mercredi 5 septembre 2018

Lolita, une fable à l’époque des me too

Victor Ginsburgh

J’ai besoin de vous, lecteurs, pour que vous puissiez m’imaginer, parce que je n’existerais pas si vous n’existiez pas (Vladimir Nabokov, Lolita).

J’ai acheté Lolita de Vladimir Nabokov dans les années 1960, sur les quais de la Seine. A l’époque, le livre avait paru en deux petits volumes dans une collection interdite un peu partout et surtout aux Etats-Unis. J’en vois « par cœur » la couverture verte qui ressemble au vert de la Collection Verte dans laquelle je lisais Jules Verne lorsque j’étais encore plus jeune. Il faut dire que sur les quais, on trouvait aussi et sans problème Histoire d’O, publié chez Pauvert, mais interdit en librairie en France.

J’ai lu « mon » Lolita à un âge (70 ans) où j’étais bien plus vieux que Humbert Humbert (âgé de 36 ou 37ans) qui avait rencontré Dolores dite Lolita alors qu’elle en avait 12.

L’ouvrage est tout à fait exceptionnel, surtout en anglais. Il commence par une allitération qui dépasse, et de loin, le « pour qui sont ces serpents… » de Racine ou celle de Chateaubriand dans ses Mémoires d’Outre-Tombe :

« Ma mémoire oppose sans cesse mes voyages à mes voyages, montagnes à montagnes, fleuves à fleuves, forêts à forêts, et ma vie détruit ma vie. Même chose m’arrive à l’égard des sociétés et des hommes”.

Voici les premières lignes, tellement plus sophistiquées, de Nabokov:

« Lolita, light of my life, fire of my loins. My sin, my soul. Lo-lee-ta: the tip of the tongue taking a trip of three steps down the palate to tap, at three, on the teeth. Lo. Lee. Ta. »

Et le reste de l’ouvrage (que Nabokov a écrit en anglais) continue sur ce rythme.  Impossible à reproduire en français et même en russe, ce que Nabokov n’a pas manqué d’essayer, sans réussir, évidemment avoue-t-il.

Nabokov avait une plume remarquable, mais je ne veux pas vous embêter avec de la critique littéraire, que je serais en peine de faire, mais bien de l’effet que sa lecture a provoqué en moi lorsque j’avais 70 ans. Contrairement à sa réputation, et que metoo existe ou pas, ce livre est, à mes yeux, un plaidoyer absolument implacable contre des vieux (à partir de 36 ans, comme l’était Humbert Humbert) qui tombent amoureux de jeunes (ou moins jeunes) filles. Lolita avait douze ans et était dotée d’une subtilité qu’aucun homme ne peut comprendre, si ce n’est Nabokov qui était, par ailleurs, chasseur de papillons. Humbert Humbert sort complètement ridicule de l’affaire, et l’héroïne s’envole vers d’autres ciels ou cieux, pas tellement glorieux d’ailleurs.

Lolita est une fable dédiée aux hommes (au sens de mâles) que le meilleur des fabulistes aurait été incapable d’imaginer.

Tout en m’interrogeant depuis longtemps si j’avais raison dans mon interprétation de « fable », je tombe par hasard sur un article (1) qui montre que ni dans le livre ni dans le film qu’en a tiré Kubrick en 1962, il y a érotisme et encore moins, pornographie. Le scénario de Kubrick (avec lequel Nabokov était d’accord) est « ironique » écrit Pauline Kael, critique américaine de cinéma très écoutée : « La surprise de Lolita est que le film est en réalité, agréable ; c’est la première comédie américaine depuis la grande époque des années 1940 ». Et elle ajoute qu’il s’agit d’une comédie bien plus excitante que Certains l’aiment chaud, le plus célèbre film de Billy Wilder. Kael fait aussi remarquer que ce n’est pas la relation entre Humbert et Lolita qui est intéressante, mais bien celle de Humbert et de Quilty (joué par Peter Sellers), son alter ego, qui confronte Humbert à son propre caractère pathétique. Ce qui me ramène à mon interprétation de Nabokov fabuliste.

La scène la plus érotique, suggère Uri Klein, est celle où Humbert Humbert peint les ongles des doigts de pieds de Lolita (2). On a vu pire (ou mieux) depuis… Et pourtant, continue-t-il, qui oserait aujourd’hui, produire un remake de Lolita ?


(1) Gene Phillips, Lolita, a cinematic classic, New York Times, March 29, 1998. Phillips est l’auteur du livre Stanley Kubrick. A Film Odyssey.


(2) Uri Klein, Who would dare remake ‘Lolita’ in the age of metoo?,  Haaretz, April 16, 2018.

1 commentaire:

  1. Cher Victor, je ne te savais pas, aussi, critique dans la littérature érotique! Bravo. Je vais sans tarder lire ce livre et regarder le film, avec Jacqueline, cela va de soi! Je te ferai part de mon avis en temps utile. Amitiés André

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