vendredi 3 juin 2011

Hergé et moi

Pierre Pestieau

J’ai toutes les raisons de ne pas aimer Hergé et son personnage central Tintin. Les biographies de l’un et de l’autre témoignent de valeurs pour le moins discutables. Une vision raciste et opportuniste du monde, une caricature insupportable des nationalités, un ethnocentrisme écœurant, un sexisme affligeant. Il y a certes des exceptions—qui confirment la règle : l’amitié de Tintin pour Tchang ou l’accueil que le Capitaine Haddock propose au gens du voyage dans le parc de son château. Il y a aussi la rengaine des excuses du type « C’était l’air du temps ». Comme me disait une amie argentine, « Je ne comprends pas que tant de Belges, même ceux qui se disent intellectuels de gauche, ont cette vénération chauvine pour quelqu’un qui fut toute sa vie à la remorque des idées du moment ».

Et pourtant. Tout en sachant tout cela, y compris la contribution d’Hergé au Soir Volé pendant la guerre, ses dessins antisémites dans l’Etoile Mystérieuse, il a laissé sur nos esprits une marque indélébile. Même si Tintin se lit encore aujourd’hui, cette empreinte a surtout marqué la génération du baby boom ; elle devrait progressivement s’estomper.

Ma famille appartient à la génération du baby boom. Nous étions dix enfants et nous vivions dans une relative autarcie sociale. La maison familiale était située à deux kilomètres du centre du village par ailleurs lui-même minuscule. De ce fait, nous ignorions tout des mœurs urbaines. Nous lisions Jules Vernes, Dickens,… mais la véritable fenêtre sur le monde fut l’œuvre d’Hergé : Tintin mais aussi Jo et Zette ou Quick et Flupke. Plusieurs détails me reviennent à l’esprit. Nous n’avions jamais vu de garçons de café en livrée, de taxis, de caravanes, de paquebot, et tout cela nous le découvrions dans ces albums. Encore aujourd’hui, je ne peux pas voir un garçon sans penser à ce garçon de café qui attend d’être payé, pourboire compris, l’air hautain et revêche.

Tintin m’a aussi donné le goût de certains voyages. J’ai visité le Pérou et le Temple du Soleil du Machu Picchu en ayant à l’esprit l’album éponyme. Le Lotus Bleu m’accompagne lors de mes voyages en Chine. Chaque fois que je suis a Genève, je pense au début de l’Affaire Tournesol et bien sûr pas à Tintin en Suisse. Même Tintin au Congo dont le caractère outrancier est reconnu de tous me vient à l’esprit lorsque je voyage en Afrique ; on y trouve d’ailleurs des représentations sculptées naïves des personnages de Tintin dans beaucoup d’échoppes pour touristes à côte de copies de masques et autres produits de l’artisanat local.

Enfin et surtout, à tout moment des situations tintinesques me viennent à l’esprit, notamment lorsque dans mes cours ou conférences j’évoque telle ou telle expression ou situation dont j’espère que les étudiants ont une certaine connaissance. Lorsqu’une démonstration croit en complexité, j’utiliserai la phrase du Genéral Alcazar jouant au lanceur de couteaux : « De plous en plous difficile ». A l’occasion d’un raisonnement à difficulté variable, je dirai comme le Capitaine Haddock : « C’est à la fois simple et compliqué ». Sans oublier le « Botus et mouche cousue » des inénarrables Dupondt ou le « Toujours plus à l’ouest » de Tournesol. Dès que je décris un sans gène, doublé d’un pique assiette, l’image de Séraphin Lampion me vient à l’esprit. Un enfant infernal fait aussitôt penser au petit Abdallah. Et la liste est bien plus longue.

Ce que je veux dire, c’est qu’à tous les moments de ma vie sociale et professionnelle, l’univers de Tintin apparaît de façon quasiment obsessive. Je me sens comme le Capitaine Haddock qui ne parvenait pas à détacher le sparadrap qui lui collait au doigt.

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