jeudi 26 juin 2025

Moins de rapports et plus d’action. Un vœu pieux ?

1 commentaire:
Pierre Pestieau

Il y a de nombreuses années, mes deux frères et moi rassemblions du bois de chauffage en forêt. Un bûcheron nous accompagnait ce jour-là, bavardant sans relâche avec notre père de tout et de rien. Il ne s'interrompait que pour nous lancer, d'un ton bourru mais bienveillant : « Les enfants, moins de verbes et plus d'actes ! » C'est en repensant à cette anecdote que l'idée de ce billet a germé.

Les rapports d’experts consacrés aux enjeux sociaux ou environnementaux s’accumulent sur les bureaux des ministres avant de sombrer dans l’oubli, relégués au fond de tiroirs sans fond. Leurs conclusions, relayées dans la presse, paraissent toujours aussi alarmantes que convaincantes. Et pourtant, rien ne change. Quelques minutes après leur lecture, une vague de mauvaise conscience nous traverse, vite dissipée par le retour à la routine et à l’inaction. À force, on en vient à se demander si ces rapports, loin de stimuler l’action, ne finissent pas par la freiner — un peu comme ces chercheurs qui accumulent des dizaines d’articles photocopiés, jamais lus, mais dont la simple collection donne l’illusion d’un travail accompli.

Les rapports qui documentent des réalités comme la pauvreté, l’exclusion, les violences domestiques, la détresse psychique ou la dégradation de l’environnement remplissent une fonction essentielle : ils rendent visibles des phénomènes souvent ignorés, objectivent les faits par des données rigoureuses, et permettent de nommer les causes profondes. Ils sont le socle indispensable à toute prise de conscience collective. Mais leur multiplication, sans qu’elle soit suivie d’effets tangibles, peut générer un sentiment d’impuissance, voire de désillusion. Elle met en lumière le gouffre persistant entre le diagnostic et l’action.


La première fonction d’un rapport est d’informer. Sans données précises, il est difficile de cibler une politique, de mesurer son efficacité ou de convaincre de son urgence. Ainsi, les recherches sur le changement climatique ont permis de quantifier les effets des émissions de gaz à effet de serre et d’élaborer des scénarios d’atténuation. Mais si les décideurs politiques ou les acteurs économiques ne s’en saisissent pas, ces travaux, aussi solides soient-ils, restent lettre morte. C’est ici qu’intervient une deuxième dimension cruciale : la volonté politique.

Ce n’est donc pas tant la production de rapports qui pose problème que l’absence de dispositifs permettant de traduire leurs conclusions en décisions concrètes. Le défaut de suivi, l’inertie administrative, ou encore la déconnexion entre recommandations et mise en œuvre transforment trop souvent ces documents en objets d’archivage plutôt qu’en leviers de changement.

Faut-il dès lors cesser d’en rédiger ? Sans doute pas. Mais il serait souhaitable d’en limiter le nombre et pertinent de repenser leur rôle. Pourquoi ne pas conditionner leur commande à un engagement clair : si des recommandations sont formulées, elles devront être suivies d’un plan d’action assorti d’un calendrier et d’indicateurs d’évaluation ? Autrement dit, faire du rapport non pas une fin, mais un point de départ.

Ce dilemme entre savoir et action se retrouve aussi dans le domaine de la santé, en particulier en médecine préventive. Jamais nous n’avons disposé d’autant d’informations sur les comportements favorables à une vie longue et en bonne santé. Pourtant, à la fois par inertie, manque de volonté ou inégalités d’accès, individus et gouvernements tardent à mettre en œuvre les mesures nécessaires — et lorsqu’ils s’y résolvent, il est souvent trop tard.En définitive, il ne s’agit pas d’opposer réflexion et action, mais de mieux les articuler. Un rapport n’a de sens que s’il devient un catalyseur de changement. Réduire le fossé entre savoir et décision est désormais une urgence, si l’on veut répondre de manière crédible aux grands défis de notre époque.

jeudi 19 juin 2025

Les milliards de la couvée XIV de cigales émergeront bientôt après avoir « vécu » durant 17 ans sous terre. Surveillez-les

Aucun commentaire:
Sara Hashemi, journaliste du Smithsonian Magazine, 8 mai 2025 (*)

Les cigales de ce groupe nommé XIV ont été vues pour la dernière fois en 2008 et viennent d’apparaître dans tout l'est des États-Unis pour une brève et dramatique frénésie d'accouplement et de mort.


