lundi 21 octobre 2019

Le Nobel d’Esther Duflo, Abghijit Banerjee et Michael Kremer

 Victor Ginsburgh et Pierre Pestieau

On doit se réjouir du récent prix Nobel décerné à Esther Duflo en même temps qu’à Abghijit Banerjee et à Michael Kremer. Il y a aujourd’hui 84 prix Nobel en économie, Esther Duflo est la deuxième femme à l’obtenir. La première était Elinor Ostrom en 2009. Esther Duflo est économiste du développement, Elinor Ostrom était plutôt une économiste politique qui s’est intéressée aux ‘bien communs’ — dont l’exemple type est la pâture dans laquelle les vaches de tout le village peuvent s’alimenter, ce qui provoque évidemment du surpâturage et des disputes entre villageois, voire la disparition de la pâture — ce qui les rend raisonnablement proches. Les femmes sont décidément peu nombreuses ou malvenues dans cette science lugubre (dismal) qu’est l’économie. Une satisfaction pour les femmes donc, pour l’Europe, et plus particulièrement la France, qui est bienvenue quand on sait la domination masculine et américaine dans ce domaine. Enfin et surtout, ce prix récompense un domaine de la recherche que les économistes négligent un peu, à savoir la lutte contre la pauvreté.


Esther Duflo s’est taillée une réputation internationale en menant sur le terrain des évaluations de politiques publiques sur base d’échantillonnages aléatoires (en anglais RCT, pour Randomized Control Trial). Cette méthode  consiste à comparer deux échantillons de populations (par exemple deux villages d’un même pays), l’une bénéficiant de la politique publique (on parle de population traitée), et l’autre n’en bénéficiant pas (c’est la population de contrôle ou témoin) et on compare les résultats. La méthode n’est pas nouvelle. Elle a été utilisée aux États Unis dans les années 1960 pour évaluer certaines réformes sociales dans le Michigan ou plus récemment des réformes d’impôts (1). Elle est utilisée depuis longtemps dans les études pharmaceutiques qui visent à évaluer l’efficacité d’un traitement. Le médicament est donné à un certain groupe de personnes (groupe traité) et les résultats sont comparés à ceux du groupe de contrôle, qui reçoit un placebo. En principe, ni les médecins qui administrent l’expérience, ni les personnes qui en font les frais, ne savent qui prend quelle pilule ou lampée dans la cuillère.

Esther Duflo et ses collègues en ont fait un outil majeur de guerre contre le sous-développement. Cet outil est devenu à ce point dominateur qu’il est régulièrement soumis à la critique. On a été jusqu'à l’associer à une gastro-entérite, tourista en espagnol, puisqu’on lui a donné le nom de randomista. Sa qualité première est de pouvoir répondre a des questions précises et apporter des conclusions concrètes. Son principal défaut est le risque de généraliser des résultats qui sont valables dans un contexte mais pas dans un autre.

Voici par exemple ce qui est arrivé à une des études majeures sur le sujet (2). Il s’agit d’une expérience menée au Kenya en 2005 dans 121 écoles primaires. Grâce à une subvention exceptionnelle, ces écoles ont pu engager un instituteur supplémentaire et de ce fait dédoubler les classes de première année. Dans 60 écoles, les élèves ont été répartis entre les deux classes de manière aléatoire ; dans les autres 61 écoles, les élèves ont été repartis, en deux classes aussi, mais selon leurs aptitudes mesurées par des tests préalables. L’étude a montré qu’il y a eu amélioration dans toutes les classes concernées mais que ces améliorations ont été plus importantes dans les classes segmentées (les 61 dernières) dans lesquelles, même les élèves les plus faibles ont mieux réussi que dans les classes où la répartition avait été aléatoire (le premier groupe des 60 classes). L’interprétation de ce résultat est que les instituteurs ont adapté leur enseignement au niveau moyen de leur classe. De là à conclure que la segmentation des élèves est toujours souhaitable, il y avait un pas que les auteurs n’ont pas hésité à franchir.

Il y a quelques années de cela, en 2010 (3), Angus Deaton, professeur d’économie à Princeton, qui a reçu le Prix Nobel en 2015 a écrit un article plutôt dévastateur contre la méthode utilisée par les prix Nobel 2019. Voici ce qu’il écrit dans le résumé de l’article :

"[Dans l'article], j'argumente que les expériences [du type RCT] n'ont aucune raison particulière de rendre les résultats plus crédible que d'autres méthodes, et que les expériences menées actuellement sont souvent sujettes à des problèmes pratiques qui sapent leur revendication d'être supérieures sur le plan statistique ou épistémique. Je me félicite des tendances récentes an matière d'expérimentation en développement allant de l'évaluation de projets à l'évaluation de mécanismes théoriques. "

Querelle habituelle parmi les Prix Noble ou parmi ceux qui le deviennent? Qizas. Notez que quand nous avons vérifié sur Google ce que voulait exactement dire ce mot espagnol, nous avons trouveé: peut-être, si, sans doute, probablement, sûrement, voire, éventuellement, plutôt, ça pourrait" (4). A vous de choisir.

Vous pouvez aussi écouter Lant Pritchett, économiste du développement et professeur à la Kennedy School of Government, Harvard University, en consultant les site suivant
https://larspsyll.wordpress.com/2018/09/13/the-debate-about-rcts-is-over-the-randomistas-lost-we-won/


(1) Voir par exemple Stephen Coleman, The Minnesota income tax compliance experiment state tax results, Minnesota Department of Revenue, April 1996, https://mpra.ub.uni-muenchen.de/4827/1/MPRA_paper_4827.pdf

(2) Esther Duflo, Pascaline Dupas, and Michael Kremer (2011) Peer effects, teacher incentives,
and the impact of tracking: Evidence from a randomized evaluation in Kenya, American Economic Review 101, 1739–1774.

(3) Angus Deaton (2010), Instruments, randomization, and learning about development, Journal of Economic Literature 48, 424-455.

                     













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