antique indifférence. Malheur à celui qui en serait la cause ! Puisse-t-il, pour peine et pour supplice, éprouver ce que la conviction et l’évidence qui servit ton ami, me ferait éprouver ! L’enfer n’a pas de supplice, ni les furies de serpent !… Vous! Vous! Ah ! que sera-ce dans quinze jours ?… Mon âme est triste ; mon cœur est  esclave, et mon imagination m’effraie… Tu m’aimais moins, tu seras consolée. Un jour tu ne m’aimeras plus ; dis-moi-le, je saurai au moins mériter le malheur… Adieu, femme, tourment, bonheur, espérance et âme de ma vie, que j’aime, que je crains, qui m’inspire des sentiments tendres qui m’appellent à la nature, à des mouvements tempestueux aussi volcaniques que le tonnerre. Je ne te demande ni amour éternel ni fidélité, mais seulement… vérité, franchise sans bornes. Le jour que tu me diras : je t’aime moins, sera ou le dernier de mon amour ou le dernier de ma vie. Si mon cœur était assez vil pour aimer sans retour, je le hacherais avec les dents. Joséphine ! Joséphine ! souviens-toi de ce que je t’ai dit quelquefois : la nature m’a fait l’âme forte et décidée ; elle t’a bâtie de dentelle et de gaze. As-tu cessé de m’aimer ! ! Pardon, âme de ma vie, mon âme est tendre sur de vastes combinaisons. Mon cœur, entièrement occupé par toi, a des craintes qui me rendent malheureux. Je suis ennuyé de ne pas t’appeler par ton nom. J’attends que tu me l’écrives.

Adieu ! Ah ! si tu m’aimes moins, tu ne m’aurais jamais aimé. Je serais alors bien à plaindre.

 

P.S. La guerre, cette année, n’est plus reconnaissable. J’ai fait donner de la viande, du pain, des fourrages ; ma cavalerie armée marchera bientôt ; mes soldats me montrent une confiance qui ne s’exprime pas : toi seule me chagrine, toi seule, le plaisir et le tourment de ma vie. Un baiser à tes enfants, dont tu ne parles pas. Pardi ! Cela allongerait tes lettres de la moitié ; les visiteurs, à dix heures du matin, n’auraient pas le plaisir de te voir.

Femme ! ! !

 

(*) Voir Henri Foljambe Hall: Projet Gutenberg, Lettres de Napoléon à Joséphine, 1796-1812

et https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/lettre-du-general-bonaparte-son-epouse-josephine-10-germinal-iv-30-mars-1796/#:~:text=Je%20ne%20te%20demande%20ni,le%20hacherais%20avec%20les%20dents

jeudi 15 mai 2025

Détestent-ils vraiment Trump autant qu’ils le prétendent ? / Do They Really Hate Trump as Much as They Say?

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Pierre Pestieau

(English version below)  

Il peut sembler surprenant, voire paradoxal, que la moitié de l’Amérique opposée à la politique de l’administration Trump — souvent plus aisée, plus instruite et davantage préoccupée par les biens publics globaux tels que la santé ou l’environnement — n’ait pas cherché à compenser, par des contributions volontaires, le retrait des financements fédéraux imposé par la présidence. Faut-il y voir une contradiction entre les discours et les actes ? Plusieurs explications structurelles, psychologiques et culturelles peuvent éclairer cette apparente inertie. Sont-elles pour autant pleinement convaincantes ?


Dans les sociétés développées, et plus particulièrement dans les démocraties sociales européennes, les citoyens ont tendance à déléguer aux institutions publiques la responsabilité de la solidarité et de la protection des biens communs. Une fois l’impôt payé, ils considèrent que la mission est accomplie. Ainsi, lorsque l’État se désengage, le réflexe d’auto-substitution ne va pas de soi. Ce schéma, cependant, est moins enraciné aux États-Unis, où la défiance envers l’État fédéral et la valorisation de l’initiative privée sont plus fortes. Cette observation affaiblit donc l’argument de la délégation morale automatique.



