jeudi 27 janvier 2022

Narayama, un vaisseau spatial

Pierre Pestieau


La Ballade de Narayama est un film japonais de 1958 basé sur une nouvelle du même nom. Il existe une seconde adaptation qui a remporté la Palme d'or au Festival de Cannes 1983. Les deux films explorent la pratique légendaire de l'ubasute, qui consiste à transporter des personnes âgées dans une montagne et à les laisser mourir. La légende se déroule dans un village isolé où la nourriture est rare, ce qui signifie que seul un certain nombre de personnes peuvent survivre. Chaque fois qu’il est pratiqué, l’ubasute permet une nouvelle naissance. Les deux films sont assez différents. La première version est théâtrale, en noir et blanc ; elle relate sobrement la pratique de l'ubasute. La version de 1983 est en couleur et beaucoup plus crue. Elle présente des scènes dures qui montrent à quel point les conditions pouvaient être brutales pour les villageois. Entre les épisodes, on trouve de brefs aperçus de la nature - oiseaux, serpents et autres animaux chassant, observant, chantant, copulant ou mettant bas.


La Ballade de Narayama illustre de manière éloquente le problème soulevé par Kenneth Boulding (1) lorsqu'il a identifié la nécessité pour le système économique de s'adapter au système écologique avec son offre limitée de ressources. Boulding a formalisé les choix de fertilité et de longévité dans un contexte de ressources limitées, dans un monde qui est, selon ses termes, comme un vaisseau spatial.

Certes la réalité dépeinte dans l’un ou l'autre de ces films, à première vue, a peu de points communs avec la société actuelle. Les différences sont nombreuses. Tout d'abord, nous vivons aujourd'hui dans un cadre mondialisé, avec des frontières nationales qui disparaissent, très loin d'un village fermé de quelques centaines d'habitants. Dans un tel cadre ouvert, la migration des personnes et les importations ou exportations de marchandises sont autorisées. Deuxièmement, dans Narayama, il n'y a pas de capital reproductible ni de progrès technique qui permettrait d'accroître sans cesse les ressources disponibles. Troisièmement, dans ce village, en raison de sa taille, la norme sociale est forte et la conformité est absolue. Il est impossible pour un villageois de dissimuler son âge ou de cacher de la nourriture sans se faire prendre. C'est très différent des sociétés modernes où le civisme fait défaut et l’individualisme prévaut. Quatrièmement, la société de Narayama est homogène. Il n'y a pas de différences entre les individus. Tout le monde est confronté aux mêmes problèmes de survie. Dans nos sociétés, il y a des riches et des pauvres et les riches ne souffrent pas autant de la pénurie de ressources que les pauvres. Enfin, à l'époque de la Ballade de Narayama, l'espérance de vie était bien inférieure à 70 ans, avec pour implication que la pratique de l'ubasute était donc extrêmement rare.

Mais ces différences apparaissent frappantes parce que nous vivons encore dans un monde qui ne connaît pas encore la rareté. Il est cependant possible et même vraisemblable que nous nous dirigions progressivement vers un monde de rareté à la Narayama, dans lequel des choix difficiles concernant la fertilité et la longévité devront être faits de manière plus ou moins explicite. Pénurie d’eau, exode, malnutrition, extinction d’espèces… La vie sur terre telle que nous la connaissons sera inéluctablement transformée par le dérèglement climatique dans les prochaines décennies selon le dernier rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Si rien de sérieux n’est fait, et cela semble malheureusement le cas, des dizaines de millions de personnes , surtout dans l’Hémisphère sud devraient souffrir de la faim. Dans le court terme, les régions riches, ce que Jared Diamond appelle le premier monde (2), seront protégées mais cela ne devrait pas durer.


Dans ce monde de précarité croissante, les questions de fécondité et de mortalité se poseront d’un manière ou d’une autre. Sans doute en laissant la nature apporter sa réponse avec une fécondité incontrôlée et la mort des plus fragiles : les enfants et les personnes âgées. Comme le laissent entrevoir certains films de science-fiction (3), ces situations de pénurie et d’incertitudes donneront lieu à des violences aussi insoutenables que celles de Narayama. La seule différence est que dans Narayama, il y avait une norme que chacun respectait. On savait que le village ne pouvait nourrir qu’un nombre limité de bouches et cela déterminait les choix de natalité et de mortalité. Dans le monde du chacun pour soi que semble craindre les experts du GIEC, l’anarchie devrait régner dans le vaisseau Terre.

C’est d’ailleurs grâce à la présence d’une norme sociale acceptée par la population du village que perdurait cette situation qui correspond à ce que les économistes appellent un état stationnaire. Comme le montre bien Jared Diamond (4), dans le passé, de nombreuses sociétés n’ont pu trouver cet équilibre et ont de ce fait étaient anéanties. Ce qui guette l’humanité, n’est peut-être pas la disparition de telle ou telle civilisation mais celle de la terre entière.

Quand on voit l’apocalypse que d’aucuns nous annoncent, la vie sur Narayama n’était finalement pas si horrible qu’il ne paraît. La dimension du village et la norme acceptée par tous les individus permettaient d’atteindre un état stationnaire, ce dont rêvent les avocats du développement durable. L’ouvrage magistral de Jared Diamond a pour sous-titre : Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie. Le verbe ‘décident’ laisse perplexe. Surtout dans le contexte de l’environnement. Dans la société mondialisée que nous connaissons, les décisions coopératives deviennent impossibles. Que ce soit dans le partage entre nations des responsabilités environnementales ou de la charge que notre génération laisse aux générations suivantes, les décisions se prennent le plus souvent comme dans le dilemme du prisonnier. On sait que ce mode non coopératif de prise de décision n’est pas optimal. C’est sans doute là la raison principale de l’effondrement de certaines sociétés et de la crainte que l’on peut avoir sur l’avenir de notre planète.

Diamond termine son ouvrage par une lueur d’espoir. Il a trouvé un vaisseau spatial dont l’équipage est raisonnable ; il s’agit des Pays Bas. Citant un Hollandais, il écrit : « Notre histoire nous a appris que nous vivons tous dans le même polder et que notre survie dépend de celle des autres. » Il ajoute aussitôt que cette indépendance de tous les segments de la société hollandaise est aux antipodes de ce qui se pratique ailleurs et particulièrement aux États-Unis.

(1). Boulding, K. (1966). The Economics of the Coming Spaceship Earth. Resources for the Future. http://arachnid.biosci.utexas.edu/courses/THOC/Readings/Boulding_SpaceshipEarth.pdf
(2). Diamond, J. (2005), Collapse: How Societies Choose to Fail or Survive, Penguin Books.
(3). Le Jour d'après, Soleil Vert, Interstellar.
(4). Diamond (2005), op. cit.

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