jeudi 15 mars 2018

Dix mille ans d’inégalités

Dix mille ans d’inégalités
Victor Ginsburgh

Un livre fascinant vient de paraître, mais je ne peux pas me le payer, près de 70 euros. J’attends donc que ma pension soit augmentée. Son titre : Dix mille ans d’inégalité, Une archéologie des différences de richesse (1).

Selon la quatrième de couverture, les questions auxquelles cet ouvrage essaie de répondre sont les suivantes : Est-ce que l’inégalité est une caractéristique universelle des sociétés humaines, ou bien les peuples dits « primitifs » vivaient-ils déjà dans l’inégalité ? Comment l’inégalité s’est-elle développée avant l’époque moderne ? Les inégalités se sont-elles développées après la sédentarisation des populations ? Pourquoi de telles inégalités augmentent-elles et de quand datent les inégalités que nous subissons dans les nations développées ? Que peuvent dire à ce sujet les archéologues ?


La mesure d’inégalité utilisée dans chacun des cas est le coefficient de Gini qui s’intéresse à la dispersion d’une distribution quelconque, par exemple celle des revenus (trait gras dans la Figure). Ledit coefficient est égal à A/(A+B), où A et B représentent les surfaces situées au-dessus et sous la courbe en trait gras. Sa valeur se situe entre 0 (égalité parfaite, si la courbe est confondue avec la droite en pointillés, puisque A = 0) et 1 (inégalité extrême, un seul habitant possède tout, et la surface A s’étale sur l’entièreté du triangle inférieur).

Dans l’ouvrage dont il est question ici, et faute de trouver des données sur la richesse ou le revenu disponible datant de 9 000 av. J.C., le Gini est basé sur la distribution de la taille des logements, qui pourrait plus ou moins représenter la richesse et/ou le revenu.

Les onze chapitres écrits par une trentaine de contributeurs s’intéressent aux sociétés anciennes entre 9 000 av. J.C et 1 500 ap. J.C. Voici, par ordre chronologique, les sites sur lesquels des relevés ont été effectués, et les coefficients de Gini qui en résultent et que nous comparerons plus loin à des Gini contemporains :

Jerf el Ahlar (Syrie, 9 200 av. J.C.)                            Gini = 0,13     
Catalhoyuk (Turquie, 6 500 av. J.C.)                          Gini = 0,28
Mésopotamie du Sud (2 700 av. J.C.)                         Gini = 0,37
Kahun (Egypte (1 930 av. J.C.)                                  Gini = 0,68
Pompei (Italie, 79 ap. J.C.)                                         Gini = 0,54
Teotihuacan (Mexique, 300 ap. J.C.)                          Gini = 0,12
Bridge River (Canada, 500 ap. J.C.)                           Gini = 0,20
Caracol (Belize, 700 ap. J.C.)                                     Gini = 0,34
Cahokia (Illinois, USA, 1 150 ap. J.C.)                      Gini = 0,57
Tenochtitlan (actuelle Mexico City, 1 500 ap. J.C)     Gini = 0,30

Ces données montrent que l’Egypte ancienne (Kahun), Pompei et Cahokia où habitait la tribu indienne des Mississippi étaient déjà assez largement inégalitaires. Kahun est une ville située dans l’agréable oasis de Fayoum. Très riche en gibier et proche de la capitale égyptienne de l’époque, l’oasis était une province importante au temps de la 12ème dynastie. La ville a été construite pour loger les ouvriers qui devaient construire la pyramide où reposerait Sesostris II. Pompei était le lieu de vacances où venaient se reposer les riches Romains. Cahokia, enfin, située aux confluents de trois importants cours d’eau, le Mississipi, le Missouri et l’Illinois, faisait commerce avec le Grands Lacs au nord et avec la côte du Golfe du Mexique. Les trois villes devaient donc abriter à la fois des riches et leurs serviteurs, ce qui expliquerait l’inégalité par rapport aux 7 autres lieux.