Plus convaincante est sans doute la difficulté bien connue en économie politique : celle de la coordination collective. Même si un grand nombre d’individus sont prêts à agir, l’absence d’un cadre organisé empêche souvent une mobilisation à grande échelle. Contrairement à l’impôt, qui repose sur une obligation universelle, les dons volontaires dépendent de l’initiative personnelle et se heurtent au problème du « passager clandestin » : chacun attend que d’autres agissent à sa place, ce qui entraîne une sous-provision chronique des biens publics. Cette dynamique est exacerbée par la dispersion des causes soutenues. Les citoyens progressistes s’engagent volontiers dans des projets locaux, militants ou sectoriels, mais il manque souvent une infrastructure commune pour canaliser ces ressources vers des objectifs globaux, comme ceux que poursuivaient certaines grandes ONG internationales.


Certes, on ne peut nier que des réactions ponctuelles ont émergé. Des plateformes telles que Planned Parenthood ou des campagnes de financement participatif ont bénéficié, sous Trump, d’un afflux de dons motivés par l’indignation. Mais ces élans sont souvent réactifs, émotionnels, et éphémères — loin d’une stratégie cohérente de remplacement du financement public à long terme.


Au fond, si l’opposition progressiste n’a pas comblé le vide laissé par le désengagement de l’État fédéral, c’est peut-être aussi parce que cette politique ne l’affecte que marginalement. Quand elle le fait, les personnes concernées se concentrent sur la résolution de leurs difficultés immédiates, sans toujours avoir les moyens ou la disponibilité d’organiser une réponse collective.


Ce constat met en lumière les limites du volontarisme individuel face au recul de l’action publique, même dans les sociétés les plus riches, les plus cultivées, et les plus engagées en apparence. Derrière la rhétorique de l’indignation, l’inertie persiste — révélant une fois encore que l’efficacité des politiques publiques ne se laisse pas aisément remplacer par la bonne volonté des individus, fussent-ils nombreux et sincères.


Pour conclure, on rappellera cette citation de Berthold Brecht :

« D’abord, ils sont venus chercher les communistes, et je n’ai rien dit — je n’étais pas communiste.
Puis ils sont venus chercher les syndicalistes, et je n’ai rien dit — je n’étais pas syndicaliste.
Puis ils sont venus chercher les Juifs, et je n’ai rien dit — je n’étais pas Juif.
Puis ils sont venus me chercher — et il ne restait plus personne pour protester. »

Do They Really Hate Trump as Much as They Say?

Pierre Pestieau

It may seem surprising — even paradoxical — that the half of America opposed to the Trump administration’s policies, a group generally wealthier, better educated, and more attuned to global public goods like health and the environment, did not step in to offset, through voluntary contributions, the public funding cuts implemented during his presidency. Does this reveal a gap between stated values and actual behavior? Several structural, psychological, and cultural factors may help explain this apparent inertia — but how convincing are they?


In developed societies — particularly in Europe’s social democracies — citizens traditionally delegate responsibility for the common good to public institutions. Once taxes are paid, there is a sense that one's civic duty has been fulfilled. Thus, when the state withdraws, that delegation is broken, but individuals do not necessarily respond with a reflex to substitute it through private giving. However, this logic holds less firmly in the United States, where distrust of centralized government and a strong culture of private initiative are more prevalent — which somewhat weakens the delegation argument.


 

More compelling is the classic challenge of collective action. Even when many individuals are willing to contribute, the absence of a centralized coordination mechanism often undermines effective mobilization. Unlike taxation, which applies universally, voluntary donations rely on individual initiative and are subject to the “free rider” problem: each person hopes others will contribute, resulting in the underprovision of public goods. This difficulty is compounded by the fragmentation of causes: progressive citizens tend to support local, targeted, or activist efforts, but there is often no common platform to channel resources toward global issues — the very issues that many international NGOs used to address with public support.


It is true that some responses did occur. Organizations such as Planned Parenthood and various online crowdfunding campaigns experienced a surge in donations during the Trump years. Yet these gestures were often emotional, short-lived reactions to specific policy decisions, rather than a coherent long-term strategy to replace public funding.