Certaines cigales émergent chaque année, tandis que d'autres émergent à des intervalles de 13 ou 17 ans. La couvée XIV existe depuis longtemps et toutes les autres couvées de 17 ans en sont issues.

La couvée XIV est la même qui a été enregistrée pour la première fois en 1634 par les pèlerins de la colonie de Plymouth. Et la voilà, toujours en train d'émerger à Plymouth. 

Une fois au-dessus du sol, les cigales dites périodiques deviennent rapidement turbulentes. Les nymphes muent hors de leur exosquelette, deviennent des adultes et commencent leur cri d'accouplement gazouillant et bruyant. Ces cigales s'accouplent, pondent leurs œufs et disparaissent rapidement pendant 17 ans.

C'est le sexe, la drogue et les zombies, explique Scientific American. La nature est plus étrange que toute autre science-fiction qui ait jamais été écrite. Après l'éclosion de la progéniture, celle-ci retournera sous terre pendant les 17 prochaines années et le cycle se poursuivra.

L'émergence n'est pas que sexe et mort. Les cigales périodiques jouent en fait un rôle important dans l’écosystème local. Les tunnels d'émergence aèrent le sol et servent des nourritures à de nombreuses espèces.

Les insectes indigènes ne sont pas des parasites, disent les scientifiques. Ils n'essaiment pas. C'est un abus du mot. Les essaims sont généralement des mouvements dirigés et coordonnés d'individus dans une zone particulière. Ils volent partout, mais ne font pas grand-chose, ils vont juste d'arbre en arbre. Ils ne sont pas porteurs de maladies. Ils ne mordent pas, mais ce ne sont quand même pas vraiment des animaux de compagnie.

Même si vous ne repérez pas quelque chose d'aussi horrible qu'une cigale zombie infectée par des champignons, la taille de l'émergence à elle seule est impressionnante.

« Tout le monde aime les spectacles », aurait déclaré un scientifique dans Scientific American. Et, ajoute-t-il, « si ce n'est pas un spectacle, je ne sais pas ce que c'est. »

(*) Traduit pas Victor Ginsburgh

jeudi 12 juin 2025

Pourquoi la rente viagère reste-t-elle si impopulaire, malgré ses vertus ?

1 commentaire:

Pierre Pestieau


Avec la transition silencieuse mais profonde des systèmes de retraite, passant progressivement de régimes à prestations définies à des régimes à cotisations définies, les individus sont désormais confrontés à un choix décisif au moment de quitter la vie active : doivent-ils percevoir leur épargne retraite sous forme de capital, librement disponible, ou sous forme de rente viagère, c’est-à-dire d’un revenu régulier versé jusqu’à la fin de leur vie ?

Dans la grande majorité des pays, on constate une nette préférence pour la sortie en capital. Ce comportement peut sembler paradoxal, voire irrationnel, car la rente présente objectivement des avantages essentiels. Elle permet de se prémunir contre le risque de longévité, c’est-à-dire la possibilité de vivre plus longtemps que prévu et de se retrouver à court de ressources. Elle constitue aussi un rempart contre la tentation — parfois inconsciente — de consommer trop vite l’épargne accumulée. En somme, la rente protège contre la pauvreté à un âge avancé et offre une sécurité fondamentale que le capital seul ne garantit pas.


Pourquoi, dès lors, cette solution est-elle si peu choisie ? Pourquoi tant de retraités, pourtant rationnels dans d’autres domaines de leur vie, privilégient-ils une option financièrement risquée, parfois au mépris de leur propre intérêt à long terme ?

Plusieurs explications convergentes éclairent ce paradoxe. D’abord, une méfiance persistante envers les institutions, et notamment envers les assureurs. En outre, beaucoup redoutent de "perdre" leur capital en cas de décès prématuré : s’ils meurent quelques années après leur départ en retraite, l’argent versé semble alors "perdu", sans retour vers les héritiers. Ce sentiment d’injustice nourrit un rejet viscéral de la rente, perçue comme une forme de dépossession.

Autre explication, une préférence marquée pour la liquidité. Disposer d’un capital immédiatement mobilisable procure une impression de liberté : on peut financer des projets, aider ses proches, ou tout simplement garder "la main" sur son argent. La rente, en revanche, impose un cadre rigide. Or, dans nos sociétés valorisant l’autonomie et le contrôle, cette contrainte apparaît comme une perte de pouvoir sur sa propre vie.

Une autre explication, plus insidieuse, tient à la perception que les individus ont de leur propre longévité. Nombreux sont ceux qui se sous-estiment : ils pensent ne pas vivre assez longtemps pour "rentabiliser" une rente. Ce biais cognitif, bien connu, les conduit à écarter une solution pourtant conçue pour les protéger. À cela s’ajoute une illusion de compétence : gérer son capital soi-même semble plus valorisant que de déléguer à un organisme extérieur, même si cette gestion personnelle s’avère souvent hasardeuse.

Enfin, le cadre institutionnel n’encourage pas toujours la rente. Dans de nombreux pays, elle n’est ni fiscalement avantagée, ni proposée par défaut. Le design même des systèmes pousse, implicitement, à choisir le capital, par facilité ou par habitude.

Faut-il s’en résigner ? Non, car des pistes existent pour réconcilier les individus avec la rente. Il est possible, par exemple, d’introduire des rentes hybrides, intégrant un capital garanti en cas de décès prématuré ou des options d’héritage partiel. Des incitations fiscales ciblées peuvent rendre la rente plus attractive. On peut aussi s’inspirer des travaux en économie comportementale, en recourant à des "nudges" : faire de la rente l’option par défaut, sans l’imposer, peut suffire à inverser la tendance. Enfin, un effort d’éducation financière, dès l’entrée dans la vie active, permettrait de mieux faire comprendre les enjeux du vieillissement et les risques réels liés à la longévité.

En définitive, le rejet de la rente ne relève pas de l’irrationalité pure, mais d’une rationalité limitée, influencée par des biais psychologiques et un environnement institutionnel souvent mal calibré. Dans un monde où chacun est de plus en plus responsable de sa propre retraite, il devient crucial de mieux accompagner les décisions individuelles. Car au-delà du choix technique entre capital et rente, c’est d’un choix de société qu’il s’agit : celui d’une vieillesse digne, autonome et à l’abri du besoin.



jeudi 5 juin 2025

Les enfants de Gaza meurent de faim

7 commentaires:

Catherine Russell, Directrice générale de l'UNICEF (*) , The NewYork Times, 29 mai 2025



Le matin du 15 mai, Miran Mohammad aidait son grand-père à faire du pain chez lui à Beit Lahia, une ville du nord de Gaza. Compte tenu de la rareté de la nourriture, Miran, âgée de 7 ans, avait faim et était impatiente d'avoir un morceau de pain fraîchement cuit. Elle n'en aura pas l'occasion.


La mère de Miran a insisté pour qu'elle attende que la famille rentre chez elle avant de manger. Alors qu'ils entraient dans leur maison, une frappe aérienne, s'effondrant sur eux leur cause de graves blessures.


Miran est maintenant une patiente de l'hôpital arabe Al-Ahli ; les médecins nous disent que ses jambes sont endommagées de façon permanente. Elle est l'une des 3.700 enfants de moins de 18 ans qui auraient été blessés à Gaza depuis la fin du récent cessez-le-feu. Plus de 1.300 autres enfants auraient été tués dans les hostilités au cours de la même période. En vingt mois de guerre, près de 17.000 enfants auraient été tués et plus de 34.000 blessés, soit environ un enfant sur 20 à Gaza, ce qui en fait le conflit le plus meurtrier qui a touché les enfants de mémoire récente.



Le sort des enfants de Gaza ne manquera pas de s'aggraver. Selon la dernière analyse de la Classification intégrée de la sécurité alimentaire, un outil utilisé par l'UNICEF et ses partenaires pour évaluer la sécurité alimentaire et la malnutrition, l'ensemble de la population de Gaza est désormais confrontée à une insécurité alimentaire aiguë. Près d'un demi-million de personnes sont au bord de la famine. On estime que plus de 71.000 enfants et 17.000 mères souffriront de malnutrition aiguë, caractérisée par une perte de poids rapide et un faible rapport poids/taille, au cours des 10 prochains mois, en l'absence d'une aide humanitaire et d'un traitement insuffisant.


L'UNICEF et ses partenaires font tout leur possible pour y répondre. Pourtant, en raison du blocus de l'aide d'Israël qui se prolonge depuis deux mois, les stocks sont extrêmement limités à Gaza. À moins que nous ne retrouvions un accès sûr et durable à Gaza d'autres enfants souffriront.


