mardi 3 décembre 2013

A quoi ca sert?


Pierre Pestieau

Récemment, Angus Deaton un des spécialistes de l’économie du développement a publié un livre intitulé La grande évasion en référence au film éponyme (1). Ce livre porte sur les progrès qu’ont connus les sociétés contemporaines en termes de réduction de la pauvreté et d’allongement de la durée de vie. Dans un chapitre excentrique, Deaton traite de l’aide au
pays en développement pour la dénoncer et en recommander la suppression. Inutile de dire que c’est la partie de son livre que de nombreux medias ont retenue. Ce n’est pas la première fois que l’on assiste à ce type de recommandations extrêmes. Tel remède ne donne pas les résultats escomptés, supprimons-le. Il y a près de 50 ans, Deaton et moi avions 20 ans, Ivan Illich sortait ses deux ouvrages fameux sur l’école  et la médecine (2). Il montrait avec beaucoup de subtilité que la plupart des dépenses de santé ne servaient quasiment à rien; de même, de nombreux investissements dans l’éducation n’avaient que peu d’utilité. Et bien, supprimons l’école et les systèmes de santé.


Ce type de raisonnement est fondé sur des éléments réels mais n’en reste pas moins dangereux pour deux raisons. D’abord, il est régulièrement utilisé par des ennemis de l’Etat providence pour recommander la suppression de tel ou tel programme. On insiste sur les effets pervers de ces programmes et on passera sous silence leur rôle bénéfique. Ainsi, aux Etats Unis, les programmes de soutien aux mères adolescentes sont stigmatisés et remis en cause parce qu’ils causeraient le problème qu’ils sont censés résoudre. Ensuite, ce n’est pas parce qu’un programme n’a qu’un rôle marginal qu’il est inutile. On sait par exemple pour reprendre l’exemple d’Illich que l’essentiel des gains de longévité n’est pas dû à la médecine de pointe mais à un changement dans les comportements sanitaires et alimentaires. L’accès à l’eau potable, l’habitude de se laver les mains et la baisse du tabagisme ont sans nul doute réduit la mortalité bien plus que ne le font des milliers de médecins et des milliards de dépenses médicales en tout genre. Mais l’un n’exclut pas l’autre. Même dans un monde où l’hygiène serait maximale, l’alimentation équilibrée et le mode de vie sain, il y aurait de la place pour les médecins et les hôpitaux.

Pour revenir à l’aide fournie aux pays en développement, l’idéal serait qu’elle puisse aboutir dans les mains de ceux qu’elle est censée secourir et non pas alimenter la corruption et entraîner un comportement de dépendance. Mais défaut de cet idéal, je ne suis pas sûr que la solution soit de la supprimer.

(1) The Great Escape:
Health, Wealth, and the Origins of Inequality, Princeton University Press, 2013.
(2) Une société sans école, Seuil, 1971 (titre original: Deschooling Society), et Némésis médicale, Seuil, 1975.

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