jeudi 13 juin 2019

Migration et justice


Pierre Pestieau

Le thème de l’immigration est celui à propos duquel la gauche a la fâcheuse habitude de se diviser, mais plus grave, de maintenir un flou qui pourrait donner raison à tous les points de vue allant de l’angélique accueil universel justifié par les inégalités mondiales à des  positions plus restrictives fondées sur la protection de la cohésion politique et sociale des sociétés d’accueil.

Entre l’argument qu’une obligation d’entraide est due à tous universellement, y compris aux étrangers cherchant à immigrer, et le point de vue que les compatriotes ont priorité et que les obligations envers les étrangers sont limitées, on aurait pu penser que John Rawls (1), le philosophe de la justice qui a eu tant d’influence sur les économistes, pencherait pour le premier. Or, même s’il est discret sur le sujet, cela ne semble pas être le cas. Pour Rawls, si un peuple est lui-même responsable, par son incurie, des facteurs qui poussent ses membres à immigrer, cette irresponsabilité ne peut être transférée sur le dos d’autres populations sans leur consentement. Seuls les réfugiés pour cause de guerre, de famine ou de catastrophe naturelle constitueraient un problème de justice pour les éventuels pays d’accueil. Cet argument fondé sur la nation est parfois complété par un impératif d’aide aux pays défavorisés dont sont originaires les migrants potentiels.


L’argument d’universalité, selon lequel freiner l’immigration est moralement illégitime, est défendu notamment par Joseph Carens (2), qui ironiquement utilise le concept de voile d’ignorance de Rawls pour en prouver le bien fondé. Selon Carens des caractéristiques contingentes telles que la nationalité ou l’ethnicité ne peuvent légitimer une différence de traitement politique. La citoyenneté est moralement aussi arbitraire que le genre. Aucun de nous ne choisit son lieu de naissance ou ses parents. De ce fait les restrictions apportées au droit d’immigrer sont moralement injustes. Une politique juste se construit dans la position originelle, sous un voile d’ignorance, où chacun fait abstraction des facteurs contingents : ethnie, sexe, situation sociale. Pour Rawls cette procédure de choix se fait dans le cadre de l’Etat nation alors que pour Carens le seul cadre légitime est celui du monde.

Deux remarques sur ce débat entre une vision universaliste et une vision restrictive. La vision universaliste est éthiquement la plus séduisante et devrait être un objectif à atteindre. Ceci dit dans le contexte politique que nous connaissons aujourd’hui imposer la vision restrictive serait déjà un exploit. Ensuite, pour l’économiste public que je suis, le point de vue restrictif de Rawls est sans doute le plus parlant puisque son espace de référence est celui de l’Etat nation. Or ce sont les gouvernements nationaux qui peuvent agir.

On ne peut évoquer ce sujet sans songer à ce que le Danemark vient de connaître. La social-démocratie vient d’y remporter une victoire aux prix de graves renoncements. Elle a en effet adopté le programme de l’extrême droite sur les questions d’immigration : fermeture des frontières, expulsions systématiques, saisie des bijoux et espèces des réfugiés, placement en détention... Certes, les sociaux-démocrates ont aussi promis la fin des coupes budgétaires et davantage d’investissements dans les secteurs de l’éducation, de la santé et de la protection sociale. Mais cela ne méritait pas qu’ils vendent leur âme. 


(1) Rawls John, [1971] 1999, A Theory of Justice, Cambridge, MA : Belknap Press of Harvard University Press.

(2) Carens Joseph H., 1987, Aliens and Citizens : The Case for Open Borders, Review of Politics, vol. 49, n° 2 : 251-273. Pour une version en français : 2007, Étrangers et citoyens : un plaidoyer en faveur de l’ouverture des frontières, Raisons politiques, vol. 2, no 26 : 11-39.



1 commentaire: