jeudi 21 octobre 2021

Contredire Woke : Traduttore, traditore ? (*)

Victor Ginsburgh

Je parle espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à mon cheval (Charles-Quint).

La traduction ne marche pas comme on le croit, et, même si je suis d’accord avec les propos de Pierre dans son blog de la semaine dernière, je voulais ajouter que rien n’est simple.

L’écrivain kenyian, James Ngugi, a publié en anglais ses premiers livres Weep Not, Child et The River Between. Après avoir terminé ses études à l’Université de Leeds en 1986, il décide, et n’a plus changé par la suite, de s’appeler Ngugi wa Thiong’o son vrai nom, et se met à écrire uniquement en Gikuyu (une des langues parlées au Kenya). Par la suite il enseigne à l’Université de Nairobi au département d’anglais, tout en proposant de le fermer. Il trouvait impératif qu’une université africaine enseigne la littérature africaine en « africain ». Il était important, disait-il, de « décoloniser le monde », le titre d’un autre de ses ouvrages, dans lequel il estime que « l’arme la plus dangereuse de l’impérialisme est la bombe culturelle » (1). Plusieurs auteurs africains, dont David Mandessi Diop et Oblajunwa Wali ont suivi les traces de Ngugi. 

Franz Fanon, écrivain marxiste, né à la Martinique, cité par Pierre Pestieau dans son blog de la semaine dernière, écrit en français ses ouvrages Peau noire, masques blancs et Les damnés de la terre (2). Il meurt d’un cancer à l’âge de 36 ans aux Etats-Unis. L’anti-colonialiste Aimé Césaire, déclarait qu’il appartenait à la race des opprimés, tout en étant député de la Martinique de 1945 à 1993. Il fonde le mot négritude qui est, écrit-il « la simple reconnaissance de fait d’être noir et l’acceptation de ce fait, de notre destin de noir, de notre histoire et de notre culture ». Mais cette phrase est écrite en français (3).

Comme l’est celle de Léopold Sédar Senghor, un autre noir, sénégalais cette fois, qui écrit que « c’est une attitude et une méthode, encore une fois, un esprit, qui, significativement, fait moins la synthèse que la symbiose de la modernité et de la négrité. Je dis négrité et non négritude puisqu’il s’agit de l’esprit nègre plutôt que du vécu nègre » (4). Senghor, élu à l’Académie Française, pense aussi que « le français, ce sont de grandes orgues qui se prêtent à toutes les oreilles, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage... Des fusées qui éclairent la nuit » (5).

Le magnifique écrivain nigérian, Chinua Achebe se demande « s’il est juste qu’un homme devrait abandonner sa langue maternelle pour autre chose ? Cela me semble un horrible abandon et engendre un sentiment de culpabilité, mais pour moi, il n’y a pas le choix. On m’a donné cette langue (l’anglais), et j’ai l’intention de l’utiliser » (6).

Voici pour la négritude. Mais il y a aussi les écrivains européens qui ont migré entre pays, voire, entre continents : Elias Canetti (prix Nobel) et Imre Kertesz (prix Nobel) par exemple, qui, tout en étant Juifs, n’ont pas voulu abandonner leurs langues d’origine, l’allemand et le hongrois. Contrairement à Aharon Appelfeld (roumain), Samuel Beckett (irlandais), Joseph Conrad (polonais), Eugène Ionesco (roumain) ou Milan Kundera (tchèque) et beaucoup d’autres, qui, au contraire sont tombés amoureux des langues de leurs pays adoptifs (hébreu, anglais et français).


Hannah Arendt, juive née en Allemagne a cessé d’écrire en allemand, pour se tourner vers l’anglais après la guerre 1940-1945, mais dit quand même « Was bleibt ? Es bleibt die Muttersprache » Que reste-t-il s’il ne reste pas la langue maternelle (7).

Hannah Arendt
Franz Kafka
Jacques Derrida


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Franz Kafka et Jacques Derrida, nés tous deux dans des familles juives, écrivaient à regret en allemand et en français. Le premier aurait préféré le Yiddish ; le second rêvait d’écrire en Ladino ou en berbère. Je cite Derrida : « Je n’ai qu’une langue, or ce n’est pas la mienne… Car jamais je n’ai pu appeler le français, cette langue que je parle, ma langue maternelle » (8).
 
Et pour en terminer, voici la première phrase de Lolita écrite en anglais par le russe Vladimir Nabokov :

« Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three on the teeth. Lo. Lee. Ta »,

et sa traduction en russe par le russe Nabokov, lui-même :

« Lolita, svet moej zhizni, ogoní moih chresel. Greh moj, dusha moja. Lo-li-ta: konchik jazika sovershaet putí v tri shazhka vniz po nebu, chtoby na tretíem tolknutísja o zuby. Lo. Li. Ta. ».

