jeudi 23 juin 2022

Langue et raison

Pierre Pestieau

Je me suis parfois demandé si la langue que j’utilisais dans mon travail d’économiste avait joué un rôle dans la manière dont je pensais et formulais les problèmes. Je viens de trouver la réponse à cette question en lisant Sibony (1) et sa théorie du biais cognitif.

Quand j’étais plus jeune, avant d’épouser ce que les Américains appellent la dismal science (la science déprimante), je me suis passionné tout un temps pour l’humanisme de Saint Exupéry que résume parfaitement cette citation de Pilote de guerre (1942): « La grandeur de ma civilisation, c'est que cent mineurs s'y doivent de risquer leur vie pour le sauvetage d'un seul mineur enseveli. Ils sauvent l'Homme. »  C’est cet type d’humanisme que l’on retrouve aussi chez Spielberg et son « Il faut sauver le soldat Ryan. »

Ce type de comportement est contraire à la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham qui prescrit d'agir de manière à maximiser le bien-être collectif, entendu comme la somme des bien-être individuels. Ce qui peut être résumé par la maxime « le plus grand bonheur du plus grand nombre ». Si l’on suit Bentham, il est clair que la vie d’un homme ne vaut pas de risquer celle d’une centaine d’autres. Dans mes travaux d’économiste, je suis souvent généralement utilitariste, ce qui a même conduit certains à me traiter de stalinien. 

Pourquoi ce changement ? Si j’en crois Sibony qui s’appuie sur un article saisissant (2) cela pourrait s’expliquer par le fait qu’en parlant une langue étrangère, l’anglais en l’occurrence, on parle moins bien, mais on pense mieux. Il semblerait qu’utiliser une autre langue que la sienne semble atténuer certains biais cognitifs et affecter nos choix éthiques.  

Le célèbre dilemme du tramway (trolley problem) permet de le vérifier. On soumet un échantillon d’individus à la situation suivante : ils conduisent un tramway fou qui va écraser cinq personnes, et doivent décider s’ils sacrifieraient un homme obèse en le poussant du haut d’un pont pour arrêter le tramway. Cela illustre le conflit entre une logique utilitariste (je sacrifie une vie pour en sauver cinq) et une morale déontologique (je refuse de tuer l’homme obèse, parce que c’est mal).  Il semblerait que la langue dans laquelle le problème est formulé change la manière dont on réagit devant ce choix cornélien.  Quand la question est posée dans une langue étrangère, il y aurait davantage d’individus choisissant de pousser l’homme obèse sous les roues du tramway. Dans une langue étrangère, l’individu résiste à la réponse intuitive et rapide qui s’indigne de ce geste criminel, et opte pour le calcul froid des coûts et des bénéfices de son action. Le  « ralentissement » induit par l’effort mental de traduction pousse vers cette solution. 


(1). Sibony, Olivier (2019), Vous allez commettre une terrible erreur ! Combattre les biais cognitifs pour prendre de meilleures décisions, Flammarion, Paris.
(2). Boaz Keysar, Sayuri L. Hayakawa, and Sun Gyu An.(2012), The Foreign-Language Effect: Thinking in a Foreign Tongue Reduces Decision Biases, The University of Chicago. Psychological Science. 23(6) 661-668.


2 commentaires:

  1. Merci pour ce billet très intéressant sur le rôle de la langue dans nos comportements.

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  2. Intéressant, ce court article de Pierre Pestieau, intitulé « Langue et raison ». Mais il soulève plus de problèmes qu’il n’en résout.
    Mon commentaire étant trop long, je n'en publie que la fin.
    En tant que fondements de l’éthique, il y a certes une différence de niveau entre les principes et les résultats. Les principes sont d’un niveau général. Une fois dûment critiqués, ils peuvent être de meilleurs guides que les résultats qui, dépendant d’une foule de facteurs aléatoires, sont d’un niveau particulier. Mais les résultats dérivent de l’action. Ils en représentent la visée immédiate. S’ils sont mauvais, s’ils sont décevants, ils obligent à en contrôler l’application, et ce contrôle peut aller jusqu’à remettre en cause la valeur des principes.
    L’utilitarisme est une réflexion, qui porte, anticipativement, sur les résultats prévisibles d’une action. C’est aussi un principe, qui considère l’intérêt général comme supérieur à l’intérêt particulier. Ces deux aspects peuvent être en contradiction l’un avec l’autre : l’utilitarisme des sophistes grecs (tel qu’il nous est décrit par Platon) est proche de l’opportunisme ; à l’inverse, celui de John Stuart Mill montre que, d’une façon générale, l’altruisme est plus efficace que l’égoïsme. Il le montre par des raisonnements économiques, sans référence aux principes abstraits.
    La langue, maintenant : que vient-elle faire dans l’histoire ? Je n’ai pas lu l’article d’Olivier Sibony sur les biais cognitifs liés à la langue, mais j’en admets volontiers le principe. En même temps, je me méfie de la conclusion que Pierre Pestieau en tire :
    S’agit-il seulement d’un ralentissement cognitif, permettant à celui qui use d’une langue étrangère de porter un jugement plus rationnel ? Je vois là un biais d’un autre type : le ralentissement dû à l’usage d’une langue étrangère porte sur l’incertitude des mots et de la syntaxe plus qu’elle ne permet un raisonnement cartésien. D’autre part, Sibony (et Pestieau) font une pétition de principe, en supposant qu’un raisonnement cartésien s’éloignerait automatiquement de la « réaction intuitive » (qui est, en fait, liée au principe abstrait). Je suppose que le test a été fait, et, dans ce cas, je n’en conteste pas la validité mais l’interprétation qui en est faite. Je crois davantage à l’existence d’un autre type de biais linguistique : une langue véhicule autre chose que des significations interchangeables. Elle véhicule des concepts et des habitudes de pensée. Elle est une philosophie en marche. Quand on l’utilise, on se sert tant soit peu de cette philosophie, sans même s’en rendre compte.
    Dan Schurmans

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