Ultimately, the reason progressive Americans did not step in to fill the gap left by federal disengagement may be that they were not personally affected by these policies — or when they were, their priority was simply to cope. This reality underscores the limits of individual voluntarism as a substitute for public action, even in wealthy and socially engaged societies.


Behind the rhetoric of outrage lies a deeper inertia — a reminder that collective problems rarely find adequate solutions through scattered private efforts, no matter how sincere. In the end, public policy remains difficult to replace, and moral conviction alone seldom builds institutions.


To conclude, it might be relevant to recall this citation of Berthold Brecht:

"First they came for the communists, and I did not speak out—
because I was not a communist.
Then they came for the trade unionists, and I did not speak out—
because I was not a trade unionist.
Then they came for the Jews, and I did not speak out—
because I was not a Jew.
Then they came for me—and there was no one left to speak for me."

jeudi 8 mai 2025

Une étude révèle que les perruches ont des régions productrices de langages qui ressemblent aux nôtres

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Ella Jeffries, Science News, 21 mars 2025

Pendant ma vie passée en Afrique (1939-1957), j’ai vécu avec trois perroquets qui étaient bien plus grands que les perruches. Deux d’entre eux grimpaient dans mon lit de grand matin et m’ont souvent grignoté les doigts et même les oreilles. Je n’ai été mordu qu’unseule fois. Comme vous le voyez, je suis heureusement encore là, mais sans mes bavardages avec mes perroquets hélas... (Victor Ginsburgh)



Les perroquets et les perruches fascinent depuis longtemps les humains en imitant leur parole. De nouvelles recherches pourraient aider les scientifiques à mieux comprendre le fonctionnement de la parole chez l'homme, en particulier dans les cas de troubles de la parole.


Pour étudier comment les perruches traitent et produisent des sons semblables à ceux des humains, des chercheurs se sont concentrés sur une région du cerveau, qui joue un rôle essentiel dans le contrôle de la production vocale. Ces chercheurs ont découvert que différents modèles neuronaux dans cette région correspondent à différents sons – un processus qui reflète la façon dont le cerveau humain encode la parole.


L'étude s'ajoute à un nombre croissant de recherches sur la cognition animale, soulignant que les oiseaux peuvent posséder des processus neuronaux plus avancés qu'on ne le croyait. Les perroquets sont déjà connus pour leur mémoire impressionnante, mais cette nouvelle découverte remet en question l'hypothèse selon laquelle le contrôle vocal complexe est propre aux humains.



Un chercheur de l'Université Rockefeller souligne l'importance de la découverte, et montre que l'activité neuronale et le comportement vocal associé sont plus proches entre perroquets et humains qu’entreperroquets et oiseaux chanteurs.


Les similitudes entre les cerveaux humains et les cerveaux de perruches suggèrent que ces deux espèces pourraient avoir développé des stratégies neuronales comparables pour l'apprentissage vocal, bien qu'elles soient séparées par des millions d'années d'évolution.


La recherche pourrait avoir des applications pratiques pour la santé humaine. En comprenant mieux comment le cerveau organise la production vocale des perruches, les chercheurs espèrent obtenir de nouvelles connaissances sur les troubles de la parole humaine, tels que l'aphasie et la maladie de Parkinson.


« De telles études promettent de faire progresser les thérapies orthophoniques et inspirer les technologies d'interface cerveau-ordinateur », écrit un neuro-scientifique de l'Université du Delaware.


Une équipe de la New York University travaille avec des chercheurs en apprentissage automatique pour tenter une « traduction » des vocalisations des perruches. Si ces chercheurs sont couronnés de succès, leurs travaux pourraient fournir des informations plus approfondies sur la question de savoir si ces oiseaux communiquent vraiment lorsqu'ils imitent la parole humaine.

 

jeudi 1 mai 2025

Sont-ils vertueux ?

