mercredi 22 avril 2020

De Artificibus Illustribus et Clavis


Stéphane Ginsburgh et Victor Ginsburgh

En mauvais français, le titre peut se lire « À propos des artistes célèbres et des clous ». En effet, depuis les débuts du confinement, les artistes reçoivent des clous, sauf s’ils ont un autre métier, par exemple professeur attitré dans une école de théâtre, une académie, un conservatoire ou une université. Les autres n’ont qu’à bricoler. Ils auront alors besoin de clous, mais heureusement pour eux, les centres de bricolage ont, depuis samedi dernier, l’autorisation de rouvrir leurs portes. Sinon, la musique vivante, comme le théâtre sur les planches, et les peintres ou écrivains—ou du moins leurs œuvres—coincées dans les galeries, les musées et les librairies, tous fermés, sont presque en voie de disparition, heureusement pas encore à cause du Covid-19.

Nous avons bien écouté, vendredi dernier, les remarques de notre Première Ministre, Sophie Wilmès, dont il faut reconnaître les responsabilités énormes qui pèsent sur elle. Et puis, l’un d’entre nous a connu son père, Philippe Wilmès, qu’il rencontrait de temps à autre dans un petit restaurant italien, lorsque tous deux travaillaient encore à Anvers, à une époque (1965-1970) où lui était encore marin dans la marine belge et haussait peut-être le pavillon avant de se hausser dans le rôle de banquier et de professeur à l’UCL, tandis que l’autre était économiste dans l’industrie belge du tabac, tout en fumant des Gitanes et pas des Belga.


La Première Ministre a parlé de beaucoup de choses, de centres de bricolage et de jardinage, notamment, mais pas dit grand-chose (voire rien) à propos des artistes. Et ce pendant qu’en Grande-Bretagne, on ouvre prudemment les galeries d’art (1) et qu’en Autriche le gouvernement permet progressivement des répétitions d’artistes professionnels, des festivals d’opéra (Salzburg, Bregenz, entre autres), ce qui semble dire que la saison aura bien lieu. L’Allemagne, par contre, a déjà avancé l’idée que toutes ses salles resteront fermées jusqu’en juin, non pas 2020, mais bien 2021.

Bien entendu, les réactions ont envahi la presse (2a-2d). Il y a, en particulier, une lettre ouverte écrite par le danseur, comédien et chorégraphie, Clément Thirion (2e) adressée à la Première Ministre à propos de la phrase, sans doute malheureuse, qu’elle a prononcée il y a quelques jours, en réponse à une question parlementaire de François De Smet au sujet des allocations de chômage aux artistes : 

de la culture?
« Je sais que [ces mesures] sont une maigre consolation quand on est un artiste et qu’on a envie, et surtout qu’on a besoin, de s’exprimer publiquement. J’espère qu’ils pourront trouver d’autres moyens de le faire, pour passer comme les autres, à leur manière, cette crise sans trop d’encombres. »

À quoi Clément Thirion répond :

« Cette réponse pourrait laisser entendre que les artistes souffrent avant tout de ne pas pouvoir s’exprimer en public. Il me semble que ce point de vue pose problème à plusieurs égards. Tout d’abord, à cause de cette crise, ce n’est pas de ne plus chanter ou danser en public dont souffrent beaucoup d’artistes mais bien de ne plus pouvoir payer leur loyer ou d’aller faire leurs courses. »

Mais il faut laisser à Sophie Wilmès le droit de ne pas tout réinventer, alors qu’elle doit gérer une situation dont personne ne parvient réellement à sortir. Et puis, elle a peu de choses auxquelles se raccrocher. Il faut bien dire que la « culture » n’a jamais été bien traitée du côté francophone. Même s’il y a quelques mois, la Flandre qui soutenait bien mieux les artistes, en ce compris des francophones, a aussi réduit ses subventions. Bref, que ce soit avant ou après le Corona, la Belgique se fout de la culture depuis longtemps.

