jeudi 26 septembre 2024

Taxer ou règlementer la consommation de drogues

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Pierre Pestieau

Faut-il lutter contre la consommation de drogue ou la pratique des jeux de hasard ? Dans l’affirmative, doit on recourir à la fiscalité ou à la règlementation ? Pour répondre à ces questions, il faut tenir compte de 4 aspects : le degré de nocivité perçue, une source de recettes pour l’État, l’existence d’un marché noir et la possibilité d’addiction. On se concentrera sur la drogue. Le même raisonnement s’applique au jeu qui a certains égards peut être considéré comme une drogue.

On distingue une large variété de drogues qui vont du médicament aux drogues dures en passant par le tabac, l’alcool et la marijuana. La nocivité de ces drogues peut être objectivée mais elle est perçue différemment selon les époques et les pays. Le cannabis est considéré comme nocif en France et pas du tout aux Pays Bas. La cigarette a été longtemps vue comme inoffensive. Dans la plupart des pays, les médicaments sont subventionnés, le tabac et l’alcool sont taxés et les drogues dures sont interdites. Les drogues douces le sont souvent aussi, bien que parfois tolérées.

S’il peut y avoir un marché parallèle, la taxation et surtout l’interdiction peuvent s’avérer inopérantes. L’exemple de la prohibition instaurée au États-Unis en 1920 illustre bien cette difficulté. A tout le moins, toute politique qu’elle soit de type fiscal ou règlementaire ne peut négliger cette alternative. Quant à la fiscalité, il importe de veiller à ce qu’elle ne soit pas régressive. Les taxes imposées sur les cigarettes rapportent beaucoup à l’État mais sont nettement régressives dans la mesure où la consommation de tabac décroît avec le revenu. Enfin, il ne faut pas négliger le phénomène d’addiction qui rend inopérantes les politiques classiques. En d’autres termes, il faut dans ces cas recourir à des mesures thérapeutiques qui sont le plus souvent couteuses.

Lorsqu'on analyse les avantages comparés de la taxation et de la réglementation pour lutter contre la consommation de drogues nocives, il est essentiel d'examiner les avantages distincts que chaque approche offre. Les deux stratégies visent à atténuer les impacts négatifs de la consommation de drogues sur la société, mais elles emploient différents mécanismes et outils pour atteindre leurs objectifs.

Commençons par la fiscalité qui peut être précédée par la légalisation si la drogue était jusqu’alors interdite. La taxation peut générer des revenus significatifs pour les gouvernements. Ces fonds peuvent être réaffectés à des programmes de santé publique, d'éducation et de services de réhabilitation des drogues. Par la taxation, le gouvernement peut influencer le prix des drogues, les rendant moins attrayantes pour les consommateurs si elles sont plus chères. Cela peut réduire la consommation sans interdire directement la substance. La légalisation et la taxation des drogues peuvent réduire le commerce illégal et les activités criminelles associées. Cela permet de faire entrer les ventes de drogues dans un marché réglementé où les normes de sécurité peuvent être appliquées.

Quant à la règlementation, elle permet un contrôle direct sur qui peut accéder aux drogues, dans quelles circonstances et en quelles quantités. Cela peut être plus efficace pour les médicaments. Elle peut établir et faire respecter des normes pour la production et la distribution de drogues, garantissant la sécurité et la cohérence des produits. Cela réduit le risque de contamination et de surdose. En outre, la règlementation peut être adaptée pour aborder des problèmes spécifiques liés à la consommation de drogues, tels que les restrictions publicitaires, les limites d'âge et les lieux de vente. Cela permet des approches plus nuancées et spécifiques au contexte.

