jeudi 17 mars 2022

Le fumeur, l’économiste et le psychologue

Pierre Pestieau 

Dans le domaine de la santé, on sait que, pour vivre longtemps et sans morbidité, la prévention est sûrement plus efficace que la médecine curative. Si l’on s’intéresse aux quatre facteurs qui ont un effet désastreux sur la santé, à savoir l’alcool, le tabac, le surpoids et la sédentarité, il est clair que les traiter améliorerait nettement la qualité et la quantité de vie de tout un chacun. L’économiste ajoutera que la médecine préventive est beaucoup moins coûteuse que la médecine curative. Sur le papier surement ; dans la réalité, c’est pourtant moins évident. 

Dans une vision naïve, si l’on compare le coût qu’entrainent les traitements des maladies cardiovasculaires et des cancers causés par le tabagisme avec le prix d’une campagne d’information et une fiscalité dissuasive, il n’y a pas photo. Les traitements curatifs coutent et les mesures préventives peuvent même rapporter. La politique anti-tabac a eu des résultats mais elle a ses limites. Les fumeurs représentent encore 20% de la population mondiale âgée de plus de 15 ans ; en 2000, cette proportion était encore de près d’un tiers. Il faut aussi noter que les taxes élevées qui pèsent sur le tabac ont des effets régressifs incontestables. C’est chez les plus pauvres que l’on trouve les plus irréductibles fumeurs, entendant par-là que le prix ne modifie pas leur consommation de tabac. Du coup, toute augmentation de la fiscalité génère une ponction équivalente sur leur pouvoir d’achat avec pour conséquence moins de consommation de biens de nécessité. En outre, des quatre facteurs mentionnés ci-dessus, ce sont les campagnes anti-tabac qui ont donné les meilleurs résultats. L’obésité et la sédentarité ne cessent d’augmenter et l’alcoolisme reste prégnant dans nos sociétés en dépit de nombreuses politiques d’incitations à mieux manger, faire de l’exercice et de ne pas boire ni fumer et d’interdictions de publicités de tous ordres. 

 

Ces comportements « peccamineux », comme certains économistes les qualifient, relèvent du concept d’addiction entendue comme un comportement qui peut avoir pour fonction de procurer un plaisir immédiat et qui se caractérise par l’échec répété de son contrôle et sa persistance malgré des conséquences négatives significatives. La question qui nous intéresse est de savoir comment lutter contre ces addictions. A la suite de Becker et Murphy (1), les économistes ont développé le concept d’addiction rationnelle qui s’appuie sur deux hypothèses : la forte préférence pour le présent et la complémentarité adjacente. La première hypothèse est assez évidente ; elle correspond au besoin de gratification immédiate. La seconde l’est moins ; elle repose sur l’idée que la jouissance attendue d’un bien dépend de la consommation passée de ce bien. Cette démarche aboutit à montrer que l’addiction est parfaitement rationnelle et que la seule manière de la combattre est de recourir à un sevrage brutal (cold turkey) dont on connaît les limites. 

L’échec des politiques proposées par les économistes, taxation, information et prohibition, ne surprend pas les psychologues pour qui ce genre de consommation ou de comportement ne peut être abordé que par une approche personnalisée ciblant les motivations de chacun. La méthode qui paraît la plus appropriée relève de la psychologie comportementale cognitive et repose sur le concept d'intention d’exécution, qui a été introduit en 1999 par Peter Gollwitzer (2). Cette démarche implique un effort d'anticipation et de planification des comportements futurs (p. ex. manger du beurre allégé) destinés à promouvoir l’atteinte d’un but donné (p. ex. se mettre à un régime d’alimentation sain), en décidant à l'avance des conditions et des clés de déclenchement du comportement. Cette technique de maîtrise comportementale au service d’un but donné peut impliquer le découpage d'un objectif difficile à atteindre en plusieurs sous-objectifs comportementaux plus faciles à réaliser (acheter du beurre allégé, ne pas mettre trop de beurre sur son pain, etc.). Cette approche qui semblerait assez efficace réclame un encadrement lourd en personnel. 

 

Le point de vue des psychologues et les politiques qu’ils préconisent sont beaucoup plus nuancés que ceux des économistes mais ils sont aussi beaucoup plus coûteux. Il est difficilement soutenable financièrement d’adopter une politique de prévention qui soit à ce point individualisée. Il faudrait quasiment un psychologue (ou un coach) derrière chaque personne concernée par ces comportements peccamineux. Comment sortir de cette impasse, de ce choix entre des politiques globales aux limites avérées et des traitements individualisés mais financièrement couteux, demeure une question ouverte.

Pour conclure, pourquoi ai-je choisi le fumeur plutôt que l’alcoolique, l’obèse ou le pantouflard ? C’est tout bonnement en référence à Sigmund Freud, véritable accro à la nicotine, qui fuma des cigares jusqu'à la fin dans des conditions pénibles. La psychanalyse ne lui fut pas de grande utilité pour cette addiction. 

 

(1) Becker, Gary S., and Kevin M. Murphy (1988) A Theory of Rational Addiction. Journal of Political Economy 96 (4), 675–700.
(2) Gollwitzer, P.M. ( 1999). Implementation intentions: Strong effects of simple plans . American Psychologist, 54, 493-503. Voir aussi Adriaanse, M., P. M. Gollwitzer, D. De Ridder (2011) Breaking Habits with Implementation Intentions: A Test of Underlying Processes, Personnality and Social Psychology, 37, 502-513.

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