vendredi 10 février 2012

Le téléchargement illégal ne réduit pas la créativité des musiciens

Victor Ginsburgh

Le téléchargement, surtout lorsqu’il est illégal, réduirait la créativité des compositeurs et des musiciens puisque leurs créations ne sont plus rémunérées par le droit d’auteur. Donc à quoi bon créer ? C’est en tout cas ce que veulent nous faire croire les grands producteurs de CDs et de DVDs (Universal Music Group, Sony Music Entertainment, EMI Group et Warner Music Group, les quatre « majors » (1)) ainsi que, ne les oublions surtout pas dans nos prières, les sociétés d’auteurs, SABAM, SACEM et consorts.

En outre, disent aussi les producteurs américains, les lois contre le piratage sont censées leur assurer (aux producteurs, pas aux autres !) des revenus suffisants (2) pour leur permettre d’investir dans de nouveaux groupes musicaux et enregistrements. Le « vol » que constitue le piratage a, précisent-ils, mis au chômage des milliers d’artistes et a rendu plus difficile la signature de contrats par les producteurs (3).

Il n’y a aucun doute que l’internet et l’affaiblissement du droit d’auteur ont largement pénalisé les majors. Mais ceci a été le cas lors de chaque révolution technologique ou musicale :l’industrie n’a jamais été capable de voir venir les chocs, ou a préféré les ignorer, pour se plaindre par la suite (4). Dans les années 1920, les majors de l’époque ont ignoré la radio, le jazz et le blues. Durant les années 1950, elles se sont laissées surprendre par les 45 et 33 tours et la musique rock qui a fait le bonheur de petites firmes nouvellement créées. Durant les années 1990, préoccupées par la mode des fusions et acquisitions, elles ont omis de s’intéresser à l’internet, et ont finalement compris en 1999, avec l’arrivée de Napster, que quelque chose se passait qui n’allait pas vraiment leur convenir.

Mais ce qui nous intéresse ici ce ne sont pas les heurs ou malheurs de l’industrie ou des sociétés d’auteurs, mais bien l’effet présumé négatif de l’affaiblissement du droit d’auteur sur la créativité. Parce qu’une réduction de la créativité des musiciens les affecte bien sûr eux-mêmes, mais elle affecte aussi les consommateurs dont les choix, et donc le bien-être, s’en trouvent réduits. Une récente étude d’un des spécialistes de la question, Joel Waldfogel (5), montre qu’il n’en est rien.

Waldfogel démontre en effet que l’offre musicale définie de façon très subtile, parce que le nombre de titres ne rend pas suffisamment compte de l’offre et de sa diversité : un titre qui ne se vend pas n’augmente pas la diversité— ne s’est pas réduite après l’apparition de Napster. Il attribue cette apparente contradiction avec les larmes de désespoir versées par les majors, au fait que de nombreux nouveaux producteurs,indépendamment des majors,se sont emparés d’une plus grande part du marché qui est passée de 50% dans les années 1990 à 60% par la suite (6). Cette augmentation est due :

(a) à une baisse substantielle des coûts de production des enregistrementsavec l’arrivée du digital : on peut transformer un PC en petit studio d’enregistrement avec un software Pro Tools qui coûte quelque 500 euros (7) ;

(b) et à une baisse tout aussi substantielle des coûts de distribution due à l’internet : on peut distribuer une chanson (un « single ») en payant $9,99 dollars à Tune Core (8).

Il n’est donc plus nécessaire de passer par une des quatre majors pour lancer une chanson.

Un document du 30 novembre 2011 (9) du Département fédéral de justice et police de la Confédération suisse va exactement dans la même direction. Il indique que les nouvelles habitudes de consommation dues à l’internet « ne devraient pas avoir de conséquences négatives sur la création culturelle [et] que le cadre juridique actuel permet de répondre de manière adéquate au problème des utilisations illicites d’œuvres ». Ce sont, dit le rapport, les grandes sociétés de production qui pâtissent de ces nouvelles habitudes de consommation, et elles doivent s’y adapter.

Seul et amer regret, la disparition des disquaires. Et sans doute, dans peu de temps, des libraires.


(1) Dont il n’en reste plus que trois—ce qui augmente encore leur pouvoir—puisque EMI vient d’être racheté par Universal et Sony. Voir le New York Times 11 novembre 2011.

http://www.nytimes.com/2011/11/12/business/media/emi-is-sold-for-4-1-billion-consolidating-the-music-industry.html

(2) Les sociétés de production ont évidemment perdu pas mal de rentrées. Entre 1999 et 2008, leur revenu annuel est passé de 12,8 milliards de dollars en 1999 à 5,5 milliards en 2008 aux Etats-Unis et de 37 milliards en 1999 à 25 milliards en 2007 dans le monde. Il faut reconnaître que c’est raide!

(3) Voir http://www.riaa.com/physicalpiracy.php?content_selector=piracy_details_online

(4) Voir à ce sujet P. Tschmuck (2006), Creativity and Innovation in the Music Industry, Dordrecht : Springer.

(5) J. Waldfogel (2011), Bye, bye Miss America Pie ? The supply of new recorded music since Napster, NBER Working Paper 16882.

(6) Voir par example Nate Chinen, Despite the odds, a jazz label finds a way to thrive, The New York Times, 17 August 2011, http://www.nytimes.com/2011/08/17/arts/music/pi-recordings-a-jazz-label-finds-a-way-to-thrive.html

(7) http://www.avid.com/FR/products/family/pro-tools (publicité non payée).

(8) http://www.tunecore.com/ (encore une pub non payée).

(9) http://www.ejpd.admin.ch/content/ejpd/fr/home/dokumentation/mi/2011/2011-11-30.html

3 commentaires:

  1. Ce n'est pas tout de produire un album, il faut encore le vendre... c'est là le métier des maisons de disques, des distributeurs, des magasins, de toute la chaîne des "médiateurs culturels"... on ne voit pas trop comment mettre quelques MP3 en vente sur un site internet pourrait remplacer tout l'écosystème indispensable pour construire la réputation des artistes.

    Cela dit, la créativité en musique existait bien avant l'arrivée du disque, et continuera à exister lorsqu'il aura disparu (au moins en tant que produit de consommation de masse). Et des solutions existent pour diffuser les oeuvres en garantissant à la fois la rémunération des artistes et la gratuité du téléchargement. Il existe pas mal de subventions publiques et para-publiques (fondations, prix, bourses, résidences) pour la musique. On pourrait utiliser une partie de cet argent pour mettre en ligne, téléchargeable gratuitement, la musique ainsi produite. C'est ce que font déjà les radios publiques avec le "podcast" mais on pourrait aller un peu plus loin. Après tout si on utilise l'argent du contribuable pour passer commande à un compositeur, pourquoi les contribuables ne pourraient pas profiter de ce qu'ils ont payé par leurs impôts ? Pourquoi accorder à une entreprise privée (l'éditeur) le monopole de l'exploitation des oeuvres ainsi produites ? Et il existe encore d'autres solutions faisant appel à des capitaux privés comme le financement d'un projet par souscription, récemment utilisé par le quatuor Kronos par exemple.

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  2. Je lis avec bcp d’intérêt et de plaisir les messages du blog. Mais petit rappel au pays de Grevisse. Il faut dire ''elles se sont laissé surprendre'' parce que 'les' est cod de surprendre, pas de laissé. Le cod est en fait la proposition infinitive tout entière.
    Henri

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  3. Arrrghhh, comme disait je ne sais plus trop quel personnage, dans je ne sais plus trop quelle BD, faut que je dépoussière mon vieux Grévisse que je trimballe depuis près de 60 ans.

    Merci Henri

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