Les conclusions des auteurs sont que l’inégalité augmente avec (a) la stabilité climatique, qui permet de prévoir davantage les récoltes et autres ressources ; (b) la taille de la population des groupes ; (c) la réduction de la mobilité des groupes, qui permet la transmission entre les générations et la possibilité d’accumuler ; (d) la rareté des ressources transmissibles d’une génération à l’autre ; (e) le développement de la propriété privée ; (f) le surplus par rapport à la simple subsistance (épargne) qui est plutôt présente dans les sociétés agricoles non itinérantes.

Les Gini européens mesurés sur base du revenu disponible se situent entre 0,25 et 0,40 en 2016. La Belgique est à 0,26, la France à 0,29. Les Etats Unis avec un Gini de 0,41 sont, comme on s’y attend, bien plus inégalitaires. Et malheureusement, l’inégalité est encore bien plus grande dans les pays pauvres : 0,63 en Afrique du Sud, 0,61 en Haïti et 0,50 au Rwanda. Voir (2) pour plus de détails.

Les inégalités actuelles ne sont donc pas trop éloignées de celles calculées pour les civilisations anciennes de Syrie, Turquie, Mésopotamie du Sud, Mexique, Colombie Britannique, Canada, Belize et Mexique. Rappelons toutefois que les mesures sont basées sur des données différentes : dimension des logements pour les sociétés anciennes et revenu disponible pour les inégalités dans lesquelles nous vivons, et il n’est pas impossible que cela puisse influencer les niveaux.

Ce qui veut dire qu’il y avait déjà des inégalités dans les civilisations anciennes. Ce qui est plus inquiétant aujourd’hui, c’est que ces inégalités sont en train de croître très rapidement.  En 2010, les 388 personnes les plus riches détenaient la même fortune que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Elles étaient 85 en 2014 et 62 en 2015 (3). 

L’article de Pierre qui suit nous éclaire un peu sur ce qu’il faudrait faire pour qu’elles décroissent, et ce n’est pas rigolo…


 (1) Timothy Kohler and Michael Smith (eds.), Ten Thousand Years of Inequality: The Archaeology of Wealth Differences, The University of Arizona Press, 2018. Voir aussi Matthew Shaer, The Archaeology of Wealth Inequality Researchers trace the income gap back more than 11,000 years, Smithsonian Magazine, March 2018 et  https://muse.jhu.edu/book/57765

(2) Eurostat, Gini coefficient of equivalised disposable income - EU-SILC survey, February 15, 2018 http://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?dataset=ilc_di12
La plupart des pays du monde ont des Gini mesurés sur base du revenu disponible compris entre 0,30 et 0,50, mais les données manquent pour Bahrein, Corée du Nord, Cuba, Emirats arabes unis, Guinée équatoriale, Hong Kong, Koweit, Liban, Libye, Macao, Malte, Oman, Singapour, Somalie, Taiwan. Les Gini les plus élevés (plus de 50%) se retrouvent dans les pays suivants : Afrique du Sud, Belize, Botswana, Colombie, Guinée-Bissau, Haiti, Honduras, Lesotho, Namibie, Panama, République Centre Africaine, Rwanda, Suriname, Swaziland, Zambie. Les moins élevés (30% ou moins) sont : Afghanistan, Albanie, Algérie, Belarus, Belgique, Danemark, Finlande, Iraq, Islande, Kazakhstan (depuis que M. Chodiev habite la Belgique), Kosovo, Kyrgyzstan, Moldavie, Norvège, Pays-Bas, République tchèque, Roumanie, Serbie, Slovaquie, Slovénie, Suède, Ukraine. Notez que le coefficient d’inégalité ne dit rien sur le niveau de vie moyen. Les trois pays les plus inégalitaires, l’Afrique du Sud (Gini = 0,63), la Namibie (G = 0,61) et Haiti (G = 0,61) sont aussi des pays pauvres. L’inégalité n’y arrange évidemment rien ! Ces données proviennent de la Banque Mondiale. Il n’est pas précisé si elles sont calculées avant ou après taxes et redistribution.
Voir https://en.wikipedia.org/wiki/List_of_countries_by_income_equality


(3) Walter Scheidel, The Great Leveler, Princeton University Press, 2017.






1 commentaire:

  1. je me demande ce qu'on trouverait comme coefficient de Gini basé sur la taille des logements à notre époque

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