mercredi 30 janvier 2019

A propos de la richesse et du bonheur

Victor Ginsburgh

Les riches
Deux nouvelles sont tombées sur mon téléscripteur presqu’en même temps. D’une part, Oxfam (1) nous explique avec un sourire déguisé que, dans le monde, les 26 personnages ultra-riches possèdent autant que les 3,8 milliards d’individus les plus pauvres. On ne sait pas trop si l’ONG est heureuse ou pas de raconter cela, ou s’il s’agit d’une plaisanterie. D’autre part, l’ouvrage qui vient de paraître et dont Bram De Rock, le directeur du centre de recherches dans lequel je suis accueilli à l’Université de Bruxelles — et c’est bien pour cela que je le cite lui, mais il y en a onze autres économistes belges qui y ont aussi participé (2) — nous dit qu’il ne faut pas nécessairement être riche pour être heureux, ni pauvre pour être malheureux.


Voyons d’abord le rapport d’Oxfam. La fortune des plus riches a augmenté de 12% durant l’année 2018, alors que les plus pauvres ont perdu 11% de la leur (je serais évidemment gêné d’écrire « fortune » à la place de « leur »). D’abord, je ne suis pas sûr que seuls ces 3,8 milliards de pauvres ont perdu, mais ce qui est sans doute vrai, c’est que 3,4 de ces 3,8 milliards vivent sous le seuil de pauvreté calculé par la Banque Mondiale de 5,5 dollars par jour.

Les heureux
Voyons maintenant le calcul stupide qui me vient à l’esprit quand je lis le rapport d’Oxfam : Chacun de 26 riches possède 100 milliards de dollars (ce qui est légèrement exagéré, puisque le plus riche, Jeff Bezos en possède 140 et Bill Gates, le deuxième, est bien plus pauvre avec un peu moins de 100 milliards). Si l’on redistribuait toute leur fortune aux 3,4 milliards de pauvres qui sont sous le seuil de 5,5 dollars/jour, ils recevraient chacun 2,5 dollars/jour de plus. C’est respectable, puisque cela doublerait à peu près leur revenu, mais il est peu probable que cela les sorte de leur misère pour plus d’un an, puisqu’ayant tout donné, ces 26 milliardaires se trouveraient sans le sou en tout cas pendant quelques années et s’ajouteraient aux 3,4 milliards de pauvres. Mais supposons aussi que le pli soit pris et que nous puissions recommencer l’année suivante avec les nouveaux plus riches qui auraient remplacé les 26 plumés, et que nous continuions ainsi pendant quelques dizaines ou centaines d’années, jusqu’au moment où tous les habitants de la terre se situent au niveau de, disons, 15 ou 20 dollars/jour, et que plus personne ne puisse investir.

Je l’ai dit, ce calcul est stupide, et je vous donne le droit de m’insulter pour l’avoir fait, mais ce que je voulais montrer par l’absurde, c’est que comparer les 26 grandes fortunes aux 3,8 milliards d’humains les plus pauvres est simplet, et ne changera pas le monde.

Et les Cavaliers de l'Apocalypse, Angers
Que faut-il faire pour le changer ? Il faut, dit Walter Scheidel, professeur d’histoire économique et sociale à l’Université de Stanford, consulter les Quatre Cavaliers de l’Apocalypse décrits qui apparaissent dans le dernier livre du Nouveau Testament. La thèse de Scheidel (3) est que, depuis l’âge de la pierre, seuls ceux qui ont amené des conquêtes, des guerres (dont celle de 1914-1918 et 1940-1945), des révolutions (Russie et Chine), des chutes d’empires ou d’états, des famines et des pandémies (peste noire en Europe dans les années 1350 de notre ère) semblent avoir permis de réduire les inégalités pendant un certain temps. Est-ce vraiment cela que nous voulons ?

Venons-en enfin à mes collègues Capéau et al., dont Bram (2). Ils ont compris le message de Scheidel : Il ne faut « pas s’imaginer qu’il y a des solutions simples pour réduire les inégalités » (4), mais plutôt comprendre ce dont il faut tenir compte pour essayer de le faire. Les auteurs partent de la proposition ancienne déjà, que ni le revenu (le PNB, même si on le rebaptise PIB ou GDP), ni le seul « cumul des désavantages », par exemple en santé, logement et revenu ne mesurent correctement la pauvreté, ni la richesse d’ailleurs. Ce qui sous-entend aussi que le revenu seul, comme le pense de façon subliminale Oxfam, est bien loin de tout dire. La mesure que Capéau et al. proposent devrait résulter « d’un compromis entre une conception purement subjective du bien-être (les sentiments de bonheur) et un critère purement objectif (tel que le cumul des désavantages), s’appli­quant de la même manière à tous les individus quelles que soient leurs préférences personnelles » (5). Bien entendu, il faudra pondérer les critères pour arriver à une mesure dénommée « revenu équivalent ».

