mercredi 13 mai 2015

Les temps changent : De « sale Juif » à « sale antisémite » en moins de 65 ans

Victor Ginsburgh

Le grand secret, c’est quand on n’a plus rien à cacher, et que personne alors ne peut vous saisir (Yannick Haenel, Les renards pâles).

A l’âge de 12 ou 13 ans, j’ai été traité de « sale Juif » par un surveillant bienveillant (aucun sous-entendu-bien-entendu au roman de Jonathan Littell) alors que j’étais interne dans un Athénée Royal en Afrique. Je ne savais pas trop ce que cela voulait dire et ne m’en suis pas trop fait.

A l’âge de 45 ans environ, dans une conversation silencieuse chez des amis, l’un d’entre eux a fait signe à un autre pour lui demander si j’étais Juif. L’autre a répondu par un signe lui signifiant « un demi seulement ». Donc je me retrouvais « Demijuif », ce qu’à l’époque je considérais quand même comme un progrès (au sens progressiste) par rapport à « Salejuif ».

Il se fait que, 30 ans plus tard, deux vieux amis me disent, l’un gentiment que je suis « antisémite », l’autre de façon plus virulente que lui ne l’est pas, suggérant que ce n’est pas tout à fait mon cas.

Il y a évidemment plusieurs manières de réagir à cette insulte habilement sous-entendue :


Solution 1 : Jeter mon mouchoir en papier brodé par terre, ce qui signifie que je propose un duel à cet ami, que je lui laisse le choix des armes. Vu qu’il est plus vieux que moi et marche avec difficulté, j’ai des chances de m’en tirer avec une égratignure, encore que, et j’y pense tout à coup, il pourrait venir au rendez-vous avec une bombe atomique de poche produite en Iran. Non décidément, jeter mon mouchoir est un peu dangereux quand même. Surtout pour les broderies du mouchoir qui pourraient s’abîmer en tombant.

Solution 2 : Considérer qu’un antisémite n’est pas anti-juif, mais anti-arabe, anti-musulman (mais, première difficulté, il y a des musulmans non arabes), anti-berbère (souvent des musulmans, mais probablement pas sémites, deuxième difficulté), anti-iranien (des musulmans chiites, d’origine indo-européenne, troisième difficulté), anti-touareg (là je suis perdu et donne ma langue au shah).

Enfin, complication extrême : d’après le linguiste israélien Paul Wexler (1), les Juifs sépharades seraient les descendants en premier lieu des Arabes, ce qui devient alors franchement très ennuyeux, sauf que comme les Arabes sont aussi des sémites, ça se simplifie.

Et puis, il y a aussi les bédouins, qui sont presque tous musulmans, avec des exceptions brillantes, telles que le lieutenant Amos Yarkoni (1920-1991), officier de l’armée israélienne, qui a reçu la plus haute décoration militaire (Medal of Distinguished Service), mais les difficultés posées par son enterrement dans un cimetière militaire juif en 1991 ont été énormes, parce qu’il n’est pas permis d’enterrer des non Juifs dans un cimetière juif, même s’ils sont philosémites (2).

Décidément n’est pas juif, musulman ou arabe qui veut.

Solution 3 : Me faire à l’idée que je suis un Juif anti-juif, c’est-à-dire un Juif qui ne s’aime pas lui-même — ce qui se traduit et se décline d’ailleurs dans toutes les langues, en tout cas dans celles que je connais un peu : en anglais, self-hating Jew ; en allemand, Selbsthassender Jude ; en swahili, sijui, qui se traduit par je ne sais pas, sauf si le mot se terminait par un f.

Il existait, il y a peu, un site internet dénommé la SHIT list (Self Hating and/or Israeli Threatening list), dont faisaient partie quelques grands noms tels que Noam Chomski, professeur au MIT, des journalistes israéliens comme Uri Avnery ou Amira Hass, Woody Allen, Simone Susskind, un bon nombre de 7.000 autres, et moi, et moi, et moi (3).

J’en déduis que je suis Juif au sens donné à ce mot par Jean-Sol Partre dans ses Réflexions sur la question juive : est Juif celui qui est considéré comme Juif par les autres. Donc, en toute logique, si je figure dans la SHIT list, et que je suis (au sens de suivre pas d’être, restons modeste) le grand philosophe Jean-Sol Partre, c’est que je suis (au sens d’être) Juif. 

Solution 4 : J’espère que vous me suivez toujours. Même si je prétends que je suis anti antisémite, donc anti antiarabe, et aussi anti antijuif et même anti antisioniste, je reste quand même pas sioniste du tout. La question est alors : comment puis-je en même temps être antisémite ?

Une seule conclusion logique est dès lors possible. L’ami de type virulent qui m’a suggéré que j’étais peut-être antisémite n’est manifestement pas un lecteur assidu de la Logique d’Aristote — qui lui, m’aurait sans doute traité de métèque —, ni du Tractatus Logico-Philosophicus de Karl Wittgenstein, descendant d’un famille autrichienne de Demijuifs (Halbjuden) un peu honteux, puisqu’ils se sont convertis au catholicisme.


(1) Paul Wexler, The Non-Jewish Origins of the Sephardic Jews, New-York : SUNY Press, 1996.



(3) Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Masada2000. Le site proprement dit a disparu de la toile parce qu’y être inclus était devenu un honneur pour un Juif de gôche. Voici ce que dit le site Wikipedia sur la question : « Being included on the ‘S.H.I.T. LIST’ has become something of a badge of honor among some Jewish leftists. As one woman explained, ‘I felt that I am in good company when I saw who else was on the list.’ According to one writer, ‘activists compare their status, those who are left out wondering whether they should submit themselves’».

3 commentaires:

  1. Excellent texte qui reprend un peu de nos échanges et d'autres que j'ai eu avec un ami qui suit ton blog et me l'a recommandé, je n'avais pas encore trouvé le temps de le lire (JM Tixier (pas Vignancourt!) prof. d'histoire, anar. et pied-noir, très attaché à notre pays d'origine).
    Pour compléter ton énumération, les Tourageg parlent un dialecte Amazigh (Berbère) assez différent de ceux du Nord, mais compréhensible pour qui est un peu cultivé.

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  3. Rassure-toi, il n'y a aucune contradiction à être antisémite et antisioniste. L'extrême majorité des antisionistes est d'ailleurs antisémite. Pas besoin de faire de l’étymologie pour s'en rendre compte.
    Pour rappel, et au-delà des fantasmes, le sionisme est simplement le patriotisme appliqué au peuple juif, rien de plus.

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