Parce que même durant la guerre 1940-45, les choses semblaient plus simples. Bien sûr, il y avait un couvre-feu à une certaine heure de la nuit, mais un vieil ami qui devait avoir 18 ans à l’époque jouait presque tous les soirs au club, à l’époque, très couru, le « Bœuf sur le Toit », Porte de Namur. Et on peut imaginer que les librairies restaient ouvertes, purgées de certaines œuvres remplacées par celles du Führer. Le théâtre aussi, puisque la pièce Les Mouches de Jean-Paul Sartre, a été montée en juin 1943 au théâtre Sarah-Bernhardt (rebaptisé théâtre de la Cité, bien sûr) (3) il était possible d’écouter, non seulement les marches des soldats bottés, mais aussi de la musique classique, à l’exception de Mendelssohn, sans doute.

Ceci dit, chez nous, en ces jours, les galeries d’art, les musées, les théâtres, les salles de concert, les opéras sont tous clos, et comme dit plus haut, la plupart des travailleurs occupés dans ces fonctions, reçoivent des clous. Et qu’arrive-t-il à tous les artistes belges qui étaient invités à l’étranger sous contrat ou pas, mais que vaut un contrat devant le Sieur Corona ?

Nathalie Bamps de L’Echo écrit (4) : Les centres culturels ne savent pas où ils vont. Leurs directeurs [...] sont inquiets pour les artistes, et incapables de prévoir ce qu'il adviendra de la saison 2020-2021. Et pourtant, la vente des abonnements va démarrer [...] L’annonce par la ministre de la Culture en Fédération Wallonie-Bruxelles, Bénédicte Linard (Ecolo), d’un fonds d'urgence de près de 8,4 millions d’euros pour aider le secteur culturel ne les rassure qu’à moitié ».

Comment peut-on imaginer que 8,4 millions d’euros puissent suffire ? Le gouvernement de Berlin (pas de l’Allemagne entière), c’est-à-dire de 3,8 millions d’habitants s’est engagé, le 30 mars, à distribuer 500 millions d’euros endéans les quatre jours et l’Allemagne dans son ensemble porte ce chiffre à 50 milliards d’euros pour les petites entreprises, les free-lance, y compris les artistes (5). Les chiffres raisonnables pour la Fédération sont bien au-delà de ce ridicule montant de 8,4 millions. En 2016 déjà, Paul Dujardin, directeur du Bozar, décrivait la situation dans les musées de Bruxelles (6) :

« Des seaux à côté de chefs-d’œuvre, des pigeons dans les salles d’exposition des musées. Malgré le budget de 150 millions de la Régie des Bâtiments pour 2016, censé entretenir les propriétés de l’Etat – dont les Institutions Culturelles Fédérales (ICF) et les Etablissements Scientifiques Fédéraux (ESF) – nos musées tombent en ruines. Quelles solutions pour pallier cette situation catastrophique, […]. »

Bien sûr, nous trichons un peu, parce qu’il s’agit ici des bâtiments publics en 2016, mais c’est un ordre de grandeur de ce que coûte la « culture » bien comprise, et ce ne sont pas les 8,4 millions, même si ce sont des euros, qui changeront beaucoup les choses : En comptant 1 000 artistes, cela fait 700 euros par mois par artiste. Si l’on vise une réouverture des salles en septembre 2021, le compte n’y est pas !

Si vous en voulez plus, voici ce qu’écrit en avril 2020, Nathalie Bamps, encore (4) : « Selon l’agence culturelle BE Culture, 10 000 événements ont déjà été annulés suite aux annonces de confinement ». Ce qui nous fait 840 euros par événement. Nous voulons bien être économe, mais il ne faut pas exagérer.

