jeudi 23 mars 2023

Mobilité sociale et populisme

Pierre Pestieau

Les mouvements populistes qui sont apparus durant ces dernières années dans de nombreux pays se sont traduits par des manifestations telles que celles de gilets jaunes. Ils ont des causes multiples. Il y a d’abord le sentiment de déclassement et de destitution, la défiance à l’égard des élites et le rejet des institutions et de l’autorité publiques et l’absence de perspectives d’avenir. Il y a aussi la colère contre la disparité des richesses et les pertes d’emplois valorisants. Quelles qu’en soient les causes, il est frappant de voir ces mouvements apparaître dans des sociétés où une part importante, plus de 30%, de la richesse nationale est consacrée à la protection sociale.

Il semblerait que cette générosité de l’État providence se soit focalisée sur la lutte contre la pauvreté et les inégalités sociales mais pas assez sur le fonctionnement de l’ascenseur social, dont l’OECD (1) nous dit qu’il est en panne. A propos de la France, Luc Rouban écrit : « la majorité de Français estiment qu’il y a au sommet de l’ordre social des personnes qui ne le méritent pas vraiment. (Ils) sont convaincus que l’héritage d’un patrimoine joue un rôle trop important dans la réussite sociale. Ils considèrent donc que la méritocratie ne fonctionne pas (2) ». A la suite de l’élection présidentielle de 2017, il est apparu que le vote populiste, en faveur de Marine Le Pen, et dans une moindre mesure de Jean-Luc Mélenchon, se retrouvait parmi ceux qui avaient perdu espoir dans leur avenir et dans celui de leurs enfants, et ce, quel que soit leur niveau de revenu. (3)

Dans une étude récente (4), nous avons testé l’hypothèse selon laquelle l’absence de mobilité sociale pouvait expliquer l’émergence de mouvements populistes. Dans cette étude, nous avons mis l’accent sur les attitudes populistes plus que sur les votes. Ces attitudes portent sur trois thématiques : le rejet de l’immigration, un penchant pour la loi et l’ordre et la défiance dans les institutions. Comme facteur explicatif clef nous avons adopté un indicateur de mobilité intergénérationnelle ascendante, à savoir la mesure dans laquelle un individu fait mieux que ses parents. Nous disposions de données couvrant 25 pays européens et la mobilité était exprimée en termes de niveaux d’études et non pas en termes d’occupation ou de revenu, pour des raisons de disponibilité des données. Outre la mobilité, nous avons utilisé plusieurs autres variables explicatives comme l’éducation des parents, la localisation ville-campagne, le niveau de vie et naturellement le pays.

Il apparaît clairement que les attitudes populistes sont étroitement associées à la mobilité. Plus précisément les trois indicateurs de populisme utilisés sont d’autant plus élevés qu’il n’y pas de mobilité ascendante.


On pourrait légitimement s’interroger sur la raison pour laquelle nos États providence semblent avoir négligé de relancer l’ascenseur social et se sont focalisés sur la lutte contre les inégalités sociales et la pauvreté. Une explication est que nos gouvernants intérioriseraient l’idée véhiculée par la courbe de Gatsby, qui montre que, d'un pays à l'autre, il y a une relation positive entre le niveau des inégalités de revenu dans une génération et le degré de transmission intergénérationnelle. Les évolutions récentes de ces deux variables, à savoir les inégalités et la mobilité, semblent indiquer que la courbe de Gatsby n’est pas une loi robuste.

Si la mobilité sociale est en effet en déclin et que cela conduit à une montée des attitudes et des votes populistes, on peut espérer que nos États providence prennent la mesure du problème et agissent de manière à redémarrer l’ascenseur social. Comment ? D’après de nombreux auteurs (5), cette panne de l’ascenseur social se manifesterait à deux niveaux, celui de l’éducation et celui du marché du travail. Nos systèmes éducatifs, particulièrement en France et en Belgique, sont extrêmement polarisés dans la mesure où la qualité des écoles croit avec le revenu des parents. En d’autres termes, l’école n’est plus un vecteur d’égalité des chances. (6) De surcroit, même si un enfant de milieu défavorisé réussit à franchir l’obstacle de l’école, il se trouve confronté à un marché du travail où le capital social (7) joue un rôle prépondérant. L’accès à certaines professions dépend de ce facteur en étant fermées à ceux qui ne disposent pas des bons réseaux. Les promotions sont souvent liées aux relations sociales de l’individu qui elles-mêmes viennent de la famille. Ce sont ces réseaux qui assurent la reproduction sociale, ce phénomène sociologique dans lequel les individus restent à une même position sociale d'une génération à l'autre.

On le constate, les racines du mal sont profondes et complexes. Il est bien plus facile de lutter contre les inégalités que contre la reproduction sociale. En dépit de réformes successives, nos gouvernements n’ont pas été capables de réorganiser efficacement le système éducatif pour le rendre plus égalitaire. Ils n’ont pas non plus réussi à modifier le marché du travail où les blocages sont nombreux. Ici aussi en dépit de reformes multiples et variées, les discriminations persistent qu’elles concernent les hommes et les femmes ou les étrangers et nationaux. Certaines professions sont des chasses gardées auxquelles n’ont accès que ceux qui ont le bon pedigree. Ils bénéficient de ce fait de rentes injustifiées et inefficaces.

En conclusion, pour relancer l’ascenseur social et rendre ainsi de l’espoir à de nombreux individus aujourd’hui marginalisés, il importe de reformer radicalement notre système éducatif et notre marché du travail.


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(1). OECD (2017), A Broken Social Elevator? How to Promote Social Mobility,
OECD publishing, Paris OECD (2018),
(2).  https://www.nouvelobs.com/social/20230126.OBS68777/luc-rouban-la-mobilisation-sur-les-retraites-manifeste-une-defiance-a-l-egard-de-la-hierarchie-sociale.html
(3). Algan, Yann, Elizabeth Beasley et Claudia Senik (2018), Les Français, le Bonheur et l’Argent, Opuscule du
Cepremap, #46
(4). Perelman Sergio et Pierre Pestieau (2023), Social mobility and populism, ronéo.
(5). Markovits, Daniel (2019), The Meritocracy Trap: How America’s Foundational Myth Feeds Inequality, Dismantles the Middle Class, and Devours the Elite, Penguins, 2019; Sandel, Michael (2019) The Tyranny of Merit, Can we find the common good? MacMillan.
(6). Arenas Jal, Andreu and Jean Hindricks (2021), Intergenerational mobility and unequal school opportunity Economic Journal, Vol. 131, no. 635, p. 1027–1050.
(7). Bourdieu, Pierre (1980), Le capital social: notes provisoires, Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 31.

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