jeudi 3 mars 2022

Et si la Joconde pouvait être reproduite à l’identique et sans limite ?

Pierre Pestieau
(Réponse de Victor Ginsburgh à la fin de ce billet : "Pierre a raison, mais...")

Supposons qu’à un moment donné, qui pourrait être le temps présent, apparaisse une technologie qui permette à un cout modéré de reproduire parfaitement toute œuvre relevant des arts plastiques, particulièrement la peinture et la sculpture. La reproduction serait tellement parfaite qu’il ne serait pas possible de la distinguer de l’original. C’est bien sûr là une hypothèse, qui, par définition, est une proposition que l'on se contente d'énoncer sans prendre position sur son caractère véridique. Elle ne correspond pas actuellement à la moindre réalité mais pourrait le devenir dans un avenir plus ou moins proche. 

Ce qui m’intéresse c’est d’abord de voir les réponses que cette technologie pourrait apporter à trois questions : la manière dont on apprécie les arts plastiques existants changera-t-elle, comment les œuvres ainsi reproduites se distribueront dans l’espace et le bien-être social augmentera-t-il ? Un autre sujet d’intérêt serait d’analyser l’incidence que cette technologie aura à l’avenir sur la production et le marché des arts plastiques. 

Pour analyser l’effet que cette technologie peut avoir sur les œuvres existantes, il faut préciser deux aspects concernant les couts et l’éventuelle existence de droits de reproduction,. Dans un premier temps on supposera que les couts de reproduction sont faibles et que toutes les œuvres relèvent du domaine public. Prenons comme exemple La Jeune Fille à la perle, une toile mondialement connue, peinte en 1665 par Johannes Vermeer, et exposée à la Haye dans le musée Mauritshuis. Cette peinture qui a fait l’objet de nombreuses études et est admirée par une multitude d’amateurs d’art plus ou moins éduqués perdra-t-elle une partie de son pouvoir de séduction du fait qu’on la retrouve dorénavant dans des milliers de musées disséminés de par le monde? La réponse à cette question n’est pas évidente alors qu’elle le serait s’il s’agissait d’un bien tel qu’un appareil IRM (imagerie par résonance magnétique) que l’on pourrait reproduire á l’envi à un cout nettement inférieur à celui du marché. L’utilité d’un appareil IRM est indépendante de son nombre et de sa localisation. En revanche, le plaisir et l’émotion que ressent un visiteur du Mauritiushuis devant la toile de Vermeer dépend sans nul doute de la conscience qu’il s’agit d’un œuvre unique et de l’endroit où cette toile est accrochée, La Haye. 

A supposer que cette toile garde une grande partie de son attrait indépendamment de l’endroit où elle est exposée, on peut imaginer que de nombreux musées voudront l’acquérir pour autant que le cout de sa reproduction soit inférieur au gain financier et culturel que leurs gestionnaires en attendent. En s’appuyant sur la théorie de la localisation de biens publics locaux, on peut conjecturer que la distribution spatiale de ces reproductions dépendra du cout de reproduction et du cout de mobilité des éventuels visiteurs. Enfin, qu’en est-il du bien-être social global ? Il semble clair que cette possibilité de reproduction augmente le bien-être de tous ceux nombreux qui auront ainsi accès à une œuvre qui jusqu’alors ne leur était pas accessible. Les Hollandais quant a eux pourraient jouir d’un musée moins bondé. Le seul perdant serait le musée de La Haye qui perdrait un certain nombre de visiteurs.

Revenons sur les hypothèses qui permettaient de simplifier la discussion. Il y a d’abord celle du cout. Il est clair que plus le cout de reproduction est élevé, moins il y aura de reproductions. A la limite si ce cout devenait prohibitif, il n’y aurait aucune reproduction. Il y a ensuite l’hypothèse que la toile relève du domaine public. Si ce n’était pas le cas, si le musée qui possède l’original pouvait en interdire ou en restreindre la reproduction, il pourrait imposer un péage éventuellement différentié selon les musées qui en feraient la demande. Cela n’empêcherait pas les pays, qui ne reconnaissent ou n’appliquent pas les règles de propriété intellectuelle, d’échapper à tout paiement. 