Le choix entre la taxation et la réglementation, ou une combinaison des deux, dépend des objectifs spécifiques et du contexte de la politique en matière de drogues. La taxation offre une approche pragmatique pouvant réduire l'usage et générer des revenus, tandis que la réglementation fournit un contrôle direct et des garanties de sécurité. Souvent, la stratégie la plus efficace peut impliquer un mélange équilibré des deux, tirant parti des forces de chaque approche pour relever les défis complexes posés par la consommation de drogues.

jeudi 19 septembre 2024

Les prisons israéliennes sont une énorme machine à torturer

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Résumé par Alex N. Press d’un texte de B’Tselem (*)
Traduit par Victor Ginsburgh

Les prisons israéliennes fonctionnent comme un système de camps de torture. Les Palestiniens détenus par Israël depuis le 7 octobre ont fait de telles déclarations pendant des mois, leurs paroles étayées par une perte de poids extrême après avoir été libérés de la détention israélienne. Aujourd'hui, un rapport obsédant et exhaustif de l'ONG israélienne de défense des droits de l'homme B’Tselem publié cette semaine étaye ces affirmations par des preuves provenant de cinquante-cinq détenus palestiniens après leur libération des prisons israéliennes. La majorité des personnes interrogées n'ont jamais été jugées pour aucun crime.

Le titre du rapport de B’Tselem « Bienvenue en enfer », est une citation d'un soldat israélien. « L'enfer » n'est pas une exagération. Comme le détaille le rapport, les Palestiniens qui sont détenus dans les prisons et les centres de détention israéliens depuis le début de la guerre contre Gaza sont soumis à la torture, aux abus sexuels, à la violence, à l'humiliation, à la famine, à la privation de sommeil et au déni de traitement médical adéquat. Le rapport énumère soixante cas de prisonniers palestiniens morts depuis le début de la guerre, dont quarante-huit prisonniers de Gaza morts dans les centres de détention de l'armée et douze morts en détention par l'administration pénitentiaire ; de nombreux témoignages du rapport font référence à l'unité Keter de l'administration pénitentiaire, qui fonctionne comme une force spécialisée dans le contrôle des émeutes.

« Leurs témoignages révèlent les résultats de la transformation précipitée de plus d'une douzaine d'établissements pénitentiaires israéliens, militaires et civils, en un réseau de camps dédiés à l'abus des détenus dans le cadre d'une politique », note B'Tselem en introduction du rapport. 

« Les établissements dans lesquels chaque détenu est délibérément soumis à une douleur et à des souffrances dures et implacables fonctionnent de facto comme des camps de torture. »

Les témoignages valent la peine d'être lus dans leur intégralité, mais ils incluent: un détenu battu à mort par des gardiens pour avoir demandé s'il y avait un cessez-le-feu, car les détenus n'ont pas reçu de nouvelles à l'intérieur de la prison ; un récit de gardiens mettant des cigarettes « dans ma bouche et sur mon corps [...] ils ont mis des pinces sur mes testicules qui étaient attachés à quelque chose de lourd » ; l'utilisation de « musique disco forte » jouée à des volumes qui font saigner les oreilles des détenus ; un récit d'agression sexuelle et de sodomie au cours duquel d'autres gardiens ont filmé l'acte sur leurs téléphones ; histoire après histoire de famine délibérée de détenus.

Ces derniers jours, la société israélienne a été déchirée par l'allégation d'un tribunal selon laquelle des membres des Forces de défense israéliennes (FDI) auraient violé collectivement une détenue palestinienne à la base militaire de Sde Teiman. L'allégation a entraîné un soulèvement en défense des soldats en question, encouragé par les membres de Tsahal (armée israélienne) et les dirigeants élus des partis politiques israéliens. Alors que la foule pro-viol prenait d'assaut la base militaire, l'armée israélienne a été forcée de redéployer des unités de Cisjordanie vers la base pour tenter d'apaiser la violence et de garder le contrôle.

Comme le montrent clairement les rapports de B'Tselem, et conformément aux conclusions supplémentaires des Nations Unies, les soldats accusés de viol à Sde Teiman ne sont guère des exceptions. L'armée israélienne y mène une politique systémique de torture des quelque dix mille Palestiniens actuellement détenus.

Détenus de Sde Teiman

« Compte tenu de la gravité des actes, de l'ampleur des violations des dispositions du droit international et du fait que ces violations visent l'ensemble de la population de prisonniers palestiniens, quotidiennement et au fil du temps, la seule conclusion possible est qu'en commettant ces actes, Israël commet des actes de torture qui constituent un crime de guerre et même un crime contre l'humanité, » conclut le rapport.