Vous accepterez, je pense, la beauté des allitérations dans le texte anglais. Je doute qu’elles sont aussi belles en russe.


Et Vladimir Nabokov, qui était aussi chasseur de papillons

                         

(*) Ce blog est base sur Niall Bondand Victor Ginsburgh, Language and emotion, in Victor Ginsburgh and Shlomo Weber, The Palgrave Handbook of Economics and Language, London: Palgrave Mac Millan, 2016, pp. 213-260.
(1) Ngugi wa Thiong’o, Decolonizing the Mind : The Politics of Language in African Literature, Oxford : James Currey, 1986.
(2) Franz Fanon, Les damnés de la terre, Paris : François Maspero, 1961.
(3) Aimé Césaire, Discours sur la négritude.
(4) Léopold Sédar Senghor, Les noirs dans l'antiquité méditerranéenne, Ethiopiques 11 (1977), pp. 30-48.
(5) Léopold Sédar Senghor (ed), Ethiopiques, Paris: Seuil, 1956.
(6) Chinua Achebe, The African writer and the English language, in Morning Yet on Creation Day: Essays, London: Heineman, 1964.
(7) Voir interview https://www.rbb-online.de/zurperson/interview_archiv/arendt_hannah.html
(8) Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre ou la prothèse d’origine, Paris : Galilée, 1996.

3 commentaires:

  1. Non, rien n'est simple...Merci Victor pour cet article qui m'inspire ceci :
    - La pensée de Césaire, Senghor, Fanon, Glissant,..aurait-elle eu le même impact si ces auteurs avaient écrit dans leur langue maternelle ?
    - Au risque de passer pour une ethnocentriste : toutes les langues ont-elles assez de mots pour exprimer la complexité de la pensée ? (la belle citation de Senghor (5) et l'exemple de Nabokov/Lolita prouvent que non)
    - Ces auteurs africains s'expriment dans la langue du colonisateur, ils se l'ont appropriée : n'est-ce pas une magnifique conquête de leur part ?
    - Bravo à ces grands esprits, africains ou européens, qui pensent, écrivent, imaginent (et rêvent sans doute) dans plusieurs langues : quels cerveaux !
    - Importance d'enseigner les littératures africaines et autres, et en n'importe quelle langue !

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  2. Cher Victor,
    J'ai lu avec intérêt les dernières réflexions de Pierre et toi-même sur Bing Bang Blog; j'ajouterai même "avec passion" ce qui tu appelles ta contradiction woke.
    Inévitablement, j'ai pensé à notre jeunesse africaine et en particulier à celle de Nelle et la mienne, ce qui m'a amneé à réfléchi sur une particularité qui marque des enfants blancs nés et ayant grandi au milieu des noirs :
    celle d'avoir appris à parler simultanément dans deux langues différentes : le français avec les parents, le swahili avec l'ensemble de la communauté africaine, depuis les adultes jusqu'à leurs enfants. La diférentiation allait encore plus loin : ainsi, ma soeur Solange et moi nous n'avons parlé ensemble que le swahili jusqu'à passé l'âge de dix et onze ans; quand nous étions trois, c'est-à-dire avec Charles, notre benjamin, , les conversations se faisant systématiquement en deux langues : français et swahili, compris par Charles tant l'une que l'autre, mais il ne nous répondait qu'en français. Ainsi, nous avions quasi deux langues familiales sinon "maternelles" au sens restreint... C'est l'école (et nos parents!) qui a entamé le processus d'unilinguisme... Ce qui n'empêche que Nelle, dont la situation a des similitudes avec la mienne, nous continuons occasionnellement à parler en swahili, même quand nous ne sommes que deux et parfois pour que nos voisins ne nous comprennent pas. Bien entendu, plus la durée des études est longue dans une seule des deux langues, à savoir le français, finit par handicaper la connaissance du swahili et surtout à l'empêcher de se développer notamment dans l'abstraction. Notre exemple me semble quelque peu servir à relativiser le handicap de s'exprimer par écrit dans sa langue natale, d'autant plus qu'il nous arrive de faire appel à des mots français représentatifs de notions abstraites en plein débat en swahili... Ce que des intellectuels ttels que Achebe, Césaire, Senghot et Fanon n'ont certes pas manqué de faire et d'enrichir ainsi leur langue d'origine...

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  3. Pardon pour n'avoir pas relu mon texte bourré de fautes grammaticales et orthographiques !

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