Jusqu'à présent, j’ai fait l’hypothèse qu’il n’y avait qu’une œuvre à reproduire. Il en existe bien sûr un grand nombre allant des plus emblématiques aux illustres inconnues. Les possibilités de reproduction s’appliqueraient à toutes celles qui peuvent drainer suffisamment de visiteurs pour couvrir les couts de reproduction et d’exposition. On pourrait ainsi avoir des musées qui se spécialisent dans l’œuvre d’un artiste ou d’une école et d’autres qui préfèrent présenter un florilège des œuvres les plus connues. Enfin, je n’ai pas abordé le problème qui se poserait aux collectionneurs privés. Il leur serait bien sur loisible de garder dans des coffres sécurisés les œuvres dont ils veulent préserver l’unicité et la valeur. En effet, dès lors qu’ils les exposent, la reproduction à l’identique deviendrait possible et de ce fait leur patrimoine serait sérieusement entamé. 

Dernière question. Quel sera l’effet de cette technologie de reproduction sur la production artistique future ? Si on garde l’hypothèse de faibles couts de reproduction et d’absence de droits de propriété intellectuelle, le peintre ou le sculpteur se trouvera devant un horrible dilemme. Soit il exerce son art mais n’en tire aucune source de subsistance. Après tout, c’est ce que fit Van Gogh et bien d’autres. Soit il renonce à pratiquer son art. Naturellement ce dilemme se résoudrait si les couts de productions étaient prohibitifs ou s’ils existaient des droits de propriété intellectuelle.

Pierre a raison, mais... 

Victor Ginsburgh 

A vrai dire, mon ami Pierre a raison, puisque la multiplicité est reine dans beaucoup de cas : le livre, la musique, le film, mais pas dans les arts plastiques. Mais je pense surtout qu’il veut de la contradiction. Ma seule contradiction sera basée sur l’émotion

Il y a peu, j’étais comme souvent, stupidement, dans ma voiture. Mais par chance, j’y écoutais les Goyescas, une suite de pièces pour piano que le compositeur espagnol Granados avait composées en 1911. Il a joué la première de son œuvre au Palais de la Musique Catalane à Barcelone et cette première a été imprimée sur un rouleau, seul moyen à l’époque de « conserver » le bruit, la parole et la musique. Ce rouleau probablement presque inaudible, devrait sans aucun doute m’émouvoir. J’aimerais entendre cette première des Goyescas en arrivant dans les salles du Musée du Prado à Madrid, où sont exposées les Peintures Noires de Goya, un choc comme peu en sont, lorsque je les ai vues. Ces peintures sont exceptionnelles, et je les vois mal ailleurs que dans une ambiance espagnole, par exemple au Musée de Hong Kong. 

Francisco Goya. Le Sabbat des Sorcières

Francisco Goya. La bataille des triques

Si on peut trouver les livres importants traduits dans un grand nombre de langues et dans presque tous les pays, il reste quelque part, dans une bibliothèque, un musée ou chez un collectionneur, le manuscrit. Ce qui, me direz-vous, est en train de disparaître avec l’omniprésence de l’ordinateur, encore que l’on pourrait imaginer que le livre et l’ordinateur sur lequel le livre a été composé, soient conservés ou collectionnés. 

La chose sans doute plus éphémère est sans doute la musique, puisqu’il n’y a pas de disque ou de CD où l’on voit jouer Bach, Beethoven, voire même plus récemment, Mahler. On est donc très heureux de pouvoir écouter leurs œuvres. Mais il y a, conservé dans des bibliothèques, ce qu’on a pu retrouver de leurs partitions d’origine. Donc aucune objection, d’autant plus qu’Alfred Brendel (qui vit encore, à 91 ans) a peut-être été meilleur pianiste que Beethoven. 

