samedi 14 mai 2011

Ne te réjouis pas de la chute de ton ennemi

Victor Ginsburgh

« Ne te réjouis pas de la chute de ton ennemi. Et que ton cœur ne soit pas dans l’allégresse quand il chancelle, de peur que l’éternel ne le voie, que cela ne lui déplaise et qu’il ne détourne de lui sa colère ».

Ces mots de la Bible, Proverbes 24 : 17-18, figurent en tête d’un article d’Uri Avnery (1) sur la mort de Ben Laden. Bien sûr, écrit-il, on peut être satisfait de voir un ennemi abattu, mais on ne peut l’être de voir les jeunes américains danser dans les rues de New York et ailleurs. Aucune différence, finalement, avec ceux qui se sont réjouis au Soudan, en Somalie et ailleurs lorsque les tours de Manhattan se sont effondrées. Offusqués ou réjouis par la mort, c’est selon, et nous sommes tous les mêmes.

On est terroriste ou résistant, selon que l’on perd ou gagne la partie. Avnery lui-même a écrit quelque part : « Avec moi, vous pouvez parler de terrorisme, j’ai été terroriste [durant la guerre contre les anglais en Palestine] ». Comme l’a été Menahem Begin, responsable de l’explosion de l’hôtel King David à Jérusalem où était localisé le quartier général des Anglais en 1946 : 91 morts ; c’est lui aussi qui a coordonné le massacre de Deir Yassin en 1948. Comme l’a été Itzhak Shamir qui a autorisé l’assassinat du comte Bernadotte, représentant des Nations Unies au Moyen-Orient en 1948. Et Ariel Sharon, qui porte la responsabilité, même si elle est indirecte, des assassinats dans les camps palestiniens de Sabra et Shatila durant la guerre du Liban en 1982. Et Napoléon : dévastation de l’Europe et code civil, et combien d’autres, de George Washington à Mandela devenus, par la suite, des hommes de paix, des hommes de culture, des héros.

Je n’ai pas l’intention de banaliser le mal. Mais, pourquoi Ben Laden ne serait-il pas un héros pour ceux qui sont passés par toutes les colonisations possibles et imaginables, l’invasion barbare des Soviétiques en Afghanistan, les invasions tout aussi barbares des Américains en Corée, au Vietnam, au Nicaragua, à Grenade, en Afghanistan, en Irak. Cette dernière invasion, très démocratique, a eu pour conséquence plus de morts américaines que celles des deux tours réunies, ainsi que des centaines de milliers de morts irakiennes (2), soumises aux armes de destruction massives anglo-américaines de Bush et de Bliar, comme les Anglais l’ont surnommé (3).

Comme Avnery le suggère, il n’y a (presque) plus d’ennemi dans le monde : l’empire soviétique a disparu, la Chine est passée du péril jaune au créancier du « monde libre ». Il faut bien remplacer tout cela, et s’imposent l’Iran d’Ahmadinejad, Ben Laden, les « armes de destruction massives » irakiennes, le Hezbollah, le Hamas, les Frères Musulmans. « Tous », écrit Avnery, « deviennent Al-Qaida, en dépit du fait que chaque organisation possède un agenda différent centré sur son propre pays, alors que Ben Laden veut abolir les états musulmans et recréer le Saint Empire Islamique… Pour des millions de Musulmans, et plus particulièrement pour les Arabes, il a été et restera une source de fierté, un héros arabe, le ‘lion des lions’ comme l’a appelé un prédicateur à Jérusalem. Personne n’a osé le dire trop haut, mais même ceux qui pensaient que ses idées étaient impraticables, et ses actions malfaisantes, le respectaient… ».

Pour terminer, une phrase de Percy Kemp (4), qui a imaginé ce qu’en conclusion de son plaidoyer, Ben Laden aurait dit s’il avait pu de se défendre devant un tribunal « Et maintenant, dites-moi : de vous ou de moi, des professionnels ou de l'amateur, lequel est le plus criminel ? »

(1) Voir son article « Rejoice Not », du 7 mais 2011, sur le site http://www.avnery-news.co.il/english/index.html. Uri Avnery est un écrivain et journaliste israélien. Il est évidemment juif, et sioniste. Donc pas antisémite, ni antisioniste, puisqu’il habite Israël, pas comme ceux qui se prétendent sionistes, mais restent en Europe et envoient les autres au pays du lait et du miel. Il a été membre du Parlement israélien (Knesset) de 1965 à 1974 et de 1979 à 1981. Il est le fondateur du mouvement Gush Shalom qui défend depuis de bien longues années la coexistence entre Israël et la Palestine. Pour plus de détails sur cette personnalité exceptionnelle, voyez http://www.avnery-news.co.il/english/uri2.html

(2) Voir http://en.wikipedia.org/wiki/Casualties_of_the_Iraq_War

(3) B-liar. En anglais « liar » signifie « menteur ».

(4) Percy Kemp, Ben Laden : J’accuse, Le Monde en Ligne, 8 mai 2011.

1 commentaire:

  1. Il y a bien l'épaisseur d'un papier à cigarette entre le terroriste et le résistant tant la signification des deux mots est sensible à l'angle de vue et au moment de la prise de vue.
    A ce propos, je me souviens d'une réflexion du biologiste français Jean Rostand, je mets des doubles guillemets, incapable que je suis de retrouver sa formulation originelle:
    ""Celui qui tue un homme est un assassin, celui qui en tue des milliers est un Conquérant et celui qui les tue tous, c'est Dieu.""
    Par ailleurs,j'aime beaucoup la conclusion de l'article empruntée à Percy Kemp dont article récent qu'il publie dans "Libération" sur l'Europe est à mettre entre toutes les mains.("Vive l'Union sans pilote!",12 mai 2011)

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