mercredi 2 octobre 2019

L’économie n’explique pas tout


Pierre Pestieau

J’ai récemment lu dans un magazine que la Colombie était un des pays où les habitants se sentaient très heureux. D’après une étude de Gallup International (1), 89 % des Colombiens affirment être contents, pour seulement 9 % de malheureux. La Colombie serait le deuxième pays le plus heureux au monde après les îles Fidji. Pour qui connaît un tant soit peu ce pays, ce n’est pas une surprise. Le touriste ne peut qu’être frappé par la joie qui semble animer la population colombienne, son sens de la fête et sa capacité à s’enthousiasmer devant le moindre exploit d’un de ses sportifs expatriés (Bernal, Falcao) ou le succès d’une de ses vedettes internationales (Shakira).

Et pourtant quand on examine la situation socio-économique du pays tout semblerait conduire à la morosité. Le Colombie est un pays ou le concept de classe sociale est institutionnalisé. En effet la population est stratifiée en 6 strates selon le lieu de résidence. Ces strates sont basées sur le niveau de revenus des propriétaires, la fourniture des services publics à domicile, la géographie (zone urbaine, zone rurale), la présence d’établissements indiens (discrimination positive), et bien d’autres critères. Selon un enquête récente, on aurait la ventilation suivante :

strate 1 (très basse) = 22,3 %
strate 2 (basse) = 41,2 %
strate 3 (moyennement basse) = 27,1 %
strate 4 (moyenne) = 6,3 %
strate 5 (moyennement élevée) = 1,9 %
strate 6 (élevée) = 1,2 %

La strate à laquelle appartient un citoyen détermine les impôts qu’il doit payer, les tarifs des services publics à domicile, l’accès aux services de santé, le montant des frais d’inscription aux universités d’état, …
 
Cette stratification inégale s’explique par les fortes disparités de revenu qui prévalent en Colombie, le pays qui a les indices d’inégalité les plus élevés de l’ensemble des pays de l’OCDE. L’écart interdécile y est de 60 alors que la plupart des pays ont un écart inférieur à 4. En clair, cela veut dire que les 10% les plus riches ont un revenu 60 fois supérieur à celui des 10% les plus pauvres. En Belgique, cet écart est de 8,2. Le coefficient de Gini y est de 0,54 alors qu’il est égal à 0,26 en Belgique. Ces inégalités pourraient paraître tolérables si les Colombiens pouvait espérer voir leur condition s’améliorer dans un futur raisonnable. Ce n’est pas le cas. Alors que pour la moyennes des pays membres de l’OCDE il faut 4,5 générations pour que les enfants de familles modestes parviennent à se hisser au niveau du revenu moyen, il faut 11 générations en Colombie, bien plus qu’au Brésil, en Inde ou en Chine où la mobilité sociale est pourtant très faible.

Sur la courbe de Gatsby (2), selon laquelle mobilité sociale et égalité des revenus vont de pair, la Colombie occuperait la place extrême du pays où la mobilité est la plus faible et les disparités les plus fortes.

Ce sombre tableau de la situation socioéconomique du peuple colombien donnerait à penser que le pays est au bord de l’implosion. Ce n’est pas le cas. Année après année, il vote pour des gouvernements qui maintiennent le status quo. Il y a bien sur la guérilla. Mais on sait que sa dimension révolutionnaire a quasiment disparu et elle-même est en train de disparaître suite aux accords de paix (3). L’économiste peine à explique ce paradoxe d’un pays inégalitaire et sans avenir pour les plus démunis et où, tout à la fois, les gens sont heureux.

Sont-ils heureux ou tout simplement résignés ?

(2). Voir mon précédent blog Repenser la gauche. Inégalités, précarité et mobilité sociale. Mercredi 26 août.


(3). Ces accords de paix signés à la Havane en 2016 ont malheureusement récemment souffert de sérieux revers. 


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