jeudi 11 novembre 2021

Deux hommes d’exception

Pierre Pestieau 


Une remarquable biographie de Jacques Schiffrin vient d’être publiée en France (1), après l’avoir été aux États Unis. En réalité, la version originale est rédigée en français. Pourquoi s’intéresser à un auteur que peu de gens connaissent ? Pour deux raisons. D’abord son destin illustre la lâcheté de certain éditeurs français durant la guerre, dont l’exemple le plus frappant est celui d’Irène Némirovsky. Ensuite, Jacques Schiffrin et son fils André représentent une lignée d’éditeurs courageux qui d’abord en France, puis aux États Unis essayèrent de maintenir une certaine indépendance par rapport aux puissances d’argent. Il y a sans doute une autre raison qui, elle, relève de la petite histoire. Jacques Schiffrin est le grand père par alliance de Joseph Stiglitz, qui fut mon professeur et dont les Schiffrin auraient approuvé les travaux récents sur les méfaits du capitalisme. 


Né en 1892, à Bakou, dans une famille juive aisée de la Russie impériale, Jacques Schiffrin, connut à deux reprises l'exil. D'abord à Paris, où il fut en 1931 le fondateur de la "Bibliothèque de la Pléiade ", puis, dans les années 1940, à New York, où il participa à la création de Pantheon Books. Exilé en France, après la révolution de 1917, il commença par traduire et faire traduire les grands écrivains russes avant de créer la "Bibliothèque de la Pléiade". Il fit partie du fameux voyage de Gide en URSS. En 1933, il fut forcé de céder la Pléiade à Gallimard tout en en restant le directeur. Mais les conséquences de la politique d'aryanisation ont incité Gaston Gallimard à le congédier, en novembre 1940. Il fut ainsi chassé de la direction de cette collection qu'il avait lui-même créée. Il dut quitter Paris pour les États Unis (bien lui en prit) et abandonner les nombreux amis qu’ils s’y étaient faits, à commencer par André Gide et Roger Martin du Gard. Après la guerre, Jacques Schiffrin ne put revenir à Paris. Il mourut en 1950. 

Son fils André, né en 1935, suivit son père à New York. En 1961, André Schiffrin a pris la tête de Pantheon Books, une maison cofondée par son père, rachetée par Random House. Il a introduit aux Etats-Unis Jean-Paul Sartre, Günter Grass, Michel Foucault, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras et bien d’autres... Après s’être fait sèchement virer par Random House, il fonda en 1991 la maison d’édition The New Press, ce qui lui permit de faire connaître des auteurs considérés comme impubliables par ses grands concurrents américains : Noam Chomsky, Claude Simon, Jean Echenoz... Il n’a eu de cesse par la suite de dénoncer l’évolution de l’édition, devenue selon lui l’alliée d’un « meilleur des mondes » capitaliste, en ne publiant que des ouvrages faciles et divertissants. Il s’est éteint en 2013 à Paris. 

(1). Amos Reichman, “Jacques Schiffrin. Un éditeur en exil.”, Seuil, Paris, 2021. L’édition française est préfacée par Robert Paxton dont l’ouvrage « La France de Vichy » paru en 1973 fut accueilli par ce commentaire du Monde des Livres : “Mais qu'est-ce qu'il lui prend, à cet Américain, de venir rouvrir nos placards à cadavres ?”

3 commentaires:

  1. Histoire intéressante. Merci. Est-ce si différents dans le monde des publications académiques? Avant de refouler un système, il faut en proposer un autre. Le monde libre articuler par les "like" n'est pas meilleurs. Je ne suis pas un robot...

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  2. Passionnant je ne connaissais pas les détails. je vais transmettre à mes amis passionnés de la période et ils sont nombreux par ici... Merci. Luc

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  3. Il faut absolument lire "L'Édition sans éditeurs" (La Fabrique, 1999 en trad. française) d'André Schiffrin qui a connu cette concentration horizontale et verticale de l'édition américaine propre à contrôler non seulement le secteur éditorial mais avec lui la diffusion de la pensée, comme il le raconte dans ses ouvrages suivants "Le Contrôle de la parole" et "L'argent et les mots" (où l'on ne s'étonne guère qu'il fut l'éditeur américain de Sartre, de Foucault et de Chomsky). En anglais, son titre de 2000 est encore plus explicite : "The Business of Books: How the International Conglomerates Took Over Publishing and Changed the Way We Read". Aujourd'hui ce constat s'applique désormais à l'édition de création comme à l'édtion scentifique de langue française dominée par 4 grands groupes : Lagardère qui contrôle Hachette Livre (Grasset, Fayard, Livre de poche, Éditions Stock etc.); Vivendi pour Editis (10/18, Nathan, Le Robert, Le Cherche midi, Presses de la Renaissance, etc.); Média Participation qui vient de racheter La Martinière (Le Seuil, Points, Fleurus, Le Lombard, Dargaud, Dupuis, etc.; Madrigall (soit la famille Gallimard qui vient de racheter Minuit et d'absorber Flammarion) (Gallimard, Denoël, La Table ronde, P.O.L., Flammarion, Minuit, J'ai lu, Casterman, etc.) et Albin Michel qui ferme le ban. Après, les plus gros des petits (Actes Sud ou Eyrolles…) ne pèsent qu'un dizième des précédents, un trentième d'Editis et un soixantième d'Hachette. Quand on sait qu'ils ont tous leurs propres imprimeries, leurs propres réseaux de diffusion et de distribution, leurs propres librairies (sans parler de leurs afidés stipendiés qui infiltrent les jurys des prix littéraires et les médias) et que ce véritable cartel impose sa loi et ses conditions aux petits libraires indépendants (vous voulez vendre le dernier Goncourt ou avoir des folios ou des livres de poche ou tel bestseller, etc. alors vous prendrez aussi le reste de nos nouveautés") on comprend mieux que ne restent évidemment que les miettes lorsque les éditeurs non affiliés ou adossés à un groupe propose ses nouveautés : dans le meilleur des cas, le libraire prendra quelques titres en se faisant prier, sa trésorerie ayant déjà été mise à sac par le cartel et sa survie étant menacée par Amazon, ou comme on donnait à ses pauvres à la sortie des églises hier et des supermarchés aujourd'hui.

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