Les résultats empiriques obtenus et rapportés dans l’ouvrage sont basés sur une enquête qui a porté sur 3 400 adultes belges soumis.es à des questions sur leur revenu, santé, et logement, qui permettent de calculer le « cumul des désavantages », et de découvrir que 9% de ceux qui sont pauvres, en mauvaise santé et vivent dans un logement de faible qualité se « sentent mieux » que plus de 72% de ceux qui disposent d’un revenu élevé, d’une bonne santé et d’un logement confortable, ce qui, selon les auteurs de l’étude, serait dû à « des différences en termes d’ambitions et d’attentes nourries par ces groupes de personnes ».

Les auteurs ont posé à ces 3 400 adultes des questions du type « disposition à payer pour obtenir plus d’une aménité positive » ou « disposition à accepter moins d’une aménité négative » (6). Ces techniques permettent de construire des échelles d’équivalence entre les différents biens et maux, qui aboutissent à des indicateurs de bien-être multidimensionnels (ou, en langage économique, des fonctions d’utilité) et de montrer « à quel point le revenu équivalent s’écarte des autres indicateurs de bien-être, qui sont moins bons mais plus largement répandus, tels que les revenus ou la satisfaction dans la vie ».

Je suis néanmoins surpris que les auteurs ne fassent aucun signe à l’éducation qui devrait contribuer elle aussi à notre bien-être. Douze auteurs universitaires qui oublient ce que l’éducation leur a apporté…

Les quatre petites sections de la conclusion de l’ouvrage disent néanmoins très bien ce qu’ils veulent faire passer comme message : le simple fait de regarder les moyennes peut être trompeur ; le revenu n’est pas une bonne mesure du bien-être ; le bonheur n’est pas une bonne mesure du bien-être ; pour mesurer le bien-être, il vaut mieux adopter une approche multidimensionnelle.

Décidément un ouvrage salutaire sur la richesse et la pauvreté, qui remonte les bretelles du rapport tapageur d’Oxfam et de bien d’autres.

Pour en terminer, je voudrais ajouter que ce qui compte peut-être aussi dans le bonheur ou le malheur, c’est ce qui nous entoure et ceux qui nous entourent. Je peux vivre à Uccle (Bruxelles) ou dans le 16ème (Paris) et me trouver malheureux, parce que « mon flat » n’a que 300 mètres carrés, alors que ceux de mes voisins en ont 600 et que suis gêné quand je les invite à boire un verre. Ou parce que le voisin, qui comme moi, est professeur d’université retraité à quelque 3.500 euros net par mois, fait de la consultance et se remplit les poches, alors que moi j’écris des articles minables qui ne me rapportent rien. Mais moi, je suis heureux et lui pas parce qu’il court le monde pour trouver des contrats juteux, mais plus ennuyeux les uns que les autres.  

(1) Le rapport s’intitule Public Good and Private Wealth. Il est disponible sur https://oxfamilibrary.openrepository.com/bitstream/handle/10546/620599/bp-public-good-or-private-wealth-210119-en.pdf

(2) Bart Capéau, Laurens Cherchye, Koen Decancq, André Decoster, Bram De Rock, François Maniquet, Annemie Nys, Guillaume Périlleux, Eve Ramaekers, Zoé Rongé, Erik Schokkaert et Frederic Vermeulen, En faut-il peu pour être heureux? Conditions de vie, de bonheur et bien-être en Belgique, Anthémis, 2019.

(3) Walter Scheidel, The Great Leveler: Violence and the History of Inequality from the Stone Age to the Twenty-First Century, Princeton: Princeton University Press, 2017. Vous pouvez aussi consulter le blog de Pierre Pestieau, qui date du 14 mars 2018

(4) Voir l’interview de Sheidel par Thomas Mahler, Les gens ne devraient pas s’imaginer qu’il y a des solutions simples pour réduire les inégalités, Le Point, 24 février 2018.

(5) Les citations entre guillemets qui suivent viennent de l’article de Capéau et al. (2019) dans Regards Economiques No. 144, Janvier 2019 ; il porte le même titre que l’ouvrage cité en (2). https://www.regardseconomiques.be/index.php?option=com_reco&view=article&cid=187.

(6) Je suis personnellement très sceptique sur ces techniques et ne suis pas le seul. Voir Victor Ginsburgh, Contingent Valuation, Willingness to Pay, and Willingness to Accept, in B. Frey and D. Iselin, eds., Economic Ideas You Should Forget, Springer International Publishing, 2017.





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