Les vieux films du temps de Méliès ou Lumière sont précieusement préservés dans des cinémathèques, et, il faut bien le reconnaître, n’intéressent plus grand monde, si ce n’est des érudits. Ils sont parfois copiés pour les rares fanatiques, et je le comprends très bien, mais à tout prendre, voir la première bande du film m’intéresserait davantage, et j’irais la voir à Paris si j’avais vraiment envie. 

Mais je suis certain que je ne serais pas ému par une visite de la (ou une) copie du Louvre à Hong Kong (je suis cependant prêt à lui laisser la Mona Lisa, qui ne m’inspire et ne m’émeut guère), ou la copie du Kunsthistorisches Museum de Vienne (y compris les nombreux Brueghel l’Ancien qui y sont accrochés) à Kinshasa, ou la copie du British Museum à Bruxelles. 

Ce qui ne veut pas dire qu’on ne peut pas faire de copies, mais il doit être précisé qu’il s’agit d’une copie. Mais je ne me déplacerai pas à Tokyo pour voir une copie de Rembrandt, comme je ne n’irai jamais m’incliner devant la copie exacte du Parthénon à Nashville, Tennessee. 

Les œuvres devraient être « attachées » à leur pays de naissance, comme nous le sommes. Les œuvres volées (en grande partie par les Européens) devraient être rendues à leurs pays d’origine. Et nous avons aujourd’hui, la chance de pouvoir, à travers notre ordinateur, voir à peu près n’importe quelle œuvre et le courant des non-fungible tokens rendra les choses encore plus faciles sans aucun doute. 

Mon émotion me dit que jamais je n’irais voir un musée des copies, et j’ai le sentiment que les musées sont peu prêts à laisser copier leurs œuvres et à ne plus savoir, après le copiage, si l’œuvres qu’il possède est vraie ou une copie. 

J’ai aussi eu la chance de voir Lascaux avant que sa copie (très précise) ait été faite, parce que le public abîmait la véritable grotte. Jamais je n’irai voir cette copie, parce que jamais une visite à la copie ne pourrait m’émouvoir comme la vraie Lascaux que je garde en moi. 

Je suis sans doute vieux jeu, mais cela ne m’embarrasse guère de dire que je n’aime pas les copies, surtout si, comme Pierre le propose, on ne sait pas ce qui est vrai ou ce qui est copie. Au moins sur mon ordinateur, je sais qu’il s’agit d’une copie. Mais je n’aimerais pas être floué par une copie sur les murs d’un bon musée et j’ai des doutes que les musées qui sont propriétaires de l’original risquent d’échanger celui-ci pour une copie, sans le savoir.


2 commentaires:

  1. Sympa, la négation totale des droits d'auteur ! M. Pestieaux le dit lui-même in fine : "Si on garde l’hypothèse ...d’absence de droits de propriété intellectuelle, le peintre ou le sculpteur se trouvera devant un horrible dilemme. Soit il exerce son art mais n’en tire aucune source de subsistance...Soit il renonce à pratiquer son art."
    Les droits d'auteur qui accordent légalement une exclusivité temporaire de reproduction, diffusion et d'exploitation de l'oeuvre à son auteur et ses ayant-droits jusqu'à 70 ans après sa mort ont une raison d'être : susciter/favoriser/permettre la création, même si certains ayant-droits ou sociétés de perception des DA en abusent...
    Claude Katz, avocat, spécialiste en DA

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  2. Bravo à l'imagination de Pierre !
    J'ai gardé un souvenir merveilleux des grottes d'Altamira,visitées quand j'étais enfant.
    La copie de Lascaux, aussi parfaite soit-elle, ne m'a jamais tentée. Rien ne vaut l'émotion du contact direct avec le geste de l'artiste.
    BB

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