Avant la reprise des hostilités, les Nations Unies on mis en place un vaste et efficace système d'acheminement de l'aide à l'intérieur de Gaza. Au cours du récent cessez-le-feu, nous avons fourni de l'aide sous forme de vaccins et de médicaments essentiels, de services nutritionnels vitaux et d'accès à de l’eau potable dans 400 points de distribution. L'UNICEF et ses partenaires sont allés encore plus loin, en acheminant de l'aide de porte à porte, atteignant les enfants souffrant de malnutrition et les femmes enceintes dans leurs lieux de refuge.

 

Ce vaste système est maintenant mis de côté, et nos activités ont été considérablement réduites. La Fondation humanitaire pour Gaza acheminerait l'aide à travers quelques points de distribution dans le sud de Gaza qui ont été sécurisés sur place  par des entrepreneurs privés américains et des soldats israéliens se tenant à l'extérieur du périmètre. Le fait de disposer d'un nombre limité de sites de distribution obligera les civils à se déplacer loin de chez eux, ce qui les exposera à la violence.


Selon les autorités israéliennes, ces sites de distribution d'aide sont alimentés par 60 camions par jour – un dixième du nombre de camions qui se rendent à Gaza pendant le récent cessez-le-feu – et distribuent des boîtes familiales, une aide alimentaire destinée à répondre aux besoins minimaux de survie. Mais notre équipe sur le terrain signale que ces boîtes sont très insuffisantes pour assurer le bien-être des enfants. Ce plan ne peut pas soutenir une population de 2.1 millions de personnes, dont plus d'un million d'enfants.


Nous pensons que ce nouveau mécanisme est incompatible avec les principes humanitaires, notamment la neutralité, l'impartialité et l'indépendance. De plus, il ne respecte pas les obligations d'Israël en vertu du droit international. 


De plus, étant donné que le nouveau système prévoit la présence de services de sécurité dans les sites de distribution, on craint que ces endroits seront perçus comme des objectifs militaires. Le personnel humanitaire et les civils cherchant de l'aide sur ces sites pourraient donc être exposés à des attaques.


Israël a défendu le nouvel effort de distribution comme un moyen d'empêcher le Hamas de voler des fournitures. Mais l'ONU et ses partenaires savent déjà comment faire inspecter, dédouaner, décharger et livrer l'aide humanitaire, sans détournement, sans retard et dans la dignité.


Notre aide peut être suivie du point d'inscription au point de livraison. Avec nos partenaires, nous accompagnons nos approvisionnements jusqu'à la fin. Notre nourriture parvient à l'enfant mal nourri. Nos vaccins vont dans le bras d'un enfant. Et nous sommes transparents sur les sources de financement de nos programmes d'aide.


Ce dont nous avons besoin, c'est que l'UNICEF et ses partenaires humanitaires soient autorisés à faire leur travail. Nous avons prouvé que les produits essentiels comme les médicaments, les vaccins, l'eau, la nourriture et la nutrition pour les bébés peuvent atteindre les personnes en détresse, où qu'elles se trouvent, lorsque nous y avons un accès libre et sûr.


Nous ne demandons pas l'impossible. Nous demandons que le droit international humanitaire soit respecté et appliqué ; pour un retour à la filière d'aide fonctionnelle dirigée par l'ONU avec un accès humanitaire sûr et durable par tous les points de passage disponibles ; pour le retour de tous les otages restants ; et pour le Hamas et Israël d'accepter un cessez-le-feu durable.


Si ces mesures sont prises, nous pouvons commencer un chemin hors des ténèbres de la guerre pour tous les enfants de Gaza et d'Israël touchés par cette guerre. J'exhorte toutes les parties et tous ceux qui ont de l'influence sur elles à nous laisser faire, ainsi qu'à nos partenaires humanitaires, notre travail. L'alternative risque de militariser l'aide humanitaire et condamnerait très probablement les enfants de Gaza à plus de souffrance et de morts. 


Voir https://www.unicef.org/press-releases/unimaginable-horrors-more-50000-children-reportedly-killed-or-injured-gaza-strip

 

(*) Catherine Russell est la directrice exécutive de l'UNICEF. Elle a été ambassadrice itinérante pour les questions féminines mondiales au département d'État sous l'administration d’Obama.