mercredi 7 novembre 2018

Une parabole économique (mais morale) de B. Traven

Compilée et raccourcie par Victor Ginsburgh

B. Traven est le probable nom de plume d’un écrivain allemand dont le nom réel, la nationalité et les dates de naissance et de mort (1882, Pologne -1969, Mexique) sont sujettes à caution. Il est l’auteur de l’ouvrage Le trésor de la Sierra Madre. Le film célèbre qui porte le même titre, dirigé par John Huston et dans lequel le rôle important était tenu par Humphrey Bogart, a obtenu trois Oscars en 1948 : celui du meilleur directeur, du meilleur scénario adapté d’un roman, et du meilleur second rôle masculin tenu par … le père de John Huston.
Le texte que j’ai malheureusement été obligé de raccourcir dans ce blog s’intitule Le gros capitaliste. Le tout petit ouvrage qui porte le même titre a été publié en 2018 aux Editions Libertalia. Dépêchez-vous de l’acheter il ne coûte que 3 euros et contient aussi une lettre adressée en 1938 par l’auteur aux antifascistes espagnols, qui se termine par « Voilà ce que je voulais vous dire, camarades espagnols, en vous remerciant de vos égards. Salud ! ». Il y avait encore à l’époque des femmes et des hommes généreux. Hélas, ce que Traven souhaitait aux antifascistes ne s’est réalisé qu’en 1975, et encore…

Dans un village indien du Mexique apparut un beau jour un Américain soucieux d’étudier le pays et les gens. Il se retrouva devant la hutte d’un petit paysan indien qui profitait du temps libre que lui laissait la culture de son champ pour augmenter son modeste revenu en tressant des petits paniers. Chaque fois qu’il avait confectionné une vingtaine de ces petits chefs-d’œuvre, il se levait à deux heures du matin pour se rendre à la ville où il les vendait au marché à cinquante centavos, et parfois à beaucoup moins, parce qu’ils étaient peu appréciés par la population locale.


Même si l’Américain moyen est inapte à évaluer l’incomparable beauté de tels ouvrages, il ne manque pas de s’apercevoir qu’il s’agit d’art populaire et qu’il n’existe pas chez eux. Accroupi sur le sol devant sa hutte l’Indien tressait. L’Américain lui demanda « Combien coûte un panier ? », « cinquante centavos, seor » répondit l’Indien. « Bon j’en achète un, je connais quelqu’un à qui ça fera plaisir ». Il s’était attendu à ce que le panier coûtât deux cents centavos, pensa aussitôt aux affaires et dit « Si maintenant je vous en achetais dix, à combien me les feriez-vous pièce ? », « quarante-cinq centavos ». « Muy bien, et si j’en achetais cent ? », « quarante centavos ».

L’Américain acheta les quatorze paniers disponibles, retourna à New York, se rendit chez un confiseur, et lui montra les paniers qu’il pourrait utiliser pour présenter ses chocolats de luxe. Le confiseur se concerta avec ses associés et lui dit : « Je vous en offre deux dollars et demi pièce, fret et douane rendu New York à condition que vous m’en livriez dix mille ».

Le voyageur se rendit compte qu’il venait de gagner près de 25.000 dollars, et se paya un voyage pour revoir l’Indien mexicain : « Je vous amène une fameuse affaire » dit-il. « Pensez-vous pouvoir fabriquer dix mille de ces petits paniers ? ». Bien sûr mais il me faudra du temps évidemment ». « Vous m’aviez parlé de quarante centavos si je vous en commandais cent ». « Oui, c’est bien ce que j’ai dit et cela reste valable », confirma l’Indien. « Et si je vous en commandais mille ? ». « Vous ne me l’avez pas demandé, seor ». « C’est vrai, mais combien demanderiez-vous si j’en commande mille ou dix mille ? ». « Revenez demain, il faut que je réfléchisse à tête reposée ».

L’Américain revint le lendemain et l’Indien lui dit « Cela m’a coûté beaucoup de peine pour être sûr de ne pas vous tromper. Si j’en avais mille à faire, cela vous coûterait deux cents centavos par panier et pour dix mille, ce serait quatre cents ».

Le client était persuadé d’avoir mal entendu. Pour conjurer l’erreur, il demanda « Deux cents pièce pour mille et quatre cents pour dix mille, vous m’aviez dit que si j’en achetais cent, ce serait quarante centavos pièce ». L’Indien répondit calmement, il n’y avait en effet pas de raison de se disputer : « Oui, c’est la vérité. Vous allez vous-même comprendre que mille demandent beaucoup plus de temps que cent, et dix mille encore bien plus que mille. Pour mille paniers, j’aurai besoin de beaucoup plus de sisal, il me faudra chercher beaucoup plus longtemps pour trouver les teintures et les faire en décoction. Et puis, si je dois faire tant de paniers, qu’adviendra-t-il de mon champ, de mes bêtes. Il me faudra demander l’aide de mes fils, de mes frères, de mes neveux et de mes oncles. Que deviendront alors leurs champs et leurs bêtes ? Je vous assure que j’ai pensé à vous être le plus agréable et le meilleur marché possible. Mais là, c’est mon dernier mot, ultima palabra, deux cents centavos pièce les mille et quatre cents pièce les dix mille ».

L’Américain discuta et marchanda la moitié du jour. Il se servit d’un épais bloc-notes qu’il couvrit de chiffres pour prouver à l’Indien combien il serait en mesure d’accroître sa fortune. L’Indien observait les chiffres avec admiration, mais au fond, cela ne l’impressionnait guère, car il ne savait lire ni chiffres, ni lettres, mais retira de la subtile conférence qu’un homme est capable de parler pendant des heures pour ne rien dire.

Lorsque l’Américain crut avoir convaincu l’Indien de son erreur de calcul, il lui tapa sur l’épaule et demanda : « Alors, mon cher ami, quel prix me faites-vous ? ». « Deux cents pièce pour mille et quatre cents pour dix mille ».

L’Indien s’accroupit de nouveau avant d’ajouter : « Il faut maintenant que je me remette au travail, excusez-moi, seor ».

L’Américain s’en retourna à New York furieux, et tout ce qu’il put dire au négociant en chocolat pour se libérer de son contrat fut :

« On ne peut pas traiter d’affaire avec les Mexicains, il n’y a rien à tirer de ces gens-là ». 


Et c’est ainsi qu’il fut possible que ces merveilleux petits paniers qu’un paysan indien avait, avec une habileté sans pareille, tissé du chant des oiseaux qui l’entouraient et des somptueuses couleurs des fleurs qu’il contemplait chaque jour dans la brousse, ne finissent pas déchirés et chiffonnés dans les poubelles de Park Avenue, après avoir perdu toute valeur une fois croqués les chocolats.

3 commentaires:

  1. très belle parabolle. Merci beaucoup Victor pour ce partage

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  2. Cher Victor,je suis fort heureux de te retrouver dans cette merveilleuse fable qu'on peut à bon droit considérer faisant partie de la réalité et non de la fiction. Vu son caractère didactique, on pourrait l'intituler : "Leçon d'économie donnée en vain à un affairiste"...

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  3. Cher Victor,je suis fort heureux de te retrouver dans cette merveilleuse fable qu'on peut à bon droit considérer faisant partie de la réalité et non de la fiction. Vu son caractère didactique, on pourrait l'intituler : "Leçon d'économie donnée en vain à un affairiste"... Amitiés, Claude Nemry

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