jeudi 31 mars 2022

Les risques orphelins. Les oubliés de l’État providence

Pierre Pestieau

L’État providence traditionnel s’est attaqué avec un certain succès à ce que l’on pourrait qualifier de fragilités majeures, entendant par-là les grands risques que l’on connaît au cours de la vie : maladie, chômage, invalidité, précarité, dépendance. En revanche, il a négligé les risques orphelins, par analogie avec les maladies orphelines, ces maladies rares et sans traitement.


Quelles sont ces risques orphelins et pourquoi sont-ils régulièrement oubliés (1) ?

Il n’est pas facile d’en faire l’inventaire, chacun est ressenti par une infime minorité d’individus qui du coup ne font pas le poids dans le jeu politique. Pour la majorité des gens, la probabilité d’en souffrir est minime. En premier lieu, il y a certainement les handicaps lourds, qui ne sont que partiellement couvert par l’assurance sociale. On pense à la trisomie, à la schizophrénie, aux différentes formes d’autisme. Les parents qui ont des enfants affectés par l’un de ces handicaps cherchent vainement des institutions qui puissent les accueillir ne fût-ce qu’une partie de la semaine. Il y a aussi les handicaps moteurs et sensoriels pour lesquels les infrastructures sont déficientes. On peut aussi citer la multitude de maladies orphelines qui sont le plus souvent d’origine génétique. Prises séparément, ces maladies sont très peu fréquentes, voire exceptionnelles, mais à l’échelle de l’Europe, elles touchent 35 millions de personnes. En France, près d’une personne sur 20 est concernée. On recense plus de 8 000 maladies orphelines à ce jour et le chiffre ne cesse de croître. Dans ce catalogue des risques orphelins, on trouve aussi les enfants que les parents peuvent difficilement prendre en charge et qui sont placés. Ces enfants subissent la maltraitance institutionnelle en leur infligeant trop souvent un parcours chaotique. La manière dont ils sont traités explique en partie pourquoi on les retrouve parmi les délinquants et les sans-abris. On pourrait aussi citer l'endométriose qui concerne une femme sur dix, et que l’on a longtemps tue. Enfin, il y a le risque de maltraitance auxquelles sont soumises les personnes âgées dépendantes tant au sein d’institutions que dans leur famille.

Quand on lit les rapports qui portent sur ces divers risques et qui se suivent et se ressemblent, on est frappé par trois choses. D’abord, peu de progrès est observé au cours des dernières décennies. Ensuite, mises ensemble, ces petites minorités rassemblent un nombre important de personnes, plus de 20% de la population. Enfin, le coût minimum que réclament ces situations multiplié par le nombre de personnes concernées représenterait une fraction importante du budget de l’État. C’est sans doute cette donnée financière, doublée d’un faible support politique, qui explique la passivité des pouvoirs publics a l’égard de ces différents risques. On est alors tenté de paraphraser Michel Rocard en disant que l’État ne peut accueillir toute la misère de son peuple. Mais qui alors ?


On pourrait se demander comment l’État providence a pu négliger ces risques. La première raison est politique. Pris séparément ils ne font pas le poids. Une autre raison réside dans les fondements éthiques qui sous-tendent l’action publique. Ce fondements sont utilitaristes. Selon les mots de Jeremy Bentham, l’utilitarisme vise au « bonheur de la communauté », autrement dit au plus grand bonheur du plus grand nombre. Comme l'a par montré le prix Nobel Amartya Sen, si la doctrine utilitariste donne aux membres de la société ce qu’ils désirent ou leur fait désirer ce qu’ils ont, elle ne se pose pas la question de savoir ce qu'il est juste de donner. Sen défend l’idée que les gouvernements devraient agir de sorte que soit assurée non plus simplement l’égalité des moyens, mais l’égalité des possibilités effectives d’accomplir des actes (ce qu’il appelle les capabilités).

Si l’on adopte ce point de vue, le rôle de l’État serait de secourir les plus faibles et il ne fait aucun doute que ces victimes de ces risques orphelins le sont doublement puisqu’elles souffrent d’un handicap et qu’elles se sentent seules dans leur détresse. Il convient donc de reformer l’État providence pour tenir compte de ces risques. L’intervention de l’État ne doit pas être nécessairement financière ; elle peut être législative en imposant des normes aux constructions et certaines obligations aux employeurs et en priorisant certaines recherches.


(1). En référence au merveilleux film de Luis Buñuel « Los Olvidados », sorti en 1950.

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