Il y a longtemps eu des allégations crédibles selon lesquelles l’armée israélienne utilise la violence sexuelle contre les détenus palestiniens. Le fait que la société israélienne ait maintenant été forcée de le reconnaître par un tribunal est en soi le résultat d'un consensus croissant de la communauté juridique internationale selon lequel Israël ne peut pas enquêter sur lui-même pour ses crimes de guerre présumés et doit donc être poursuivi par des tribunaux tels que la Cour pénale internationale (CPI). Le soutien du public israélien aux violeurs présumés de Tsahal, et sa réponse remarquablement modérée aux témoignages contenus dans le rapport de B'Tselem, en sont une preuve supplémentaire. Voir aussi (**).

Comme l'a noté le chroniqueur de Haaretz, Gideon Levy, à propos de l'absence d'indignation parmi les Israéliens face aux révélations contenues dans le rapport, « l'indifférence à toutes ces choses définit Israël ». 

Dans le camp de détention de Guantanamo Bay (prison américaine), neuf prisonniers ont été tués en vingt ans ; en Israël, soixante détenus ont été tués en dix mois.

(*) B’Tselem est le centre israélien d’information pour les droits de l’homme dans les territoires occupés. Le texte de cet article est un résumé d’Alex N. Press du B’Tselem Report du 6 août 2024. Voir https://imemc.org/article/btselem-report-welcome-to-hell/
(**) Jonathan Ofir, Israeli media’s coverage of the rape of Palestinian detainees shows support for sexual violence in service of genocideMondoweiss, 12 août, 2024. 

jeudi 12 septembre 2024

L’IA est-elle de droite ?

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Pierre Pestieau


Chat GPT qui est un avatar de l’IA est-il de droite ? Il n’est en tout cas pas extrémiste en ce sens qu’il ne fait que refléter la pensée dominante sans esprit critique. Un de mes collègues a récemment demandé à Chat GPT si la protection de l’environnement était compatible avec la croissance, lui précisant qu’il était économiste (1). Le logiciel a parcouru tous les documents émanant d'économistes ou de journalistes économiques traitant cette question et a finalement reproduit la doxa dominante qui se résume en peu de mots : bien sûr que la protection de l’environnement est compatible avec la croissance à condition de faire attention. 
Il a soumis cette réponse à ses étudiants d’une École de Commerce en leur demandant d’en donner une évaluation critique. Il a été peiné de constater que la totalité des réponses étaient en plein accord avec Chat GPT, considéré comme un humain ayant réfléchi à la question, les étudiants dans leurs copies ne faisant que paraphraser la réponse de l’IA.

Pour en avoir le cœur net, j’ai posé la question de ce blog à Chat GPT. La réponse était on ne peut plus attendue : 

L'affirmation selon laquelle l'intelligence artificielle (IA) serait "de droite" est une simplification qui ne prend pas en compte la complexité de la technologie et de la politique. L'IA, en tant que technologie, n'a pas d'orientation politique intrinsèque. Cependant, son développement, son déploiement et son utilisation peuvent être influencés par des valeurs et des objectifs politiques.




Il demeure que les entreprises et les gouvernements qui investissent dans l'IA peuvent avoir des orientations politiques qui influencent leurs priorités. Les entreprises qui sont naturellement orientées vers le profit vont privilégier des applications de l'IA qui maximisent leurs parts de marché. Elles auront tendance à mettre l'accent sur la liberté de commercer et l'efficacité économique, au détriment des aspects sociaux et environnementaux. L’inverse serait étonnant. En conclusion, l'IA elle-même n'est ni de droite ni de gauche, mais son impact et son utilisation peuvent être, et le seront sûrement, influencés par des considérations politiques et idéologiques.


En outre dans la mesure où elle vise au consensus mou, les valeurs que véhiculent l’IA sont celles du moment présent. Il y a un siècle, ses positions sur l’égalité des genres, le traitement des animaux, la diversité, le colonialisme auraient sans doute été différentes de celles qu’elles révèlent aujourd’hui.





jeudi 5 septembre 2024

Jean Cocteau, oublié ? Oui, un peu !

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Victor Ginsburgh

Jean Cocteau, artiste bien aimé du temps de notre jeunesse (en tout cas de la mienne), pensait avoir « une mauvaise réputation en tant que dilettante et cette accusation l'a hanté », écrit Kenneth Silver, professeur d’Histoire de l’Art à la New York University. Spécialiste du personnage Cocteau, Silver organise l’exposition Cocteau : La revanche du jongleur. Son oeuvre d’artiste de tous les arts (poète, romancier, dramaturge, acteur, directeur de films, et critique d’art) est affichée à la Guggenheim Collection à Venise (*).