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Pierre Pestieau


J’emploie « ils » plutôt que « nous » par fausse modestie. Il y a quelques semaines, j’ai lu sur le site Xerfi Canal un texte que vous trouvez ci-dessous. Il y était question d’une opposition entre les « bons » et les « mauvais » économistes. Les premiers, soucieux de rigueur scientifique et de nuance, seraient incapables de formuler un avis tranché et intelligible ; les seconds, quant à eux, dépourvus de toute démarche scientifique sérieuse, se tourneraient vers les médias pour y délivrer des banalités, ce qui ferait d’eux de « bons clients » (1) dans le jargon journalistique. Cette dichotomie est tentante, mais elle est loin d’être juste.

Il est vrai qu’elle reflète l’état d’esprit de certains collègues qui, au nom de l’excellence académique, refusent toute exposition médiatique. Ils n’hésitent pas à affirmer que ceux qui s’adressent au grand public sont, en général, des chercheurs médiocres. Ce jugement est parfois conforté par le comportement d’économistes avides de buzz ou motivés par des considérations idéologiques. À cet égard, on peut citer le pamphlet de Laurent Mauduit (2), Les imposteurs de l’économie, qui dénonce ce que l’auteur perçoit comme l’emprise de certains économistes néolibéraux sur l’espace médiatique et politique, via leurs connexions avec les milieux d’affaires et les élites économiques.

Si vous saviez que l'économie était une science lugubre,
pourquoi êtes-vous devenu économiste ?

Mais cette opposition, trop manichéenne, me semble réductrice.

Elle occulte un point essentiel : la nécessité de « passeurs d’idées ». Nous avons besoin de celles et ceux qui, quitte à emprunter certains raccourcis, parviennent à rendre accessibles des résultats de recherche susceptibles d’éclairer les grands enjeux économiques contemporains, et de nourrir la réflexion sur les politiques publiques. Il est délicat, sur ce terrain, de citer des noms, mais comment ne pas mentionner Milton Friedman, Paul Samuelson ou Paul Krugman — tous prix Nobel, et en leur temps chroniqueurs réguliers dans la presse américaine ? Plus récemment, j’ai toujours apprécié les interventions de feu Daniel Cohen, ou encore celles de Thomas Piketty, qui allient clarté et profondeur.

Enfin, n’oublions pas que de nombreux chercheurs de grande valeur seraient tout simplement incapables de s’exprimer clairement dans les médias — même s’ils en rêvent. Témoin les propos maladroits de Gerard Debreu interviewé après avoir reçu le prix Nobel d’économie. Il aurait dit que des questions comme le chômage n’entraient pas dans le champ de ses recherches – non pas parce qu’elles ne sont pas importantes, mais parce qu’elles ne relèvent pas de la démarche formelle qu’il poursuivait.


Les bons économistes fuient les plateaux télé (3)
Alexandre Masure.

Vous les attendez. Mais ils ne viennent jamais. Les économistes solides, rigoureux, précis, ne passent pas à la télé. À la place, vous avez les fameux toutologues, ces bavards verbeux, des oracles à l’emporte-pièce, des figures familières qui savent tout sur tout… sauf sur l’économie réelle. Et si leur absence n’était pas un hasard, mais un choix raisonné ? L’économie, c’est complexe. Un bon économiste doute, précise, contextualise. Il utilise des modèles, des statistiques, parle de marges d’erreur, de causalité fragile, de dynamiques longues. À la télé, il faut simplifier, caricaturer, trancher net. Sinon on vous coupe. Trop nuancé pour l’écran. Le bruit plutôt que le signal. Le média télé adore l’alarmisme.
Crise, krach, explosion, effondrement… Les pseudo-économistes qui passent à l’antenne savent donner dans le sensationnel et le prêt à penser. Les bons, eux, savent que l’analyse économique exige de la distance, de la rigueur. Pas assez sensationnel. L’opinion plutôt que la rigueur. À la télé, on ne vous demande pas ce que vous savez, mais ce que vous pensez. Et vite. Un bon économiste vous dira : "On ne sait pas de façon certaine." Un mauvais dira : "C’est évident." Devinez lequel fait de l’audience ? Le doute ne fait pas buzz. Le jeu de rôle médiatique. La télé aime les oppositions : l’ultralibéral contre l’anticapitaliste, le technocrate contre le populiste. L’économiste sérieux n’entre pas dans ces cases. Il devient illisible dans un duel de caricatures. Trop subtil pour le spectacle. La punition du sérieux. Celui qui refuse de jouer le jeu n’est plus invité. Celui qui corrige un animateur en direct ne revient pas. Celui qui dit "c’est plus compliqué que ça", on l’évince. On préfère l’économiste devenu personnage. Pas bankable, donc blacklisté. Le vrai savoir reste off. La télévision n’informe pas. Elle scénarise. Elle ne cherche pas des économistes, elle cherche des acteurs. Les bons, eux, bossent dans l’ombre, enseignent, écrivent, modélisent, conseillent les décideurs. Leur absence n’est pas une défaite. C’est une résistance.






