dimanche 12 juin 2011

Les vertus du doute

Pierre Pestieau et Victor Ginsburgh

Lorsque nous nous promenons dans les couloirs de nos facultés, notre attention est souvent attirée par l’une ou l’autre affiche annonçant une conférence, un séminaire, une soutenance de thèse sur des thèmes du type: Faut-il payer l’eau? L’économie sociale, une solution à la crise. Contre la mondialisation. Diminuer l’âge de la retraite et augmenter les pensions. Oui à la taxe Tobin. Non à une croissance continue, etc.… Ces affiches viennent généralement de départements connexes aux départements d’économie: la sociologie, les sciences politiques, la gestion. Et d’habitude, les économistes ne seront pas interpelés ni interrogés, parce que les collègues relevant de ces disciplines ont l’impression que nous avons des convictions tout à fait opposées aux leurs et qu’il ne sert à rien d’en discuter.

En fait, il n’en est rien. Ce qui nous différencie d’eux sur ces questions, ce ne sont pas les réponses qu’ils apportent mais le fait que souvent, alors qu’eux ont une réponse, nous n’en avons pas. Ce n’est pas nouveau. Les assertions les plus péremptoires ne viennent pas des salles de séminaire mais des bistros. Moins on connaît un sujet, plus on ose des affirmations sans appel. Ce mal n’épargne pas davantage les économistes. Nous nous comportons vis-à-vis d’autres disciplines comme des piliers de comptoirs. Il en est parmi nous qui sans vergogne prétendent tout connaître de la psychologie ou de l’histoire après la lecture rapide d’un ou deux livres.

En revanche, lorsqu’on nous interroge sur la faisabilité de la taxe Tobin (qui imposerait les mouvements financiers internationaux), nous sommes généralement circonspects. Nous pouvons avoir la même sainte horreur des dérives du capitalisme financier que les partisans d’Attac mais nous voyons aussi les problèmes que poserait l’imposition d’une telle taxe, nous anticipons l’entrée en scène d’ingénieurs de l’évasion fiscale et la multiplication de distorsions pénalisantes pour les pays et les institutions jouant le jeu, alors que celles qui ne le jouent pas sortiraient gagnants.

Bien sûr nous sommes contre le nucléaire. Et contre le barrage en Patagonie, qui va supprimer à jamais des zones naturelles uniques et protégées. Et contre celui de la forêt amazonienne, qui va déplacer des tribus et détruire de nombreuses espèces animales. Et contre le charbon qui pollue. Et contre le pétrole qu’il faut importer à des prix trop élevés, et qui pollue aussi d’ailleurs. Et contre les biocarburants parce qu’ils se substituent aux cultures vivrières. Et, tant qu’à faire, contre l’électricité et nos sacro-saints véhicules. Mais nous ne voyons pas non plus comment continuer à vivre sans cette précieuse énergie.

Bien sûr nous pensons que la croissance économique devrait s’arrêter. Si l’on observe l’état du monde, les ressources énergétiques, la croissance démographique, les écarts nord-sud, il est clair qu’une croissance continue n’est pas soutenable. Mais le système économique qui prévaut dans la grande majorité des pays n’admet pas la pause. Certes un autre modèle serait possible si nous pouvions adhérer à une norme sociale qui incorpore la finitude de notre planète. C’est possible dans le cadre d’une communauté limitée, mais pas dans le contexte mondialisé que nous connaissons, et où chacun joue, hélas, au passager clandestin : « Pourquoi payer un billet de transport? Le train roule de toute façon. » Nous sommes des cyclistes obligés d’avancer pour ne pas tomber. Et ceci est plus qu’une image, puisque l’économiste Arthur Okun (1) a pu montrer que c’est la croissance qui permet d’augmenter, voire de simplement maintenir le taux d’emploi. Même si l’on a depuis lors découvert certaines faiblesses de cette « règle », elle n’a pas pu être contredite. Alors, sommes–nous pour plus de chômage ?

La taxe Tobin, l’abandon du nucléaire, la croissance zéro sont des exemples de questions pour lesquelles nous continuons de nous interroger. Nous sommes admiratifs devant ceux qui sont capables de donner des réponses définitives, sans appel et envions leurs certitudes. Ces dernières sont certainement plus confortables que le doute et la prudence.

(1) Arthur Okun (1962), “Potential GNP: Its Measurement and Significance,” American Statistical Association, Proceedings of the Business and Economics Statistics Section, pp. 98–104.

2 commentaires:

  1. Qu'est-ce qui différencie un pilier de comptoir (de bar du tabac) d'un académique? Le doute méthodologique. L'académique n'est-il pas là pour tout remettre en cause? Pas du point de vue politique mais du point de vue de la connaissance. Cela étant, meme si rien n'empeche l'académique de se mouiller sur le terrain politique, sa marque de fabrique restera la rigueur méthodologique de son analyse (on l'espère). D'où la nécessité démocratique et sociétale de l'académique de se mouiller dans les débats d'idées. Moi non plus je ne connais pas la solution aux problèmes évoqués dans ce billet, mais j'ai quelques clés d'analyse qui évitent de dire des aneries. Ensuite, la place est au choix politique. Le nucléaire, en FR et en BE, a été un choix politique, non? L'académique, meme s'il n'a pas la solution miracle (heureusement: non à une gouvernance de technocrates!) doit attiser les cendres de la démocratie qui risquent à tout moment de s'éteindre. Comment? Par le débat. Je me refuse donc, en tant qu'économiste, d'apporter des solutions miracles. Par contre, j'essaie (comme vous, à ma modeste échelle) de susciter des discussions rigoureuses... meme si elles ont lieu sur un comptoir.

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  2. Quelques remarques, dans le désordre (pas directement sur le sujet principal du post):
    1) "Si l’on observe l’état du monde, les ressources énergétiques, la croissance démographique, les écarts nord-sud, il est clair qu’une croissance continue n’est pas soutenable"
    il faut remplacer ici soutenable par possible. C'est quasiment une tautologie de dire que que l'activité économique dépend directement de la l'énergie disponible (qui elle-même limite toute activité, que se soit humaine, mécanique ou relative à l'information). Cette grandeur étant finie (les stocks d'énergie fossile sont finis, et le flux d'énergie solaire et géothermique l'est aussi), l'activité économique doit aussi être finie.
    2) mettre l'énergie nucléaire, puis tant qu'à faire, dans le même paragraphe, toute forme de production d'électricité dans le même sac n'encourage pas à clarifier le débat, c'est le moins qu'on puisse dire...Il y a des coûts ou risques qu'ont peut être prêt à assumer et d'autres non. C'est précisément là l'objet du débat.
    3) en ce qui concerne la croissance et le chômage: en tant qu'économistes, dire en même temps "le système économique est tel que plus de croissance = augmentation du chômage" et "le système économique est tel que le chômage est socialement inacceptable" et "la croissance perpétuelle est impossible/non-soutenable" ne vous donne pas envie d'entamer une recherche sur le thème "quel système économique socialement viable pour un monde sans croissance économique" ?

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