vendredi 22 avril 2011

Jeans sablés

Pierre Pestieau

Il faudrait être aveugle pour ne pas voir, dans nos rues, les jeunes de 7 à 77 ans portant des jeans neufs et pourtant usés. Ceux-ci sont obtenus à partir de la technique de sablage, qui « achève » le traitement de la toile de jean en pulvérisant du sable sous haute pression.

Ce procédé expose les travailleurs à la silice qui, libérée lors de la pulvérisation, engendre la silicose, une maladie provoquée par l'inhalation de ces particules de poussières, qui entraîne une inflammation chronique, une fibrose pulmonaire et une réduction progressive et irréversible de la capacité respiratoire. Elle peut entraîner la mort.

En Turquie, où de nombreuses usines de fabrication de jeans sont implantées, cette maladie a déjà fait des ravages : 1 200 ouvriers souffriraient de silicose, 47 sont décédés à ce jour. Ceci n’est qu’un exemple de produit dont la production s’accompagne de risques que le consommateur préfère ignorer. Il en existe tant d’autres qui entraînent des risques pour les travailleurs mais aussi pour les consommateurs. Par exemple, ces aliments dont nous parlent deux livres récents Notre poison quotidien et Le livre noir de l’agriculture (1) et ces textiles à bas prix que fabriquent des enfants qui n’auront souvent qu’une vie courte et misérable.

Que faire face à ces situations ? Demander à l’Etat d’interdire ? Boycotter ? Faire payer le juste prix ? Je me contenterai ici d’évoquer les implications d’une mesure apparemment simple et peu contraignante, à savoir l’obligation d’étiqueter dans le détail les procédés de fabrication, l’origine du produit, ses ingrédients (2). Je ferai l’hypothèse très stricte qu’un tel étiquetage est possible et fiable. En d’autres termes, quand vous achetez un poulet à 5 euros le kilo vous savez exactement dans quelles conditions il a été élevé (aliments dont il a été nourri, espace dans lequel il a vécu et conditions de travail des éleveurs). Il en est de même pour le ballon que vous donnez à vos enfants ou le pull de cachemire que vous offrez. La question que je voudrais soulever est simple : A quoi doit-on s’attendre de la part de l’industrie et des consommateurs si un tel étiquetage « parfait » était pratiqué ? Un changement à 180 degrés ou le statu quo absolu ? Ma conviction est que quasiment rien ne changera. Cette conviction s’appuie sur deux faits : La plupart des industriels et des consommateurs savent déjà tout cela et la majorité préfère la gratification instantanée aux considérations de long terme. Certes ce comportement n’est pas irréversible mais pour l’instant il est celui qui, selon Edgar Morin, « emporte le vaisseau terre vers de très probables catastrophes en chaîne ».

Je voudrais conclure par deux remarques qui répondent à des questions qui viennent à l’esprit. D’abord, il ne faut pas oublier que les risques que les producteurs font encourir aux travailleurs et aux consommateurs ont une certaine rationalité : abaisser les coûts. En d’autres termes, il n’existe pas de jean sablé ou de poulet à 5 euros qui aient pu être produits dans des conditions irréprochables. Pour avoir ces conditions, il faut payer le prix. Ensuite, il convient de noter qu’il y a une différence entre les jeans sablés et les poulets aux hormones : dans le premier cas, on recourt à un procédé mortel, destiné à satisfaire les exigences futiles de la mode ; dans le second, les poulets bon marché sont pour beaucoup le seul moyen de permettre à leur famille de consommer de la viande.

(1) Marie Monique Robin, Notre poison quotidien, La Découverte/Arte Editions, 2011 et Isabelle Saporta, Le livre noir de l’agriculture, Fayard, 2011.

(2) Un premier pas dans ce sens est le programme européen REACH, qui fait porter à l'industrie la responsabilité d'évaluer et de gérer les risques posés par les produits chimiques et de fournir des informations de sécurité adéquates à leurs utilisateurs.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire