mercredi 17 juin 2020

La révolte ou la mort

Pierre Pestieau
Mon blog précédent s’intitulait « La bourse ou la vie ». Celui-ci porte sur un dilemme qui n’est guère plus joyeux. Depuis quelques décennies, nos sociétés connaissent un indéfinissable malaise qui se retrouve surtout dans ce qu’on appelle la classe moyenne inférieure. Ceux-là mêmes dont les revenus se situent grosso modo entre le seuil de pauvreté et le revenu moyen. Les causes de ce malaise sont multiples. Parmi les principales, on peut citer : l’absence prolongée de croissance des revenus, combinée à une forte concentration de la richesse; un système éducatif inégalitaire empêchant ainsi toute ascension sociale; l'externalisation de «bons» emplois en Chine et dans d'autres économies émergentes; l'évolution technologique qui a rendu superflus de nombreux emplois de «classe moyenne».
Dans la plupart des pays, ce malaise s’est traduit dans les rues par des manifestations dont celles des gilets jaunes et dans les urnes par le vote populiste. Aux États-Unis, il se traduit aussi par ce que Case et Deaton appellent la mort par désespoir. C’est d’ailleurs le titre de leur dernier ouvrage (1) qui reprend de nombreuses études qu’ils ont menées depuis une quinzaine d’années (2). Ces deux économistes, professeurs à l’Université de Princeton, ont montré chiffres à l’appui que les décès par désespoir – qu’ils définissent comme des décès par suicide, des maladies hépatiques liées à l'alcool et des surdoses de drogue – n’ont pas cessé d’augmenter depuis le début du siècle. On les retrouve principalement dans une classe sociale particulière, les petits blancs, plus précisément, les Américains blancs non hispaniques ayant un diplôme d'études secondaires ou moins. Tous les autres groupes, les blancs non hispaniques éduqués, les hispaniques et les noirs, éduqués ou pas, ont connu une baisse de mortalité. Le résultat final est que l’espérance de vie moyenne aux États Unis a baissé ces dernières années, ce qui est exceptionnel.
Comment expliquer ces surdoses de drogues, légales ou non, ces suicides et cet alcoolisme concentrés que l’on trouve dans une catégorie sociale particulière ? Selon  Case et Deaton, l’explication n’est pas à trouver dans une plus grande disponibilité des drogues de toutes sortes, en particulier les opioïdes, ni dans l’évolution des revenus. Pour eux, la cause majeure réside dans le manque de perspectives dont souffrent les petits blancs américains : perspectives de réussite scolaire, de promotion professionnelle, de logement décent et d’accès à une médecine de qualité.
Ils observent que la mort par désespoir est spécifique aux États Unis. Dans une série de pays pour lesquelles les données sont disponibles,  ces formes plus ou moins explicites de suicide ne semblent pas avoir augmenté pendant cette période. Or, comme je l’ai développé dans quelques blogs (3), la plupart de ces pays ont aussi connu une panne de l’ascenseur social. Prenons le cas de la France, le taux de mortalité par suicide, alcool et drogues a diminué au cours des deux dernières décennies alors que la classe moyenne y semble aussi souffrir d’un sentiment aigu de déclassement et d’un manque de perspective. Ce qui a entrainé le vote populiste et le mouvement des gilets jaune. Il semblerait que la classe moyenne inférieure y ait choisi des formes moins extrêmes que la mort pour exprimer son malaise. Ce qui, soit dit en passant, n’a pas empêché les petits blancs américains de voter  pour Donald Trump.
Il se pourrait que les Américains bien plus que les Européens ont cru à ce qu’on appelle le rêve américain. Rappelons que selon l’American Dream  n'importe quelle personne vivant aux États-Unis, par son travail, son courage et sa détermination, peut devenir prospère. Se rendre compte que ce rêve n’est qu’une fable conduit certains Américains à ne plus accepter la vie qui leur est offerte. Le désespoir du paradis perdu.

(1). Anne Case et Angus Deaton (2020) Deaths of Despair and the Future of Capitalism, Princeton University Press. 


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire