vendredi 25 mai 2012

Gendarmes et voleurs

Victor Ginsburgh

« …une société hypocrite qui arrête les pickpockets

mais récompense les barons du crime,

pend les assassins, mais décore les tortionnaires. »

Alberto Manguel, Nouvel éloge de la folie

« Comme dirait don Quichotte, la plupart des injustices sont commises parce que leurs responsables savent qu’on ne leur en fera pas assumer les conséquences. Dans de telles circonstances, tout citoyen a le devoir d’essayer en conscience d’empêcher ‘que soient commis dans l’Etat auquel il appartient un grand nombre de méfaits et d’illégalités’ » (1).

Monsieur Karel De Boeck, ex-CEO de Fortis Banque, et patron du département risques de ladite banque, arrivé au moment de son ascension et « parti » la queue entre les jambes lors de sa chute, sera le prochain CEO de Dexia d’ici la fin juin. C’est en tout cas ce qu’a décidé le Conseil des ministres restreint il y a quelques semaines. Salaire annuel : 700.000 euros, une aumône pour un homme si brillant (il n’en a pas l’air, mais l’air ne fait pas la chanson). Peut-on vraiment croire que quelqu’un qui a participé à la chute d’une banque va pouvoir redresser la suivante ? N’y a-t-il vraiment aucun choix parmi les patrons belges ? Et pourquoi un Belge après tout ? On a vu ce que l’autre Belge a pu faire à Dexia. Faut dire que le Français n’a pas fait mieux et partira sans doute avec son parachute contractuel de 1,3 millions.

Quelle est la raison profonde qui pousse le gouvernement belge à proposer que M. De Boeck devienne grand patron chez Dexia ? Qui diable a intérêt à ce que celui qui a raté à Fortis se pointe chez Dexia ? Pourquoi est-ce ainsi ? Craignons-nous vraiment cette bande de la finance, et freinons-nous les « gendarmes » qui devraient les poursuivre et ne font rien au mépris total de ce que peut en penser la population ?

A la question « pourquoi est-ce ainsi », Phil Angelides, démocrate qui a présidé la Financial Crisis Inquiry Commission, répond « Au mieux, c’est déconcertant, mais au pire c’est profondément troublant » (2).

Alors que le nombre de poursuites par le gouvernement fédéral (américain) a crû de façon exemplaire dans des domaines comme les droits civiques ou les fraudes relatives à des problèmes de santé, elles ont, depuis 2003, diminué de près de 40% dans le domaine des fraudes financières et sont trois fois moins importantes que durant l’administration Clinton. Malgré les promesses de l’administration Obama et les espoirs suscités par le ministre de la Justice Eric Holder.

Mais, il faut savoir qu’Eric Holder est un transfuge d’une firme d’avocats dont l’activité essentielle consiste à défendre les grandes banques (Goldman Sachs, JP Morgan Chase, Citigroup, Bank of America, Wells Fargo, Deutsche Bank et bien d’autres), et Holder lui-même s’est entouré dans son ministère de deux autres transfuges de la même firme. Bien sûr, on peut justifier cela par le fait qu’il faut être dans le secret de ce que font les banques pour les confondre, mais il faut aussi prévoir où on se recasera quand on sera retourné à la vie civile ; il ne faudrait quand même pas couper certains ponts précieux (3). Et puis il faut aussi collecter des fonds pour la prochaine campagne électorale et les banquiers sont de généreux donateurs.

Dans nos jeux d’enfants, les gendarmes gagnaient et les voleurs perdaient. Les temps ont bien changé.

(1) A. Manguel, Nouvel éloge de la folie, Actes Sud, 2011, p. 142. La partie du texte ‘que soient commis dans l’Etat auquel il appartient un grand nombre de méfaits ou d’illégalités' est de Socrate et doit sans doute figurer quelque part dans l’œuvre de Platon.

(2) Angelides n’a pas sa langue en poche. En 2005, alors qu’il était ministre des finances en Californie, a dit dans une interview qu’il pensait « que le Président Bush créé des déficits du budget américain de façon délibérée. Son projet est d’accumuler la dette de façon à augmenter la pression sur les dépenses publiques qui comptent vraiment, comme l’éducation des enfants et les retraites. »

(3) P. Boyer and P. Schweizer, Why can’t Obama bring Wall Street to Justice ?, Newsweek, May 14, 2012.

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