(1). Ce terme désigne quelqu'un qui passe bien auprès du public devant une caméra ou derrière un micro.
(2). Les Imposteurs de l'économie : Les économistes vedettes sous influence, Paris, Éditions Gawsewitch, 2012, 259 p







jeudi 24 avril 2025

Le pays des contes où je suis né

5 commentaires:

Victor Ginsburgh

 

Je suis né et j’ai vécu en Afrique de l’Est à quelque 1.500 mètres d’altitude, entre des volcans, des éruptions volcaniques, des tremblements de terre, des lacs, sans me rendre compte qu’aussi bien des volcans et certains lacs étaient dangereux. Mais pire, sans doute, des fractures (failles tectoniques) divisaient déjà certaines parties du continent dans la vallée du Rift de l’Est africain.


Rift africain

Dans la photographie qui suit, je voyais de chez moi le plus important volcan, le Nyiragongo avec ses 3.500 de mètres d’altitude. Il vient de se réveiller le 14 mars 2025, mais je ne l’ai jamais vu en éruption du temps de ma jeunesse.


Le volcan Nyiragongo

Plusieurs éruptions se sont produites bien après mon départ vers l’Europe en 1958. J’ai néanmoins eu la chance de voir de près une coulée de lave provenant du Nyamulagira, un volcan bien plus petit que le Nyiragongo.  Et puis il y avait la plage de Gisenyi où je passais mes journées durant les vacances. La maison où j’habitais en était à quelque 500 mètres. 

 

Le lac Kivu à 500 mètres de la maison où je suis né et ai vécu

Ma première neige s’est montrée lorsque je suis arrivé en Belgique, à l’âge de 18 ans. En janvier 1958, alors que je devais me lever pour me rendre au cours de mathématiques (dites générales) à l’université, j’ai vu la neige, collée sur la petite tabatière dans une maison à Ixelles. 

 

Première neige que j’avais vue de près… Mais de loin j’avais aperçu des neiges sur certains vieux volcans éteints.


Ancien volcan rwandais enneigé

Depuis lors, et malgré les voyages les plus exaltants que j’ai faits en Afrique du Nord, Chine, Russie, Amérique du Nord et du Sud, et Europe, je ne suis pas retourné dans le pays où je suis né. Je ne sais pas pour quelle raison. Aujourd’hui, je préfère sans doute mes souvenirs… et le bon vin.

jeudi 17 avril 2025

Taxes peccamineuses : quand l'État moralise la consommation

1 commentaire:

Pierre Pestieau


Il existe différentes motivations pour taxer. Les deux principales sont le besoin de financer les dépenses publiques et celui de redistribuer les revenus. Deux autres motivations, moins connues, sont d'une part la nécessité d'internaliser des coûts ignorés par le marché et d'autre part le souci de modifier le comportement des agents économiques. L'environnement est un domaine où la taxation pénalise ceux dont les activités génèrent pollution et nuisances. Dans le jargon économique, on parle de "taxe pigouvienne", souvent conçue pour transformer les comportements. La santé constitue également un champ d'action où l'État surtaxe des produits jugés nocifs afin d'en décourager la consommation.

