jeudi 24 janvier 2013

Copier-Coller. Notes de lecture


Victor Ginsburgh

En 1969, l’artiste conceptuel Douglas Huebler a écrit que « le monde est plein d’objets plus ou moins intéressants ; je n’ai pas envie d’en ajouter ». Je me rallie pleinement aux idées de Huebler, mais veux changer sa phrase en « le monde est plein de textes, plus ou moins intéressants ; je n’ai pas envie d’en ajouter ». C’est une réponse appropriée aux nouvelles conditions dans lesquelles nous écrivons ; nous faisons face à un nombre gigantesque de textes, et le problème n’est pas d’en écrire davantage, mais d’apprendre à « négocier » leur nombre.

En 2007, Jonathan Lethem a publié dans Harper’s Magazine un essai plagié en faveur du plagiat intitulé « L’extase de l’influence : un plagiat ». Il s’agit d’une longue défense en même temps que d’une revue historique de la manière dont, dans la littérature, les idées ont été partagées, répétées, sélectionnées, réutilisées, recyclées, violées, volées, citées, liftées, dupliquées, présentées, appropriées, imitées et piratées depuis que la littérature existe. L’auteur nous rappelle comment l’économie du don, la culture de l’« open source » et le partage des communs ont été vitaux pour créer des œuvres nouvelles, dans lesquelles les thèmes anciens forment la base des thèmes nouveaux. Il appelle à s’opposer au droit d’auteur qui est une menace contre la création. Il donne même des exemples de choses dont il a cru qu’elles faisaient partie de ses propres idées originales, pour s’apercevoir, un peu plus tard, qu’il les avait inconsciemment absorbées à partir de Google.

L’essai de Lethem est important. Mais il est dommage qu’il ne l’ait pas « écrit » lui-même. Presque chaque mot et chaque idée sont empruntés à quelqu’un d’autre. Son article est un exemple parfait de patchwork, une œuvre qui fait preuve d’un génie non original. 

Voilà.

Comme je ne voulais rien ajouter à ce qui était déjà écrit, il faut que je vous dise que, à l’exception du « Voilà » le texte qui précède est tout simplement traduit presque mot pour mot de l’introduction de l’excellent livre de Kenneth Goldsmith, Uncreative Writing (1) et mis en contexte dans mon blog.

J’ai copié-collé (et traduit). A moins que je ne me sois, comme le Pierre Ménard, auteur du Quichotte (2), « identifié avec un auteur », dont Jorge Luis Borges pense qu’il

« ne voulait pas composer une autre Quichotte—mais le Quichotte. Inutile d’ajouter qu’il n’envisagea jamais une transcription mécanique de l’original ; il ne se proposait pas de le copier. Son admirable intention était de reproduire quelques pages qui coïncideraient—mot à mot et ligne à ligne—avec celles de Miguel de Cervantes. Comparer le Don Quichotte de Ménard à celui de Cervantes est une révélation. Celui-ci, par exemple, écrivit ‘… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir.’ Rédigée au XVIIe siècle, rédigée par le génie ignorant Cervantes, cette énumération est un pur éloge rhétorique de l’histoire. Ménard écrit en revanche ‘… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir.’ L’histoire, mère de la vérité ; l’idée est stupéfiante… Le contraste entre les deux styles est également vif. Le style archaïsant de Ménard pêche par quelque affectation. Il n’en est pas de même pour son précurseur, qui manie avec aisance l’espagnol courant de son époque. [Ménard] décida d’aller au devant de la vanité qui attend toutes les fatigues de l’homme ; il entreprit un travail très complexe et a priori futile. Il consacra ses scrupules et ses veilles à reproduire un livre préexistant. Il multiplia les brouillons, corrigea avec ténacité et déchira des milliers de pages manuscrites. Il ne permit à personne de les examiner et eut le soin de ne pas les laisser lui survivre. C’est en vain que j’ai essayé de les reconstituer. Il n’y a pas d’exercice intellectuel qui ne soit finalement inutile. »

J’espère que mon exercice ne l’aura pas été non plus. Surtout s’il vous engage à lire Goldsmith et Borges.


(1) Kenneth Goldsmith, Uncreative Writing. Managing Language in the Digital Age, New York: Columbia University Press, 2011.
 (2) J. L. Borges, Pierre Ménard, auteur de Quichotte, dans J. L. Borges, Œuvres Complètes, Paris : Gallimard, 1993, pp. 467-475. 

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