mardi 8 octobre 2019

Retour à la nonchalance

Victor Ginsburgh

La vitesse de circulation à Bruxelles est aujourd’hui limitée à 30 km/h sur plus de la moitié du territoire de la ville. Le gouvernement régional compte bien étendre cette règle à toute la ville en 2021 (1). Lorsque je circule à Bruxelles, par exemple pour aller et revenir du lieu où, malgré ma retraite, j’ai mon travail, notamment pour écrire ce blog, mon indicateur de vitesse me dit que je roule entre 10 et 15 km/h, soit à moins de la moitié de ce qui sera imposé dans deux ans. Réduire davantage la vitesse sur l’avenue Louise où je fais une partie de ce trajet limité à 50 km/à heure (où je roule à du 70), me permettra d’atteindre une vitesse moyenne de 7 à 10 km/h. Quel bonheur !

Du temps de ma jeunesse folle, nos belles boîtes aux lettres rouges étaient relevées plusieurs fois par jour et le facteur passait deux à trois fois par jour déposer le courrier. En 2020, le facteur ne passera plus que deux fois par semaine (lundi et vendredi) pour le courrier non prioritaire (2). Les lettres de décès seront cependant distribuées tous les jours, à condition qu’elles soient affranchies « prior ». On ne pourra donc pas dire « je n’ai pas pu venir à votre enterrement parce que la lettre que vous m’avez envoyée pour me le signifier est arrivée en retard à cause de la poste ».

En ce temps-là la vie était plus belle, les trains étaient plus lents aussi, il y en avait moins, mais ils étaient à temps. Aujourd’hui il y en a beaucoup plus, mais en 2018 en France, 400 000 trains ont été annulés (3) et je ne sais combien ont été en retard. En Belgique, il existe un site dénommé Attestation de retard, sur lequel on peut lire « Besoin d’une attestation de retard ? Introduisez ci-dessous votre numéro de train ou votre gare de départ ou d’arrivée et la date souhaitée. Vous pouvez chercher jusqu’à sept jours dans le passé. Une fois la recherche effectuée, il vous suffira d’appuyer sur le bouton ‘Générer attestation de retard’ (4) », ce qui permet aux amoureux ou aux éreintés de se reposer pendant quelques minutes sur les bancs publics qui n’existent plus sur les quais, et d’attendre le train qui suit.

Et les moines trappistes de l’abbaye d’Orval limitent la croissance de la production à deux pourcent par an, « loin de la recherche du profit et des théories économiques classiques » (5).

Mais, c’est peut-être aussi un retour au temps où nous pouvions être un peu plus nonchalants, que décrit si joliment Sempé dans ce qui suit (6) :

« Par la fenêtre du wagon, j’aperçois, dans le paysage qui défile à une allure vertigineuse des gens qui s’enfuient, effrayés par le monstre de feu et d’acier qui m’emporte vers Saulieu, d’où je posterai cette lettre qui vous parviendra dans cinq jours. Nous nous connaissons depuis quatre ans à peine, mais depuis qu’au mois de mars, vous m’avez laissé embrasser votre main, mon cœur tressaute d’impatience. Pouvez-vous me dire (répondez-moi à Madrid, que j’atteindrai, c’est inouï, dans moins d’une semaine) si je puis espérer qu’un jour nous célébrerons nos fiançailles. Nous sommes en juillet. Réfléchissez. Donnez-moi votre réponse dans les premiers mois de l’année à venir. Je sais que ce délai est bref. Je ne veux pas vous affoler, Elisabeth, mais que voulez-vous, nous sommes entrés dans l’ère de la vitesse, et je suis un homme de mon époque ».

(1) Michel De Muelenaere, Bruxelles : Passer au 30 km/h pour apaiser la ville, Le Soir, 14 juillet 2019.
(2) En 2020, le facteur ne passera que deux fois par semaine pour le courrier non prioritaire, Le Soir, 25 juin 2019.
(3) Thibault Déléaz, Retards, fréquentation, trains supprimés… Quel bilan pour la SNCF en 2018 ?, Le Point, 16 août 2019.
(5) Laurent Fabri, Et si Milton Friedman avait tort et les trappistes raison ? L’Echo, 7 octobre 2019.

(6) Jean-Jacques Sempé, Grands Rêves, Denoël, 1997.

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