mercredi 22 mai 2019

Suicide du capitalisme ?

Victor Ginsburgh

Beaucoup le pensent, et certains essaient d’y remédier. Les termes de ‘suicide du capitalisme’ sont longuement décrits dans un article du New York Times (1), où le journaliste rapporte les propos d’un vieux capitaliste âgé de 80 ans, Peter Georgescu, réfugié roumain arrivé aux Etats-Unis en 1947. Il s’est vite retrouvé chez Young and Rubicam où il a passé 37 ans, dont les sept dernières en tant que directeur général (chief executive officer, comme on dit).
Où le capital est-il parti? 
Le héros de son histoire est l’Amérique, « où des individus qui n’avaient aucune raison de le faire, l’ont aidé, notamment une députée, qui ne représentait pas le district où habitaient ses parents ; un directeur d’école qui ne l’avait jamais rencontré ; et bien d’autres qui l’ont conseillé, en un temps où les chefs d’entreprise n’avaient pas des salaires aussi bizarres (‘outlandish’ dans le texte) qu’aujourd’hui, et où ceux des ouvriers étaient régulièrement ajustés à la hausse. Le capitalisme », dit-il « était une brillante usine de fabrication de prospérité, mais les choses ont changé après les années 1970 ».


Georgescu essaie de réveiller les hommes d’affaires devant les inégalités qui augmentent : « Il y a longtemps, les entrepreneurs prenaient des décisions, pas seulement pour augmenter leur propre compte en banque, mais aussi ceux de leurs employés, de leur communauté et de leur pays. Il est temps d’y revenir ». Certains, comme Warren Buffett (2) ou Laurence Fink (qui gère la société d’investissements Black Rock, avec ses 6 500 milliards de fonds) en sont conscients. Buffett admet qu’il y a lutte des classes : « C’est vrai », dit-il « mais c’est ma classe, celle des riches, qui lutte, et nous gagnons ».

Nous ne sommes plus au temps où l’on a pensé que les entreprises pourraient un jour être gérées voire, appartenir aux travailleurs. Le rêve auquel ont contribué beaucoup de théoriciens comme Jacques Drèze, James Meade, ou Jaroslav Vanek (3), n’est plus, à quelques exceptions près, que rêve.

Les ‘business gurus’ comme Peter Drucker (4), dont l’ouvrage publié en 1993 a eu un succès considérable, se sont trompés également. Voici comment Drucker, qui n’était probablement pas un gauchiste sanguinaire, s’exprime : 

« Le groupe social de la société émergente sera constitué de travailleurs qui savent comment allouer la connaissance de façon productive. La plupart d’entre eux seront employés par des organisations, mais contrairement à ceux qui vivent sous le capitalisme, ils posséderont aussi bien les moyens que les outils de production… Créer des emplois traditionnels est au plus un expédient de court-terme. A long-terme, la seule politique est de transformer la production basée sur le travail en production basée sur la connaissance… Une entreprise n’est pas responsable uniquement de sa performance économique. Elle est aussi responsable de son impact sur la communauté et sur la société. Dans l’organisation de grand-mère, le supérieur savait ce que faisait son subordonné, parce qu’il était passé par le stade de subordonné. Dans la société de connaissance, tous les membres de l’organisation sont responsables. Ce qui implique qu’il n’y a plus de subordonnés, mais uniquement des associés qui doivent tous être des décideurs responsables ».

Même si ce n’est pas tout à fait l’idée d’autogestion à laquelle pensaient Drèze, Meade et Vanek, c’est proche et de rares ‘entrepreneurs’ dans le bon sens du terme s’y sont mis. J’ai sous les yeux un document interne d’une entreprise française qui était jusqu’il y a peu, dirigée par un belge, Carlos V. Voici quelques extraits de sa façon de voir les choses.

Il s’agit de « construire ensemble une entreprise citoyenne où la liberté et la confiance en ses hommes assurent performance et pérennité » (5). La base de l’entreprise est l’équipe transversale. Chaque travailleur appartient à plusieurs équipes différentes qui doivent se réunir aussi fréquemment que nécessaire et au moins 4 fois dans l’année. Les coordinateurs des équipes sont élus par l’équipe et ne peuvent pas être des supérieurs hiérarchiques de l’équipe.  Et c’est suivi par des recommandations à tous telles que : privilégier l’esprit d’équipe, être à l’écoute des collègues, partager ses connaissances pour faire progresser les collègues, être conscient des dérives et s’impliquer dans leur résolution.

Dans le même document on peut lire qu’il faut « construire un environnement favorable à l’amélioration continue, à rebours de tous les systèmes présents dans la plupart des entreprises. Ce ne sont pas les objectifs quantitatifs qui créent la performance, mais l’environnement de travail (parmi lesquels les principes et les valeurs) créé par l’organisation et les moyens mis en œuvre. Nous serons exigeants sur la qualité de ces deux éléments ».

Ou encore : « Nous souhaitons une entreprise qui explore de nouvelles manières de partager et de bâtir collectivement un projet commun de société [avec un petit s], dont les expérimentations et les méthodes peuvent inspirer et influencer notre Société [avec un grand S].

Malheureusement, une hirondelle ne fait pas le printemps et la plupart de nos dirigeants, même s’il se prennent pour des hirondelles, sont plutôt des corneilles.




(1). David Leonhardt, A CEO who’s scared for America, The New York Times, March 31, 2019.
(2). Cela vaut la peine de de lire le texte de son interview qui a été publié dans L’Echo du 4 mai 2019 sous le titre de ‘Je m’amuse plus que tout autre homme de 88 ans dans le monde’. Il explique notamment : « je m’achète des costumes de prix, mais sur moi ils ont l’air d’être de mauvaise qualité ». Et ajoute le journaliste : « C’est une de ses célèbres blagues, mais il n’a pas tort, son costume est plutôt ‘baggy’ ».
(3) Jacques Drèze, Some theory of labor management and participation, Econometrica 44 (1976), 1125-1139, James Meade, The theory of labour-managed firms and of profit sharing, The Economic Journal 82 (1972), 402-428; Jaroslav Vanek, General Theory of Labor-managed Market Economies, Cornell University Press, 1970.
(4) Peter Drucker, Post Capitalist Society, New York : Harper Collins, 1993.
(5) J’aurais, Carlos, quand même écrit « la confiance en ses femmes et ses hommes » ou en écriture inclusive que j’aime tant, « en ses travailleu.se.r.s ».



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