mercredi 17 juin 2020

Faut-il déboulonner les statues ?


Victor Ginsburgh

La décapitation de Christophe Colomb
J’ai vécu, sans interruption, de 1939 à 1957 en Afrique de l’est (Rwanda et Congo). Je ne peux pas oublier l’atlas de géographie, livre indispensable à l’Athénée Royal—où j’avais commencé en 1951 ma première année d’humanités. Un atlas dans lequel une des premières pages en couleurs et en images décrivait les « races » : blanc, jaune, noir, olivâtre, verdâtre, rouge et bien d’autres comme bronzé, les « mulâtres » comme on disait à l’époque, alors qu’aujourd’hui, on parle de « métis ». Les noirs n’étaient pas admis dans ces écoles, et bien sûr les blancs étaient au-dessus de tout, y compris de tout soupçon.


Le terme raciste de « nègre » a été remplacé par « noir » puis par « africain ». Aux Etats-Unis, des termes plus ou moins semblables ont également été utilisés, mais dans un ordre chronologique un peu différent, et chaque terme peut être mal ou bien pris selon les régions. Aujourd’hui on dit « african american ». Le mot « cafre » était utilisé en Afrique du Sud et à l’Ile de la Réunion, où existe encore un grand plateau, dénommé Plaine de Cafres. On trouve les mots « nègre », « negro », « nigger » et « cafre » horribles, comme « peau rouge », ou « redskin », qui est dignement devenu « american indian ». « Mouloud » est, dans la religion arabe, une fête qui célèbre la naissance du prophète ; c’est aussi un prénom que portent certains arabes, et le nom d’une ville dans la République de Djibouti. Mais, en Belgique, « mouloud » désigne un habitant originaire d’Afrique du Nord, et le mot me paraît et est, bien évidemment, horriblement raciste.

Me voilà, « youpin », en Belgique en 1957, depuis l’Afrique des « nègres », « noirs » ou « cafres », selon les cas. Et pourtant, il a suffi que je rencontre Claude, étudiant africain « blanc », arrivé en Belgique deux ans avant moi, et auquel je dois de m’être « déra(cis)tisé » en moins d’un mois, ce qui veut bien dire combien mon « racisme » était peu profond. Mais tout de même, j’étais un peu « mieux » que les « nègres ». Et Claude m’a rendu antiraciste en un tournemain, sauf que par la suite, je suis devenu … « pro-palestinien ».

Alors, est-ce que cela me fait très mal qu’on peinturlure Léopold II et qu’on soit prêt à déboulonner toutes les statues de ceux qui étaient racistes, souvent sans le savoir, y compris Christophe Colomb ?

Churchill, lui-même n’était pas le plus raffiné des hommes quand il était en charge au Kenya. Il a fait emprisonner, sans procès, mais pas sans torture, un certain Hussein Onyango Obama, grand-père de l’avant-dernier président américain, qui s’est trouvé face à un petit buste de Churchill lors de son entrée à la Maison Blanche. Il n’a pas trop aimé la situation, mais au lieu de défigurer, défenestrer, déboulonner ou jeter à terre la sculpture, il l’a tout simplement envoyée en Grande Bretagne (1).

La plus laide statue du monde
Les mots changent, alors que « nègre » (2), « mouloud » ou « youpin » n’ont, en soi, rien de révoltant. Mais on croit être passé à mieux en disant « africain », « maghrébin » ou « juif ».

On ne change pas l’histoire en changeant les mots et on ne peut pas la réécrire en déboulonnant les statues. Ce que nous faisons pour le moment fera partie de l’histoire dans quelques années.

(1). Johann Hari, Not his finest hour: The dark side of Winston Churchill, The Independent, October 27, 2010.

(2). Il faut noter que le poète et écrivain (et plus tard, homme politique) martiniquais, Aimé Césaire, a inventé le mot « négritude » qui est devenu un mouvement littéraire, et a été suivi par Léopold Sédar Senghor, notamment. Il y a beaucoup à dire à ce sujet. Voir par exemple Niall Bond and Victor Ginsburgh, Language and emotion, in Victor Ginsburgh and Shlomo Weber (eds.), The Palgrave Handbook of Economics and Language, Palgrave Mac Milan, 2016.  Et que l’on continue à parler d’art « nègre ».


1 commentaire:

  1. Daniel Vander Gucht23 juin 2020 à 20:36

    Réaction de Daniel Vander Gucht

    Pour les statues de dictateurs et de chefs d'Etat en général, qui ne sont après tout que des insignes du pouvoir (même si on vit dans un monde muséalisé où tout est considéré comme patrimonial), je crois moi que les déboulonner peut changer l'histoire (et en tout cas la vie et le regard qu'on porte sur les victimes de ces symboles du racisme d'État), d'ailleurs l'histoire ancienne et moderne est émaillée de déboulonnages qui sont symboliquement indispensables à la vie démocratique : peut-on imaginer que l'Allemagne ait accompli comme elle l'a fait son autocritique jusque dans les livres d'histoire à l'école après la Seconde Guerre mondiale tout en maintenant intactes toutes les statues d'Hitler et de ses sbires ? Et Mussolini? Et Franco (oui, je sais, il subsiste un mémorial à Franco en Espagne — et c'est un vrai problème), Staline, etc. Et placer un QRcode sur la statue (comme le propose un mandataire MR qui s'enorgueillit d'être historien, comme Bart de Wever), pour dire que le racisme ce n'est pas bien et que Léopold II n'était pas blanc-bleu, n'y changera rien : sinon érigeons des statues à l'effigie de Degrelle ou de Dutroux qui font aussi partie de notre histoire belge et dédouanons-nous avec une plaquette disant que "les collabos avaient leurs raisons" (comme dit la NVA) ou que Dutroux n'était pas gentil avec les enfants. Soyons sérieux, ces statues ne sont pas juste des témoins neutres dans lesquelles on peut lire notre histoire mais des monuments idéologiques qui légitiment une certaine vision du monde et du rapport aux autres — et si on ne veut pas y toucher parce qu'elles font partie de notre patrimoine ou de nos souvenirs, comme une madeleine de Proust, ne nous étonnons pas que le règne de Léopold II, montré du doigt comme ignominieux partout sur la planète sauf chez nous, soit encore vénéré chez nous comme "Roi bâtisseur" et autres fariboles. Et si on veut les préserver absolument, qu'on les rapatrie toutes dans les jardins du Palais de Laeken.

    Daniel Vander Gucht

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