samedi 14 mai 2011

1%

Pierre Pestieau

« Pratiquement tous les sénateurs des États-Unis appartiennent à la tranche supérieure de 1% [des revenus] quand ils arrivent au pouvoir. Ils s’y maintiennent grâce au 1% . S’ils servent bien cette tranche de 1%, elle les récompensera lorsqu’ils quitteront leur mandat » (1). Voila ce que le prix Nobel Joseph Stiglitz a récemment écrit dans un article publié par le magazine Vanity Fair.

Les économistes aiment les chiffres fétiches. On connaît la vulgate de Maastricht : 3% du PNB pour le déficit de l’Etat et 60% pour son endettement. Pour mesurer la pauvreté et son évolution on prend la fraction de la population qui consomme moins de un ou deux dollars par jour. Il existe un seuil de pauvreté mais pas de richesse. Si l’on introduisait un seuil de richesse, il faudrait le relever chaque année. L’économiste préfère parler de la tranche de 1%, que ce soit une tranche de revenu ou une tranche de richesse. Ainsi dans le même article Stiglitz nous révèle que cette tranche accapare près d'un quart du revenu du pays et que la tranche des 1% les plus fortunés contrôle 40 % de la richesse nationale (2). Il y a 25 ans, les chiffres correspondants étaient 12% et 33%. Pauvres riches.

Ces chiffres nous montrent pourquoi la population ne sent pas son bien-être augmenter alors que la croissance est incontestable. La raison est simple, l’essentiel de la croissance de ces dernières décennies est allé à ceux « d'en haut ». Cette observation va à l’encontre de la thèse d’un autre prix Nobel, Simon Kuznets, pour qui l'évolution des inégalités de revenus devait prendre, sur une longue période, la forme d'une courbe en cloche, en s'accroissant au commencement de la révolution industrielle pour diminuer par la suite, en raison de logiques économiques lourdes, en particulier celle de la réallocation de la main d'œuvre des secteurs à faible productivité (agriculture) vers des secteurs à plus forte productivité (industrie).

Qu’en est-il ailleurs qu’aux Etats-Unis ? Grâce aux travaux de Thomas Piketty (3) et de ses collègues on commence à avoir une meilleure idée de cette évolution dans de nombreux pays (la Belgique manque encore à l’appel). Ces travaux ont fait ressortir que les pays anglo-saxons, après avoir connu la même baisse des inégalités économiques que les pays d'Europe continentale, se sont engagés dans une dynamique de reconstitution de très fortes inégalités depuis 30 ans. En revanche dans la plupart des pays relevant de la vieille Europe, ce retour à la concentration des ressources dans la tranche des 1% ne se manifeste pas, ou plutôt, pas encore. Chez nos grands voisins, la part des 1% se maintient à 9% en France et à 11,50% en Allemagne durant la période 1949-2005. Piketty et ses collègues craignent que ce statu quo ne dure pas et que les raisons qui ont présidé à la croissance rapide des inégalités dans les pays anglo-saxons aient rapidement le même effet en Europe continentale. Ces raisons sont les niveaux extravagants des revenus des dirigeants des grands groupes et autres traders, le rôle accru des héritages comme vecteur d’enrichissement et la faiblesse de la fiscalité des très, très hauts revenus. On a beaucoup parlé en France du bouclier fiscal, de la réduction programmée de l’impôt sur la fortune, de la réduction des droits de succession, sans parler d’une imposition des hauts revenus relativement faible. La plupart des pays européens suivent le même chemin. Les libéralités fiscales sont dans l’air du temps. Si l’on n’y prend pas garde, on pourrait vite se trouver avec une minorité de 1% qui confisque à son profit une part importante de la production et une part encore plus importante de la richesse nationale.

Que faire face à ce risque ? Avoir le courage de réguler ces rémunérations extravagantes et d’augmenter la fiscalité des plus riches au travers des droits de succession et de l’impôt sur les revenus. Et surtout se montrer sourd aux menaces de concurrence fiscale entre pays ou régions dont on a tendance à exagérer l’importance.


(1) “Virtually all US senators are members of the top 1% when they arrive, are kept in office by money from the top 1%, and know that if they serve the top 1% well they will be rewarded by the top 1% when they leave office”, in Vanity Fair (Mai 2011).

(2) Ces deux tranches ne coïncident pas exactement.

(3) Anthony B. Atkinson, Thomas Piketty, and Emmanuel Saez, Top incomes in the long run of history, Journal of Economic Literature, Vol. XLIX (Mars 2011).

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