L’un de nous a reçu personnellement une longue lettre d’un éditeur belge de Bruxelles, qui publie peu, encore que, mais dont chaque livre est un petit chef-d’œuvre. En voici quelques extraits :

« Comme tu t’en doutes, la pandémie et le confinement auront été une catastrophe de masse pour tous les livres qui devaient paraître en mars et avril  et même en mai [de cette année] puisque les mises en place en librairie n’ont pas pu être faites et que ces nouveautés vont être en compétition sur les tables des libraires avec les nouveautés qui étaient prévues pour l’été, voire sacrifiées comme ces expos et spectacles qui ne peuvent être reportés pour ne pas annuler ou décaler les spectacles suivants… Heureusement nos livres résistent à l'épreuve du temps. [Mais les] petits éditeurs indépendants [n’en sont pas moins] asphyxiés par les cinq grands groupes (Hachette, Editis, Gallimard, Albin Michel, Le Seuil-La Martinière) ! Il faut savoir que les mises en place en librairie ont chuté de près de 50 pourcent en dix ans et que la plupart des éditeurs indépendants doivent eux-mêmes aller faire des dépôts dans quelques librairies et vendre en ligne sur leur site pour survivre à grand peine. La biographie d’Eric Losfeld, un des meilleurs éditeurs français ne s’appelait pas pour rien Endetté comme une mule et ce n’est pas près de changer [au contraire]. Voilà le monde dans lequel on se débat. »

La mort des petites entreprises et des indépendants est à nos portes. Ce qui nous fait penser à un article écrit par Joel Kotkin le 14 avril 2020 (7) et qui s’intitule « Who will prosper after the plague ? » (Qui va prospérer après la peste ?) auquel l’auteur répond : « Le secteur tech et les managers deviendront plus riches, alors que les autres deviendront leurs serfs. »

Ce qui rejoint parfaitement ce qu’écrit sur Le Soir (8) : « Près d’un travailleur sur 5 (18 pourcent) craint de perdre son emploi à cause de la crise sanitaire et des conséquences économiques qu’elle entraîne ». Et c’est pire en France, où la proportion monte à 33 pourcent.

Et cela vient de commencer aux Etats-Unis qui ont débloqué 349 milliards de dollars pour aider les entreprises en difficulté. Pour le moment, la priorité va aux entreprises importantes et aux propriétaires fortunés et les autres n’ont qu’à attendre leur tour. Qui viendra sans doute lorsque les 349 milliards seront épuisés, alors que la convention entre l’Etat et les banques spécifiait que les crédits devaient être examinés dans l’ordre d’arrivée de la demande des entreprises (9). 


(1). Catherine Hickleyn, In cautious loosening of lockdown, Germany allows art galleries to reopen, The Art Newspaper, 17 April 2020.

(2a) Stéphane Louryan, La culture est aussi un bien de première nécessité, Le Soir, 17 avril 2020,
                 
(2b) François de Smet, Question parlementaire à la Première Ministre Wilmès,  17 avril 2020,  https://videopress.com/v/4eof7I4P

(2c) Lettre de Clément Thirion, comédien, en réponse aux propositions de la Première Ministre Wilmès, 17 avril 2020,
https://www.facebook.com/groups/conseildead/permalink/3005768519482690

(2d) Michaël Delaunoy, Interview du Directeur du théâtre Le Rideau de Bruxelles, RTBF, La  Première, 19 avril 2020, https://www.rtbf.be/auvio/detail_invite-michael-delaunoy-directeur-du-theatre-le-rideau-de-bruxelles

(2e) Clément Thirion, Madame la Première ministre, réduire notre problématique à une frustration narcissique me semble particulièrement déplacé, La Libre, 20 avril 2020.

(3) Jérôme Dupuis, Sartre, années noires, L’Express, 30 septembre 2014.


(5) Kate Brown et Naomi Rea, There will be enough for everyone : Berlin distributes 500 million euros to artists and freelancers within four days of launching its grant program, Artnet News, 31 March, 2020.

(6) Robin Thomas, Survie des musées : les observations du directeur de Bozar passées au crible, 17 février 2016  https://jweb.ulb.be/survie-des-musees-les-observations-du-directeur-de-bozar-passees-au-crible/

(7) Joel Kotkin, Who will prosper after the plague?, Tablet News, 14 April, 2020.

(8) Coronavirus : Près d’un belge sur cinq a peur de perdre son emploi, Le Soir, 20 avril 2020

(9) Small-business owners say big banks ignored them in favor of wealthy clients, The New York Times, April 20, 2020.



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