 

Jean Cocteau, Le voilà sans le moindre doute


Le voilà sans le moindre doute et le moins qu’on puisse dire de lui, c’est qu’il était bizarre, mais je me rappelle avoir lu avec grand plaisir certains de ses « romans » dont peut-être les mieux connus sont Les Enfants TerriblesLe Grand Ecart, suivi de Orphée » et d’autres que j’avais lus avant mon arrivée en Europe en 1957, mais ils ne m’ont pas tous suivi.

 

Il faut se rappeler aussi que c’était une époque de grands ou moins grands noms, dont le premier grand était son compagnon : Jean Marais. Mais il y avait aussi, en ces temps, Jean Anouilh, George Auric, Giorgio de Chirico, Paul Claudel, Marcel Duchamp, Arthur Honegger, Igor Markevitch, Darius Milhaud, Edith Piaf, Francis Poulenc, Raymond Radiguet, Igor Stravinsky et bien d’autres. 

 

De nos jours, il faut également souligner son homosexualité et sa liaison avec Jean Marais dont, ni l’un ni l’autre ne se cachaient d’ailleurs, à travers leurs dessins d'hommes nus dans des moments d'intimité. Aucun n'avait peur de soumettre la forme masculine au même genre de regard érotisé auquel les modèles féminins sont si souvent soumis. 


En effet, les expériences de Cocteau en tant qu'homme gay, et en tant que figure croisée entre l'establishment parisien dans lequel il est né et l'avant-garde, résonnent avec l'exploration des « outsiders » dans la 60e exposition internationale d'art de la Biennale de Venise, intitulée Foreigners Everywhere. L’exposition est visible jusqu'au 24 novembre 2024. Elle compte 150 œuvres de Cocteau et s'intéresse à l'exploration de l'amitié entre lui et sa grand-mère, qui inaugure sa première galerie à Londres avec une exposition des dessins de son petit-fils en 1938, sur les conseils de leur ami commun Marcel Duchamp. 

 

Jean Cocteau, Œdipe ou le Carrefour des Trois Routes (1952)


Dans ses mémoires de 1979 Out of This Century, Peggy Guggenheim raconte que « les arrangements pour l'exposition Cocteau ont été plutôt difficiles. Pour lui parler, il fallait aller à son hôtel de la rue de Cambon et essayer de le trouver pendant qu'il était couché au lit, fumant de l'opium ». Cocteau lui a finalement envoyé des dessins de costumes et de meubles qu'il a conçus pour sa pièce de 1937 Les Chevaliers de la Table Ronde, et un énigmatique dessin allégorique au graphite, craie, crayon et sang sur un drap de lit qu'il a fabriqué spécialement pour l'exposition de Peggy Guggenheim. Cette œuvre est intitulée La peur donne des ailes au courage. 

J’ai sous la main ses (et mes) deux livres que, de ce pas je vais relire et espérer qu’ils sont restés ce qu’ils étaient après quelque cent ans.  Ce que j’ai fait en commençant par OrphéeTragédie en un acte et un intervalle, parce que c’était le plus court des textes d’un des deux livres que je possédais. Ce texte date de 1926. Et j’ai eu raison, il n’y avait qu’une petite cinquantaine de pages, et je suis arrivé péniblement de le terminer. Faut dire que ce n’était pas tellement plus beau que la peinture qui précède.

 

Pauvre Jean Cocteau, l’heure est passée…

 

                                                              « Il n’y a pas de précurseurs, il n’existe

                                                                           que des retardataires »


                                                 

                                    

(*) Jean Cocteau, The Juggler’s Revenge, exposition du 13 avril au 16 septembre de la collection de Peggy Guggenheim, à Venise. Pour moi qui ne le savais pas, juggler signifie jongleur. Mais juggler peut aussi signifier tricheur, ce qui me ravit, en tout cas s’il s’appelle Cocteau. Mais, ce n’est pas la fin, parce que juggler se traduit aussi par troubadour ou ménestrel. Je souris, parce que Cocteau pouvait être l’un ou l’autre, selon les jours.