Lorsque l'objectif premier est de transformer les habitudes de consommation, on parle parfois d’ une "taxe comportementale", voire une "taxe peccamineuse" (sin tax). La taxe vous dissuade de "pécher". Inversement, l'État peut subventionner des alternatives vertueuses. La taxe carbone appartient à cette catégorie d'imposition — j'y reviendrai dans un prochain billet. Les taxes sur le tabac, l'alcool et les sodas s'inscrivent également dans cette logique.

En 1990, le paquet de cigarettes coûtait 1,50 euros. Aujourd'hui, il atteint 11,50 euros, dont 80% reviennent à l'État. Le tabagisme quotidien a certes reculé, mais demeure encore largement répandu. On observe des disparités régionales significatives, avec des taux généralement plus élevés en Wallonie qu'en Flandre. L'impact dissuasif reste finalement modeste.

Outre cette résistance des consommateurs, deux problèmes majeurs persistent. D'une part, l'explosion des circuits parallèles. Les achats transfrontaliers et le marché noir privent l'État de recettes substantielles. D'autre part, une injustice sociale flagrante. L'écart de prévalence du tabagisme quotidien entre les plus bas et les plus hauts revenus est élevé et grandissant. Ce sont donc les populations défavorisées qui supportent le poids le plus lourd de cette fiscalité. En d'autres termes, cette taxe s'avère régressive. Sans réellement modifier le comportement des personnes à faibles revenus, elle leur enlève du pouvoir d’achat..


Les boissons sont aussi un marqueur social; les sodas sont davantage consommés par les classes populaires. Introduite en 2015, la taxe soda vise à lutter contre l’obésité, le diabète et les maladies cardiovasculaires, ainsi que leur coût pour l’Assurance maladie.

Elle rapporte beaucoup a l’Etat mais elle semble avoir peu d’effet sur le comportement d'achat. Une faible taxe augmentée petit à petit, comme cela se passe actuellement, ne crée pas d’effet-choc. Le consommateur s’habitue simplement à ces nouveaux prix sans modifier son comportement. Au final, ce sont surtout les moins aisés qui ressentent l’impact financier d’une telle taxe. Cela étant, ce sont également eux qui vivent et mangent en général de manière un peu moins saine et qui risquent donc davantage de devenir obèses.

Les problèmes de santé causés par le tabac et les boissons sucrées nécessitent une approche globale et transversale. Il est essentiel de définir une politique claire, avec des objectifs concrets et un suivi rigoureux. L'augmentation des taxes sur les produits dont il faut limiter la consommation peut faire partie d'un plan global, mais elle ne sera jamais aussi efficace que d'autres mesures telles qu'un meilleur étiquetage, des portions plus petites et une meilleure information. Il importe surement de moins moraliser la politique de dissuasion, comme le fait le terme « peccamineux ».


Ces taxes semblent davantage destinées à remplir les caisses de l’État qu’à modifier réellement les comportements. Ce sont les plus modestes qui en paient le prix.





jeudi 10 avril 2025

Monastères isolés à voir dans le monde

2 commentaires:

Shoshi Parks, Historien and Journaliste, 
Isolated, Gravity-Defying Monasteries, You Can Visit Around the World, Smithsonian Magazine, January 31, 2025.


Pendant des siècles, les moines ont recherché la solitude et l'isolement sur leur chemin vers l'illumination spirituelle, choisissant certains des endroits les plus reculés du globe pour construire leurs monastères. En dépit de leur splendeur, je ne suis pas sûr que j’y grimperais. En voici néanmoins une collection magnifique... A visiter, dit l’article. Je préfère la vue de loin (Victor Ginsburgh).

Météores, Grèce

Météores, Grèce

Paro Taktsang, Bhutan

Popa Taung Kalat, Myanmar, Birmanie

Sevanavank Guenterguni, Arménie

Ostrog Giulio Andreini, Montenegro

Montserrat, Espagne

Temple Suspendu, Chine

Sumela, Turquie

Key Monastery, Inde