jeudi 30 novembre 2017

É.e.s et la féminisation de la langue françaiseLa t


Victor Ginsburgh

Reconstruction de le Tour de Babel
Il y a des langues qui ont de la chance. L’anglais par exemple. Presque tous les noms communs sont neutres à quelques exceptions près comme celle de ship (bateau), dont on dit she sails out (elle quitte le quai, ou encore, elle met les voiles). Mais directeur.e s’écrit et se dit director, professeur.e ou écrivain.e s’écrivent professor et writer, et droits de l’homme se dit human rights. Il n’y a donc rien à changer dans la grammaire et l’écriture de l’anglais. Et s’il est question d’un pupil (un.e élève), on écrira, dans le cours du texte de temps en temps un she et de temps en temps un he pour indiquer que cela pourrait être une fille, mais aussi un garçon. Chacun.e a sa chance. Victor Margueritte avait d’ailleurs déjà inventé le mot garçonne dans son livre éponyme qui date de 1920.


Il est évident que les noms des professions doivent être féminisés, encore que je trouve souvent ces nouveaux mots assez « laids » et ne vois pas nécessairement pourquoi il faut dire « la professeure » et pas simplement « la professeur », mais bon, le changement rend la langue écrite parfaitement compréhensible et logique. Mais faudra-t-il appeler « marine » un marin femme ? L’écriture inclusive est par contre très laide. Pourquoi pas « les ambassadeurs et les ambassadrices » au lieu de les «  ambassadeur.rice.s », que même mon correcteur d’orthographe n’accepte pas. Et pourquoi pas une « ambassadeure » qui rendrait les choses plus simples, puisqu’on dit professeure.

La féminisation des mots aussi bien que l’écriture inclusive peuvent d’ailleurs aller dans un sens non désiré. Eva Markovsky (1) et Astghik Mavisakalyan (2) ont en effet montré que dans les pays où la langue majoritaire est « genrée », comme l’est le français, les femmes participent moins à la force de travail (sur base des recensements). De plus, dans ces pays, les populations sont plus antiféministes que dans les pays où la langue n’est pas genrée : une plus large proportion de la population (que dans les pays sans « genre ») estime que les femmes ne devraient pas avoir le même accès que les hommes à certains emplois. Enorme, quand même, pauvre France…

Alain Rey vous regarde
Mais, je me trouve en la bonne compagnie d’Alain Rey, linguiste et lexicographe, qui a longtemps présidé aux destinées du dictionnaire Robert pour trouver que l’écriture inclusive est difficile à avaler et à appliquer. En bref, Alain Rey explique que « c’est l’usage qui a raison. Réinsuffler de la créativité dans un système aussi contraignant et aussi normalisé que la langue, c’est compliqué : on se heurte à la structure profonde du français. Une langue comme le français, c’est 1 000 ans de pensée et d’expression collective qui inscrivent dans les gènes une manière de s’exprimer.  C’est peut-être malheureux, mais il n’y a plus de place pour une organisation de ce type dans le monde contemporain. Les Etats sont impuissants à modifier la langue, on ne voit pas très bien comment une assemblée, aussi valeureuse qu’elle soit, pourrait y parvenir. C’est une trace du passé (3) ».

Alors comment l’usage du parler de tous les jours ou du discours, ou tout simplement du cours va-t-il pouvoir s’accommoder du « plusieurs député.e.s pensent que… ». Faudra-t-il dire « Plusieurs député point E point S pensent que… ». Ou croit-on que l’usage va se propager parce qu’on pourra lire dans un texto, devenu pratiquement la seule littérature d’un grand nombre de jeunes, « plusieurs député.e.s pensent que… ». Ou encore les marin.e.s ont pris le large dans leur barque ?

De plus, écrivent deux correctrices du Monde (4) : « Certains d’entre nous (et certaines : les femmes sont bien plus nombreuses dans les services de correction ; le féminin devrait-il l’emporter sur le masculin ?) pensent que le fait de féminiser ‘artificiellement’ et de façon volontariste la langue ne changera pas les mœurs et qu’il est déjà suffisamment difficile de jongler avec une grammaire compliquée (pour les accords surtout) sans ajouter de nouvelles règles : on ne décrète pas les changements d’une langue, on ne « moralise » pas la langue. D’autres sont persuadés, au contraire, que certains détails influent sur un mode de pensée, pèsent sur celui-ci, ou qu’ils ne sont que la confirmation d’une évolution voulue et l’entérinent : il faut forcer les résistances, dans la langue comme ailleurs ».

(1) Eva Markowsky (2017), Speaking and gender: Does language affect labor market outcomes, Paper presented at the Conference on Language Skills for Economic and Social Inclusion, Berlin, October 2017.
(2) Astghik Mavisakalyan (2015), Gender in language and gender in employment, Oxford Development Studies 43, 403-420.
(3) Alain Rey : Faire changer une langue, c’est un sacré travail ! », Le Monde, 23 novembre 2017.
(4) Muriel Gilbert et Marion Hérold, Comment les correcteurs du Monde débattent sur la langue, Le Monde, 23 novembre 2017.






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